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B L’analyse processuelle des changements de politiques publiques

2) L’entrée par les idées : les approches cognitives

Les approches cognitives rassemblent des travaux qui insistent sur le poids des connaissances, des représentations et des systèmes de croyances dans les processus de changement de politiques publiques. On distingue classiquement les travaux de l’école

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Nous avons fait le choix ici de distinguer cinq approches différentes mais nous verrons, au fil de l’argument, que les frontières entre ces entrées pour l’analyse du changement de politiques publiques sont poreuses. En effet, l’approche instrumentale développée par P. Lascoumes et P. Le Galès (2004, p. 14) est historiquement proche de l’entrée par les idées, mais elle pourrait peut-être également relever d’une entrée par les institutions, puisque les instruments sont un type d’institution sociale. De même, nous n’avons pas distingué les approches discursives que nous avons préféré détailler avec les approches cognitives, alors que certains auteurs, comme V.A. Schmidt (à paraître), souhaiteraient qu’elles soient reconnues comme un quatrième courant des néo-institutionnalismes.

grenobloise avec la notion de référentiel (Jobert et Muller, 1987 ; Jobert, 1994 ; Muller, 1984 ; Faure et al., 1995), et les apports des écoles américaines sur les paradigmes (Hall, 1993) mais aussi ceux de P. Sabatier et H.C. Jenkins sur les systèmes de croyances (Sabatier et Jenkins-Smith, 1993 ; Sabatier et Schlager, 2000).

a) La notion de référentiel

La notion de référentiel a été conceptualisée par B. Jobert et P. Muller (1987) à partir d’une analyse centrée sur l’État. Elle invite à étudier les politiques publiques comme des processus à travers lesquels sont construites les représentations qu’une société se donne pour comprendre et agir sur le réel tel qu’il est perçu. Une politique publique consiste d’abord à élaborer une image de la réalité sur laquelle on veut intervenir. P. Muller (1990) qualifie cette vision du monde de « référentiel ». Le référentiel d’une politique (Muller, 2000 ; Jobert, 1994, 2004) satisfait à un ensemble de prescriptions qui donnent du sens à un programme politique en définissant des critères de choix et des modes de désignation des objectifs. La construction d’un référentiel est un processus cognitif permettant d’appréhender le réel en limitant sa complexité et un processus prescriptif permettant d’agir sur le réel. Classiquement, trois dimensions sont mobilisées pour définir un référentiel : la dimension cognitive (production des connaissances), la dimension normative (ensemble de règles et de prescriptions plus ou moins contraignantes) et la dimension symbolique (les images porteuses et mobilisatrices, qui facilitent la domination d’un référentiel sur les autres).

P. Muller distingue la notion de référentiel global (ensemble de valeurs fondamentales qui constituent les croyances de base d’une société, ainsi que les normes qui permettent de choisir entre des conduites) et sectoriel (c’est une représentation du secteur, de la discipline ou de la profession, dans notre cas, par exemple, le développement rural). Le référentiel global est une représentation à laquelle se rattachent et se hiérarchisent les représentations sectorielles. Pour un secteur donné, il existe toujours plusieurs conceptions de la nature et du rôle du secteur. Une d’entre elles devient généralement dominante parce qu’elle est conforme à la hiérarchie entre les normes du référentiel global.

Plus que l’articulation entre référentiel global et sectoriel, c’est le processus de mise en place d’un nouveau référentiel par le fonctionnement différencié de plusieurs instances ou forums, mis en lumière par B. Jobert (1994), qui nous semble fécond pour cette recherche. L’auteur montre par exemple que le forum scientifique et le forum politique rendent compte

des problèmes, puis le forum des communautés politiques propose les modalités d’action. Chaque forum a une temporalité, des règles d’action et des acteurs propres. Ainsi chacun travaille-t-il sur le référentiel de façon différente avec des objectifs distincts. Le changement passe par des ajustements successifs dus aux échanges entre les forums.

b) Les approches anglo-saxonnes

Avec une entrée plus théorique qu’empirique, P.A. Hall (1993) propose de faire une analogie entre les changements observés dans les politiques publiques et les changements de paradigme114 dans le développement scientifique. Il définit alors la notion de paradigme de politiques publiques comme un « cadre d’idées et de standards qui spécifie non seulement les

objectifs de la politique et le type d’instruments qui peut être utilisé pour les atteindre, mais également la nature même des problèmes qu’ils [les décideurs] sont supposés traiter »

(p. 279).

P.A. Sabatier (Sabatier et Jenkins-Smith, 1993 ; Sabatier, 1999) développe son cadre d’analyse de l’« advocacy coalition framework » (ACF) à partir de données empiriques115. Il considère l’existence de « sous-systèmes » politiques116, proches de la notion de forum, qui regroupent différents acteurs, appartenant à différents niveaux, concernés par le thème et cherchant à influer sur la décision publique. L’auteur identifie trois catégories dans les systèmes de croyance des élites politiques : (1) le « noyau dur » (deep (normative) core) ou les axiomes fondamentaux (ontologiques et normatifs), (2) le « noyau mou » (near (policy)

core) constitué des stratégies et positions politiques pour atteindre le noyau dur et (3) des

« aspects secondaires » comprenant une multitude de décisions instrumentales et d’informations nécessaires pour mettre en œuvre le cœur de la politique. Il classe ensuite ces trois catégories selon un ordre décroissant de résistance au changement. Tout comme pour la notion de référentiel, le modèle « système de croyances » porté par une coalition reste théorique, empiriquement les membres d’une coalition ne partageant pas tous de façon univoque le même système de croyances.

114 Au sens de T.S. Kuhn.

115 Notamment les comptes-rendus des débats du Congrès américain qui ont été analysés sur une longue

période de plusieurs décennies. Le premier ouvrage de 1993 jette les bases du modèle d’analyse ; celui de 1999 illustre l’utilisation du modèle sur plusieurs terrains.

116 Par rapport à la notion classique d’Iron triangle qui symbolisait les trois acteurs clés de la décision

publique aux USA, les administrations publiques, les parlementaires et les groupes d’intérêt (voir ci-dessous), le sous-système politique est ouvert à d’autres acteurs (chercheurs, journalistes, analystes politiques).

L’ACF semble particulièrement intéressant pour cette recherche parce qu’il propose d’analyser les processus de changement de politiques publiques à travers le temps long (au moins un dizaine d’années) et l’apprentissage entre coalitions de cause qui véhiculent différents systèmes de croyances. Jusqu’à une période récente, l’ACF affirmait qu’un changement profond de politique publique à l’intérieur d’un sous-système n’apparaissait que si des perturbations importantes venaient d’autres sous-systèmes ou si les conditions socio- économiques du sous-système dans son ensemble changeaient les ressources ou les croyances fondamentales des acteurs principaux (P.A. Sabatier dans Boussaguet et al., 2004, p. 47). Plus récemment, les chercheurs ayant mobilisé l’ACF ne soumettent plus le changement à des perturbations majeures. Ce type de changement, plus incrémental que radical, concerne des coalitions en conflit depuis de nombreuses années mais qui parviennent à se mettre d’accord sur une politique publique, et ce sans modification des conditions externes au sous-système politique considéré. Le changement repose alors sur des apprentissages entre les coalitions.

Empiriquement, la place des discours des acteurs est centrale dans ces approches117 et ils font l’objet d’une analyse rigoureuse. Les discours n’y sont pas réduits à des justifications postérieures à l’action ou à un écran rhétorique qui masquerait des conflits d’intérêts. Ils sont considérés comme des « signes » pertinents du contenu des politiques publiques. Enfin, ces approches sont basées sur un postulat commun que nous partageons dans cette recherche : tout changement significatif de politiques publiques est combiné à une transformation d’éléments cognitifs et normatifs d’une politique publique, d’un problème ou d’un secteur. Cette transformation est visible dans le discours des acteurs. Dans ce sens, P. Lascoumes (1996) propose une alternative aux écueils d’une analyse trop centrée sur les « idées » comme source de changement, en les considérant comme la variable à expliquer via le processus de traduction.

c) Le concept de traduction et son adaptation à l’analyse des politiques publiques

Notion développée par M. Callon en 1986118, la traduction se propose d’analyser les phénomènes de construction de nouvelles significations et les réseaux d’acteurs spécifiques qui permettent la production d’accords sur le sens des actions. L’intérêt de ce concept est sa

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En 2004, dans un article pour la revue Pôle Sud, B. Jobert revoit d’ailleurs sa notion de forum et préfère parler de « coalition discursive ».

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capacité à rendre compte d’un processus plutôt que d’un résultat. La question n’est pas de savoir quelle est la nouvelle catégorie cognitive créée mais quelle est la dynamique qui en est à l’origine, à partir de quels éléments et de quels acteurs. Le concept met donc l’accent sur les interactions. Appliquée à la science politique, la traduction renvoie aux activités cognitives et discursives, à leurs transformations, à leurs emprunts et aux réinterprétations qu’elles produisent. Le concept met également l’accent sur les dimensions matérielles (les documents écrits, les statistiques, les diagnostics, etc.) et sur les interactions concrètes d’échanges entre acteurs d’une situation donnée.

En s’intéressant aux activités de production de sens dans les politiques publiques, P. Lascoumes centre son analyse sur les discours. De plus, il fait le choix d’une posture moins normative que celle proposée par P. Muller et B. Jobert (Lascoumes, 1996, p. 336) et il n’interroge pas seulement la production de sens au moment de la décision. Il s’intéresse également aux aspects cognitifs des politiques publiques pendant leur mise en œuvre, alors que ces phases étaient moins étudiées dans les approches du référentiel.

Dans son livre sur la gouvernabilité, P. Lascoumes (1996) propose une adaptation du modèle de la traduction qu’il nomme « transcodage ». Ce modèle s’attache à resituer les

« activités cognitives et les processus de mobilisation et de négociation sur lesquels reposent l’action publique et ses renouvellements » (p. 327). Il se décompose en cinq étapes : 1) la

qualification en problème politique (« la problématisation » dans la terminologie de M. Callon) ; 2) l’agrégation de positions diffuses, qui correspond à l’ajustement de l’identité des différents acteurs par rapport au problème politique, cette étape permettant de sceller des alliances (l’« intéressement ») ; 3) le recyclage des pratiques établies (ce que P. Lascoumes appelle le « déjà-là des politiques publiques ») ; 4) la communication interne et externe de cette production (l’« enrôlement » et la « mobilisation » de M. Callon) ; 5) l’élaboration d’un cadre d’évaluation. En bref, le transcodage est un « ensemble d'opérations, où s'articulent

énonciation des problèmes, diffusion de nouvelles catégories normatives et transformation des réseaux préexistants dans lesquels circulent ces énoncés et ces catégories » (Le Bourhis,

2004). Ce modèle s’est avéré opératoire dans l’analyse des politiques publiques pour mettre en lumière les processus de changement dans les formes d’action collective organisée et impliquant l’État. Il rend compte de l’existence de réseaux d’interactions spécifiques mais aussi de l’importance des intermédiaires, assurant la mise en relation des acteurs et la production de significations communes. Comme le souligne P. Lascoumes, l’intérêt de ce modèle est de proposer :

« un cadre compréhensif pour l’action publique qui associe trois traits originaux la distinguant des politiques publiques classiques : l’action publique n’est plus centrée sur un État supposé homogène, mais mobilise des acteurs très hétérogènes dans leurs moyens et dans leurs niveaux d’action. Elle s’attache à des enjeux pluridimensionnels et mouvants. Enfin, elle combine des registres d’action publique très diversifiés. Dans un tel contexte de mobilité et de pluralisme, les activités désignées par la « traduction » tiennent un rôle essentiel pour la configuration et le traitement des enjeux publics » (dans Boussaguet et al., 2004,

p. 493-496).

Cette approche n’est pas très éloignée de certains auteurs anglo-saxons ayant travaillé sur les approches discursives, les policy narratives (Roe, 1994 ; Radaelli, 2000, 2003 ; Schmidt et Radaelli, 2004). Dans ces approches issues de résultats de recherche en linguistique, les auteurs considèrent les discours comme des éléments constitutifs des processus politiques. Le langage et les discours ne sont pas réduits à des ressources, des moyens au service des acteurs qui les utilisent, ce sont également des éléments du contexte cognitif (Radaelli dans Boussaguet et al., 2004, p. 370) qui participent à la construction de sens et au changement de politiques publiques :

« The argumentative approach focuses on the level of the discursive interaction and argues that discursive interaction (i.e. language in use) can create new meanings and new identities, i.e. it may alter cognitions patterns and create new cognitions and positioning. Hence discourse fulfils a key role in process of political change. » (Hajer,

1995, p. 59).

Le modèle du transcodage a été utilisé pour l’analyse de différentes politiques, dans le domaine des politiques sociales (Collovald et Gaïti, 1991) et de l’environnement (Charvolin, 2003). Dans le domaine des politiques agricoles pour l’étude du changement de référentiel de la PAC, E. Fouilleux (2003) combine et adapte les concepts de traduction et de forum119 pour analyser le processus de circulation et d’institutionnalisation des idées, notamment entre différents niveaux de politiques publiques.

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