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B Dispositif de recherche

4) Détour par le chercheur : construction de la distanciation à l’objet de recherche

« Toutes nos descriptions de relations ou de processus sont des théories qui s’ignorent, des “quasi-modèles” ; mais une fois formalisées, on peut justement les qualifier de modèles. Tout géographe, du moment qu’il décrit un lieu, devient nécessairement sélectif, car il n’est pas possible d’avoir tout observé. De plus et surtout, au moment même de faire une sélection, il développe, consciemment ou non, une hypothèse ou une théorie, au sujet de ce qui a une certaine signification, l’homme étant l’inévitable mesure de toute signification. C’est pourquoi il sera toujours préférable, ne serait-ce que par humilité et honnêteté scientifique, de mesurer cette signification dans les faits observés. » (Racine, 1969, p. 141). Comme le souligne J.-B. Racine dans cette citation, le chercheur en sciences sociales entretient une relation spécifique avec son objet de recherche. Notre posture a beaucoup évolué depuis notre arrivée en Nouvelle-Calédonie en 2005. Comme de nombreux chercheurs162, notamment ceux se revendiquant de la « géographie impliquée »163, il nous semble important de discuter cette relation spécifique et de préciser son influence sur les conditions particulières de production de notre recherche.

Comme cela a été précisé dans l’introduction, l’intérêt pour cette question de recherche provient de notre première expérience professionnelle au sein de l’IAC. Depuis que nous travaillons sur l’instrument OGAF, nous pouvons distinguer trois phases différentes qui ont chacune nécessité une distanciation croissante : le suivi-évaluation participatif et les enquêtes auprès des ménages ; l’animation d’un groupe de discussion et la réalisation de l’évaluation quantitative OGAF Côte Est ; la recherche sur le terrain pour la thèse, avec la poursuite de l’animation du groupe de discussion.

Les deux premières phases ont permis de tisser des liens avec de nombreux acteurs des politiques de développement en province Nord. Comme nous l’avons signalé dans le paragraphe concernant la constitution de l’échantillon, ces liens ont facilité la prise de certains rendez-vous notamment avec les élus provinciaux. Ils nous ont également ouvert les portes de certaines réunions, telles que les commissions OGAF de Canala, alors que l’IAC n’était pas invité initialement. Même après notre retour en France pour la rédaction de la thèse, nous sommes restée régulièrement en contact avec plusieurs des acteurs, en particulier certains

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Sur la Nouvelle-Calédonie, P.-Y. Le Meur (soumis) explique son positionnement particulier d’expert et d’anthropologue en appui à l’ADRAF. En science politique, G. Brun (2006) revient sur l’effet de son positionnement d’ingénieur GREF pour l’étude des Contrats territoriaux d’exploitation.

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Voir notamment la première partie du livre de R. Sechet et V. Veschambre (2006), Penser et faire de

la géographie sociale. Contribution à une épistémologie de la géographie sociale, sur les conséquences

méthodologiques de la pratique de la géographie sociale. Voir également R. Hérin (1999), qui montre que les géographes sont de plus en plus enclins à indiquer leurs origines sociales et culturelles, à expliciter leur relation à l’objet de recherche et son processus de construction de manière réflexive.

responsables dans la mise en œuvre de la politique publique étudiée, afin d’échanger des informations et avis à son propos.

Cette implication personnelle dans la politique publique que nous souhaitons étudier génère des difficultés épistémologiques. Nous ne pouvons pas prétendre à une position de parfaite extériorité. Pour atteindre à une certaine impartialité dans son analyse, le chercheur en sciences sociales doit opérer un réel détachement vis-à-vis de l’objet qu’il étudie. Il est censé ne manifester aucun autre intérêt qu’un intérêt épistémologique et cognitif, au risque d’influer sur le déroulement de sa recherche. Or, le chercheur s’intéresse aux comportements d’acteurs dotés d’une subjectivité qui doit représenter une des dimensions de l’analyse, et non pas à des entités sans conscience ni intentionnalité. Le chercheur est alors partagé entre le besoin d’avoir une analyse qui repose sur des règles et méthodes objectives établies à l’avance selon le corpus de sa discipline et la nécessité de s’investir de manière subjective dans le sens commun des acteurs pour en rendre compte. C’est pourquoi l’implication personnelle dans l’objet de recherche est à double tranchant. Elle rend plus difficile la prise de recul objective par rapport à celui-ci mais elle peut, a contrario, servir la perception de ses nuances et des conditions dans lesquelles agissent les acteurs. Il importe alors que le chercheur distingue sa posture scientifique, qui permet une interprétation rigoureuse des situations observées, et sa posture participante, qui permet le développement d’un lien étroit et personnel avec les acteurs de son objet pour mieux appréhender leur subjectivité.

Pour dépasser les difficultés intrinsèques aux relations créées entre le chercheur et les acteurs de l’objet étudié, nous avons opéré une dissociation entre le temps de l’acteur que nous avons été et le temps du chercheur que nous tentons de devenir. Cette dissociation s’est en particulier opérée entre notre temps de recherche sur le terrain (deux ans) et le temps de l’analyse distanciée, de la prise de recul, notamment lors de la phase de rédaction que nous avons réalisée loin du terrain, à Montpellier, en 2010 et 2011. La dissociation ne se décrète pas mais relève d’un processus long au cours de notre travail. C’est un équilibre que nous avons construit au fur et à mesure entre les enquêtes réalisées, l’ensemble des rapports à l’objet, la diversité des subjectivités que les entretiens ont mise en lumière et la phase de construction d’un cadre d’analyse théorique. Cela nous a permis de relativiser notre perception de l’objet et d’acquérir une distanciation croissante. Ce processus s’est traduit concrètement dans nos « outils » de chercheur. Nos journaux de terrain se sont progressivement enrichis de nos commentaires, réactions et analyses. De plus, au sein de l’IAC, les interactions avec les autres chercheurs sur nos sentiments, nos réactions et notre

implication par rapport à l’objet de recherche ont aidé à prendre et à faire preuve de distance devant certains acteurs pour que l’échange soit intéressant. Ces dialogues internes avec le journal de terrain et les discussions avec les autres chercheurs ont ainsi favorisé une certaine objectivation, même si elle n’a pas été bien sûr parfaite.

Avant de passer à la présentation des résultats de cette cherche, familiarisons-nous avec les deux territoires de projet qui vont être étudiés.

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