• Aucun résultat trouvé

A Dynamiques internes et recours à l’extérieur : la recherche des politiques de développement en pays kanak pendant les Régions

(1984-1986)

Lorsque nous avons commencé à décrypter la construction des politiques publiques au niveau provincial, la période des Régions (1985-1987) est apparue comme un moment fondateur. Trois raisons ont été avancées par les personnes enquêtées : le dynamisme de la réflexion sur la future société indépendante de « Kanaky » telle que perçue par les indépendantistes, l’expérience du pouvoir pour les leaders indépendantistes et l’expérimentation concrète de projets visant une « économie mixte » dans les tribus. À partir des travaux des anthropologues qui ont travaillé sur cette période (A. Bensa, C. Demmer, I. Leblic), la première section présente la réflexion sur les visions de la future société indépendante qui traversent la période des Régions ainsi que leurs implications dans les politiques de développement. À la construction de ces visions de l’indépendance et des enjeux de développement associés s’ajoutent de nombreuses expériences locales, censées justifier la crédibilité du modèle proposé. La seconde section montre que ces réflexions, ces expériences locales principalement menées au sein des tribus ont été complétées de contacts, de relations avec l’extérieur pour trouver les moyens financiers de mettre en œuvre le projet de société et le modèle de développement prôné, mais également les recettes, les solutions d'action publique que le nouveau pouvoir politique peut mettre en œuvre sur le territoire régional.

1)

Dynamiques internes multi-niveaux : projets politiques

et expériences collectives locales

Les Régions175 sont un cadre politique qui offre une redistribution des compétences territoriales plus équitable entre indépendantistes et loyalistes. La santé, l’enseignement du premier degré, la réforme foncière sont de la compétence des Régions. Ces dernières se voient également confier des moyens économiques sans précédent176 ; les indépendantistes, majoritaires dans trois des quatre Régions, ont pour la première fois l’occasion de contrôler

175 Ce découpage fait référence au découpage en quatre parties de la Nouvelle-Calédonie ; pour plus de

détails, voir le chapitre I.

176 Dans les budgets prévus au départ sont annoncés : 22 millions d’euros pour la région Nord, 10

l’économie et la réforme foncière. Initiée en 1979, cette dernière est au départ gérée par l’État via l’Office foncier. Jusqu’en 1984, les réattributions foncières aux Kanak sont encore peu nombreuses. Avec le transfert de l’Office foncier de l’État vers les Régions, les indépendantistes voient l’opportunité d’accélérer le processus de réattribution. Globalement, dans la perspective du référendum pour l’indépendance fin 1987, les Régions sont perçues comme une phase d’apprentissage et de préparation à l’indépendance, de par les compétences et les moyens financiers qui doivent être octroyés.

a) Projets politiques partisans indépendantistes : une convergence superficielle ?

Les visions de la future société indépendante portées par les acteurs pendant les Régions trouvent leur origine dans les années 1970, en référence à la reconnaissance de la culture kanak et la revendication foncière. Elles sont différentes selon le parti indépendantiste considéré (entre UC/UPM et PALIKA) mais elles reposent sur des éléments communs. Dans un premier temps, les références communes seront présentées (i), les divergences seront ensuite explicitées (ii). Leurs traductions en termes de politiques publiques de développement au niveau local seront enfin exposées (iii). Nous détaillerons un projet et deux organisations support de projets de développement situés sur les deux territoires OGAF qui seront étudiés dans le chapitre suivant.

Importance de la « spécificité » de la « culture kanak »

Nous l’avons vu dans le chapitre I, dans les années 1970, les discours des leaders indépendantistes kanak insistent sur la revalorisation de la culture kanak, en l’inscrivant dans un mouvement général de la reconnaissance du Melanesian way. L’UC et J.-M. Tjibaou organisent en septembre 1975, à Nouméa, le festival Melanesia 2000. Selon E. Wittersheim (2006), le festival porte en lui les deux éléments constitutifs d’un mouvement de reconnaissance culturelle : celui de la réaffirmation et de la réappropriation. Le festival n’avait pas vocation à recréer « la » culture kanak, mais à faire renaître un sentiment de fierté chez les Kanak colonisés. Pour cela, J.-M. Tjibaou utilise certaines références, toujours vivantes dans la réalité quotidienne des Kanak. Il instrumentalise d’ailleurs certains mythes,

comme celui de l’homme Kanaké177, qu’il présente comme l’ancêtre commun de l’ensemble des Kanak. Ce personnage n’apparaît en fait que dans un mythe, partagé par seulement deux des vingt-huit groupes linguistiques (ibid., p. 56). De même, il n’y a pas qu’un simple recours à la « coutume » et la culture kanak en écho à des traditions supposées « précoloniales ». J.-M. Tjibaou y associe des éléments venus de la colonisation puisqu’il fait référence au christianisme.

Cette rhétorique culturaliste est partagée par l’ensemble des partis indépendantistes. Comme I. Leblic (1993, p. 208) le souligne, le projet de constitution est à ce titre emblématique :

« Nous, peuple kanak, fier de notre passé et de nos ancêtres qui se sont élevés contre l’oppression et ont fait don de leur sang à la lutte pour la liberté, profondément attaché à nos traditions, constituant une communauté nationale, libre, unie et souveraine, fondée sur la solidarité des éléments d’origine différente qui la composent, affirmons également que le clan, élément organique de la société kanak, est le détenteur traditionnel de la terre selon les règles coutumières dans le respect des intérêts de la collectivité nationale ; constituons l’État kanak qui est une république démocratique, laïque et socialiste où la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par le vote. La Coutume concourt à l’expression de la souveraineté populaire ; proclamons notre adhésion à la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 et garantissons le respect des libertés individuelles et collectives, le droit de grève et les libertés syndicales. […] Les dispositions du présent préambule ont valeur constitutionnelle. » (document FLNKS,

17 janvier 1987, 16 p., cité par I. Leblic, 1993).

Cet extrait met la culture kanak au premier plan. Elle est perçue comme un patrimoine178. Elle se caractérise par les relations de solidarité qui unissent les différents membres de la société. C’est sur ces liens solidaires que le FLNKS propose de fonder la communauté nationale. La coutume, qui organise ces liens, est vue comme source de souveraineté. Dans ce texte, la problématique foncière transparaît également. Les discours indépendantistes se structurent autour des enjeux fonciers (Leblic, 1993 ; Demmer, 2010). Le clan est au cœur de la société kanak et c’est lui qui détient la terre d’abord en accord avec les règles coutumières, mais aussi avec les intérêts du niveau national. La formule est ambiguë mais elle traduit l’importance de la question foncière dans le projet de la future société

177

Tjibaou et Missotte, 1976.

178

Par patrimoine, nous entendons ici la définition de O. Lazzarotti : « Le patrimoine est un ensemble

d’attributs, de représentations et de pratiques fixé sur un objet non contemporain (chose, œuvre, idée, témoignage, bâtiment, site, paysage, pratique) dont est décrété collectivement l’importance présente intrinsèque (ce en quoi cet objet recèle des valeurs supports d’une mémoire collective), qui exige qu’on le conserve et le transmette » (O. Lazzarotti dans Lévy et Lussault, 2003, p. 692). Dans le cas présenté, c’est un ensemble de

ressources, principalement immatérielles, qui méritent d’être transmises du passé pour trouver une valeur dans le présent. Les ressources immatérielles que représentent la coutume et la culture kanak participeront à la construction de la souveraineté.

indépendante. Elle ne choisit pas entre une légitimité foncière détenue par le clan et une légitimité étatique. Le débat entre légitimités du clan ou d’un État kanak est au cœur des divergences entre les deux principaux partis indépendantistes et se traduit par deux représentations différentes de la future société kanak indépendante, comme l’a montré C. Demmer (2010).

La revendication foncière comme fondation du projet de la future société indépendante

Les deux partis partagent en apparence une rhétorique culturaliste, mais, comme le souligne C. Demmer (2010), les modalités de la restitution du foncier divergent. L’UC et le PALIKA valorisent la spécificité du mode de vie autochtone, dans la droite ligne de la revendication culturelle menée par J.-M. Tjibaou. Ce mode de vie repose sur une spécificité du lien à la terre, rappelée dans toutes les occasions et démontrée par les travaux des anthropologues ayant travaillé en Nouvelle-Calédonie179. Ce lien est visible dans l’histoire sociale et politique des Kanak, structurée autour de la circulation des tertres entre les clans (Bensa et Goromido, 2005). Le lien à la terre est alors considéré comme une « référence sociopolitique particulière » (Demmer, 2010), en partie bouleversé par le cantonnement et les déplacements de populations qu’il a entraînés180. Au titre de l’identité sociopolitique spoliée, l’UC et le PALIKA sont d’accord sur une revendication totale et sans condition du foncier volé, ainsi que sur le refus de la propriété privée (Leblic, 1993).

« La terre situe les clans et la recherche des chemins coutumiers redit la société kanak. Et militer pour l’indépendance, c’est en même temps situer les clans sur les terres et retrouver les liens entre les clans. Autrement dit, retrouver le pays, la patrie, c’est en même temps retrouver le tissu social qui fait le peuple de cette patrie […] le territoire clanique n’est pas à comprendre comme la propriété privée de droit commun. » (synthèse de la commission des terres, congrès de Couli, dans Leblic,

1993).

Si la revendication foncière est partagée, les modalités de restitution du foncier sont par contre divergentes d’un parti à un autre. Le PALIKA d’inspiration marxiste appelle à une restitution collective du foncier, en particulier sous forme d’agrandissement de réserve tribale. Ce modèle n’est certes pas en accord avec l’organisation de la société précoloniale, comme l’entend l’UC, mais il tient compte de l’héritage colonial ; surtout, il est conforme à la vision

179 Guiart, 1963 ; Bensa et Rivierre, 1982 ; Naepels, 1998. 180

collectiviste et socialiste que le PALIKA prône pour la future société indépendante. Cet extrait tiré du livre de I. Leblic illustre ce positionnement :

« Aujourd’hui, la plupart des partis indépendantistes ont fait de cette récupération des terres un de leurs objectifs essentiels. Mais la façon d’engager cette lutte diffère suivant les partis. Il ressort actuellement deux positions principales : la première est celle de l’Union Calédonienne ; elle consiste à faire des revendications claniques pour ensuite distribuer les terres aux clans suivant la situation qui prévalait avant la colonisation ; la seconde celle du PALIKA ; elle consiste à revendiquer collectivement les terres pour en faire ensuite une répartition ou une utilisation collective. Cette position est celle qui se rapproche le plus de la collectivisation des terres qui est un des principes de base du PALIKA. » (Bewando, 1982, dans Leblic,

1993, p. 197).

Dans ce modèle, les terres claniques ne sont pas attribuées selon des critères de première occupation du sol mais elles sont équitablement réparties : le collectif tribal prime sur les intérêts des clans. C. Demmer (2010) va plus loin dans l’interprétation. Pour elle, l’idée, avec ce modèle, est aussi de renforcer les capacités d’organisation autour de l’espace politique de la tribu dans la perspective du mouvement révolutionnaire. Le PALIKA propose une stratégie en trois phases pour atteindre cet objectif de récupération des terres. Dans une perspective marxiste, les deux premières étapes relèvent d’une organisation de type léniniste181 dans le sens où elles appellent d’abord à un travail de conscientisation de la population kanak, puis à la construction d’une organisation unie, articulée à une institution créée pendant la colonisation : le conseil des anciens.

« Ce travail consiste à sortir la masse kanak de son état de perpétuel assisté pour qu’elle devienne une masse consciente, une masse qui prenne elle-même ses décisions et résout elle-même ses problèmes, c’est-à-dire en définitive une masse qui prend ses responsabilités. […] Passée cette prise de conscience, la deuxième étape est celle de l’unité et de l’organisation. Dans toute lutte révolutionnaire, il faut une organisation solide qui puisse, en même temps, mener la lutte à son terme et résister à toute influence extérieure. La prise de conscience de la première étape doit aboutir nécessairement à l’unité de la tribu autour de son conseil des anciens. Cette organisation doit garder son indépendance totale vis-à-vis des puissances extérieures : administration et puissances d’argent pour éviter tout chantage. »

(Nouvelle 1878 Andi ma Dhô, n° 30, mars-avril 1976, dans Leblic, 1993, p. 195).

Pour assurer la restitution du foncier spolié, la troisième phase doit permettre de généraliser les actions entreprises au niveau des tribus pour diffuser sur l’ensemble du territoire :

« Cette dernière étape doit débuter par une phase de lutte non violente : faire un travail d’inventaire des terres volées avec si possible des récits des vieux sur la façon dont ils ont été dépossédés de leurs terres ; déposer un dossier à

181 Elle repose sur deux principes : la formation de la conscience de classe au sein de la classe ouvrière ;

Documents relatifs