• Aucun résultat trouvé

Plusieurs éléments de l’histoire de la province Nord de la Nouvelle-Calédonie questionnent de manière originale les modalités d’interaction des acteurs du développement à différentes échelles territoriales et les effets de ces interactions sur les processus de fabrication et d’évolution des politiques publiques de développement. La Nouvelle-Calédonie est marquée par un dualisme de ses politiques agricoles et rurales issu de la colonisation française. Depuis la signature des accords de Matignon (1988), l’archipel est divisé en trois provinces dont la province Nord, gérée par des élus kanak majoritairement indépendantistes. Après avoir été longtemps exclus du processus d’élaboration des politiques publiques, les nouveaux élus kanak peuvent mettre en œuvre les politiques publiques de développement qu’ils entendent et peut-être proposer une sortie de ce dualisme historique. Depuis la signature de l’accord de Nouméa (1998), un dispositif de développement territorial, venant de la France, a été mis en œuvre sur les communes du territoire provincial : les Opérations groupées d’aménagement du foncier (OGAF). Le dispositif s’appuie sur une association locale composée d’acteurs économiques du territoire de projet et d’arènes locales de discussion qui favorisent la participation d’un plus grand nombre d’acteurs aux politiques de développement rural. Le dispositif OGAF augmente ainsi considérablement le nombre et la diversité des acteurs impliqués dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques de développement. Mais en quoi la multiplication des acteurs participant à la mise en œuvre des politiques publiques de développement concourt-elle à leur évolution ?

D’un point de vue théorique, la relation entre dispositif de développement territorial et évolution du processus de fabrication des politiques publiques interroge à la fois géographie et science politique Les regards géographiques portent de plus en plus d’attention à l’instance politique. Les approches sont variées. J. Lévy propose une géographie électorale, M. Bussi évoque une géographie de la démocratie. D’autres auteurs se penchent plus spécifiquement sur les relations entre territoire, gouvernance et participation. Le territoire de projet et la démarche associée à son émergence sont censés faciliter l’action collective nécessaire à la mise en œuvre et la légitimation de la politique publique considérée. Les questions posées sont alors multiples : l’efficacité des territoires et de la territorialisation, les modalités d’intégration de ces nouveaux territoires aux autres niveaux décisionnels sont interrogées, etc. Force est de constater que l’on mesure encore mal les effets des dispositifs de développement territorial sur le processus de fabrication des politiques publiques.

La science politique, le champ de l’analyse des politiques publiques en particulier, est également interpellée par la territorialisation. Le processus de fabrication de l’action publique se complexifie. On observe une multiplication des niveaux, un polycentrisme et une fragmentation accrue. L’analyse des politiques publiques ne concerne plus seulement la « boîte noire » de l’État, à partir de laquelle les outils d’analyse ont été développés. Ce phénomène engendre deux questions : en quoi les nouveaux niveaux et leurs acteurs, notamment de l’échelle locale, participent-ils à l’évolution de la fabrique de l’action publique ? Quelles sont les conséquences théoriques et méthodologiques de cette multiplication des focales d’analyse ? Comment analyser le multi-niveaux ?

C’est ce à quoi nous tentons de répondre dans cette thèse : selon quelles modalités les instruments de développement territorial participent-ils au processus de fabrication de l’action publique ? L’objectif est de construire un cadre de référence théorique qui associe géographie et science politique pour rendre compte des processus à l’œuvre en province Nord, mais pas seulement. Il s’agit également de proposer un cadre théorique original permettant la mise en lumière des interactions entre niveaux et leurs conséquences sur le processus de fabrication des politiques publiques. Cette question installe les acteurs au cœur de l’analyse et, afin de prendre en compte les différents niveaux, nous proposons de formuler notre question ainsi : « Dans le contexte de décolonisation original de la Nouvelle-Calédonie, quels sont les usages des instruments d’action publique territorialisée faits par les acteurs des politiques publiques de développement rural en province Nord ? »

Tout d’abord, cette question opérationnalise la recherche en nous concentrant sur les usages que font les acteurs de l’instrument de politiques publiques étudié. Pour nous, cette question – même si elle s’avère très simple – permet de prendre en compte la complexité que l’on cherche à analyser. Sa souplesse s’adapte aux différents niveaux de l’analyse. Ensuite, le choix du mot usage, tel que nous l’avons défini, permet d’englober, dans un même temps, les différentes variables – discursives et cognitives, stratégiques et institutionnelles – qui influencent classiquement les changements de politiques publiques.

Pour répondre à ces questions, nous avons construit un cadre de référence théorique souple qui repose sur les interactions entre acteurs des différentes échelles et sur les usages qu’ils font de l’instrument OGAF. Nous mobilisons donc une analyse plutôt « instrumentale » qui vise à reconstruire le réseau qui articule acteurs, discours, intérêts et institutions autour des OGAF, aux différents niveaux. Le modèle auquel nous avons abouti articule in fine quatre hypothèses. La première hypothèse porte sur les interactions au niveau méso et macro qui ont

participé au transfert de l’instrument OGAF vers les politiques publiques de la province Nord. La deuxième concerne les usages de l’instrument OGAF au niveau micro, niveau des territoires de projet OGAF.

Les deux dernières hypothèses se concentrent plus sur les effets rétroactifs des usages de l’instrument OGAF sur le processus continu de fabrication de l’action publique. D’abord les effets « ascendants » sur l’action publique, des territoires de projet OGAF vers la province, puis les effets de la province Nord vers les territoires de projet avec la multiplication des OGAF sur une partie de son territoire.

Pour ce qui concerne le dispositif de recherche, nous avons procédé à la collecte de données hétérogènes sur les différents territoires et niveaux d’analyse (entretiens avec les acteurs des différents niveaux, collecte de documentation hétérogène et observations participantes). L’analyse a porté sur deux territoires de projet OGAF, Côte Est et Canala ; projets terminés au moment des enquêtes et de l’analyse.

Pour la présentation des résultats empiriques dans les deux parties suivantes, nous avons fait le choix de dérouler nos quatre hypothèses. Dans la partie suivante, nous allons donc observer au niveau du territoire provincial (chapitre IV) les modalités de transfert de l’instrument OGAF. Le processus de transfert de l’instrument sera replacé dans le contexte général de construction d’une problématisation du développement en pays kanak. Le chapitre V complète le processus de construction et de formalisation des projets OGAF en proposant une entrée par la focale des territoires de projet. Il s’agit de regarder comment l’instrument OGAF est mobilisé sur un territoire, comment ce territoire est défini et selon quelles modalités les acteurs s’impliquent dans le dispositif. Analyser la construction et la formalisation du dispositif OGAF à deux niveaux dans une même partie nous permet d’insister sur le fait que, contrairement à nos questionnements et hypothèses de départ présentés dans l’introduction, nous n’avons pas d’a priori sur l’origine de l’évolution de l’action publique provinciale. Le « changement » peut s’opérer par le « haut » ou par le « bas », il est nécessaire de regarder chaque niveau avec attention. Dans la partie III, ce seront les interactions entre niveaux d’analyse et effets feed-back des usages qui seront ensuite analysés plus finement. Structurer ainsi la suite de la thèse permet de ne pas séparer les niveaux, de tenter de les penser de manière enchevêtrée, mais surtout de suivre le fil de l’histoire des usages de l’instrument OGAF dans le processus de fabrication de l’action publique provinciale.

Deuxième partie : Usages multi-localisés

Documents relatifs