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Le slogan ne serait-il pas un « vilain petit canard »?

Chapitre I. À la recherche du slogan publicitaire

3. Le mystère de la réception du slogan publicitaire

3.3. Le slogan ne serait-il pas un « vilain petit canard »?

Pour notre part, nous sommes persuadés que le slogan constitue le fil rouge dans l’appréciation de la réception du langage publicitaire, phénomène complexe et énigmatique et qui reste voilé. Il semble en effet que se joue un rôle social invisible au niveau de cette réception, quelque chose qui va bien au-delà de cette « pourriture » de la langue que craignent les idolâtres de l’illusion de la « belle langue », au-delà d’une simple « poésie », objet d’un éloge ambigu, basé sur une simple approximation formelle des usages de la langue. Au demeurant, l’ensemble des phénomènes langagiers du slogan publicitaire pourrait être lié, prenant une nouvelle forme de signification sociale, à ce que Georg Simmel nomme « roi clandestin d’une époque»247 (ou au « roi secret de la pensée » chez Hannah Arendt) et auquel Michel Maffesoli nous a rendu attentif comme au « Courant » qui conduit l’époque. Dans ces conditions, nous comparerons volontiers le slogan publicitaire au « vilain petit

canard »248, qui se transforme, comme tout le monde sait, en un « merveilleux grand cygne », cygne qui, enfin, peut être un « Signe » de l’air du temps.

Mais du coup, il faudrait ici, pour parvenir à distinguer la figure cachée du cygne dans l’apparence manifeste du canard, un regard particulièrement perspicace. Cela nécessiterait, selon les termes de Michel Maffesoli, « un regard lucide sur des faits bruts. Un regard généreux aussi qui respecte les choses pour ce qu’elles sont, et qui tente de saisir quelle peut être leur logique interne. »249

247 Georg Simmel, Sociologie et épistémologie (1917), traduction et présentation par Julien Freund, Paris,

PUF, 1981, p. 42.

248 L'histoire du Vilain Petit Canard fut écrite par Hans Christian Andersen en juillet 1842. Dans ce conte,

Andersen a voulu illustrer les principales périodes de sa vie. Le thème du « génie incompris » est un thème romantique qui revient assez souvent dans la poésie du XIXe siècle, notamment chez Charles Baudelaire qui montre l'incompréhension entre le poète des cimes impuissant là-bas et le vulgaire dans L'Albatros, chez Stéphane Mallarmé, dans Le Vierge, le vivace et le bel aujourd’hui...

Seconde partie

De la formule à la forme

« À certains moments, le vrai savoir est dans le bougé, dans l’aspect tremblant et frémissant de ce qui vit. » -Michel Maffesoli, Le Temps des tribus (1988), 2000.

Quand on désigne un objet d’étude comme une île inconnue, la méthodologie propre à l’aborder pourrait être comparée à un « pont » à jeter entre cette île et le monde scientifique à partir duquel on entreprend cette recherche. Cependant, lorsque le domaine à explorer se situe tout près de notre quotidien et même au cœur de celui-ci, on a paradoxalement d’avantage de mal à construire ce pont. Parce qu’il semble si bien connu qu’une sorte de presbytie due à sa familiarité nous empêche de le remettre en question.

Ce pont apparaît comme l’appareil épistémologique, théorique et technique grâce auquel on pourra traduire et importer en termes scientifiques ce qu’on a observé et découvert sur le terrain. Sans cet appareil, cet import ne peut être assuré, même si l’on a été capable de faire sur cette île des découvertes inopinées. Ce pont est virtuel et il varie à mesure qu’il se singularise, soit que l’objet soit nouveau, soit qu’il s’agisse d’un nouveau point de vue sur l’objet. Ainsi, lorsqu’une méthodologie ne peut se réduire à une procédure qui applique telles connaissances déjà élaborées à tel domaine déjà circonscrit, il faut en élaborer une qui se conforme à l’objet et à l’objectif de la recherche.

Nous pensons d’ailleurs qu’une théorie est une vision qui doit aider à lire le réel sans le tyranniser et à bâtir une méthodologie pour une recherche scientifique ; les résultats et les conséquences de cette recherche peuvent, en retour, enrichir cette vision. C’est dans ce rapport interactif que se déterminent les connaissances scientifiques. Bien évidemment, la sociologie se définit comme l’ensemble des connaissances spécifiques sur les phénomènes sociaux, et en ce sens il est significatif que Georg Simmel ait considéré cette science dans son ensemble comme « un auxiliaire »250 qui permettrait d’aborder ces phénomènes par une voie nouvelle, à son époque, par rapport à l’approche des autres sciences. Par ailleurs, cette science doit se caractériser par son pluralisme. Gilbert Durand souligne :

La sociologie vivante, c’est celle qui tente de dessiner une société sous le pluralisme foisonnant des socialités. Ce n’est pas celle qui se contente d’appliquer le

250 Georg Simmel, Sociologie, étude sur les formes de la socialisation (1908), traduit de l’allemand par

carcan mutilant d’un modèle sociologique. (...) Tout langage d’homme est matière de socialité. L’on n’a pas le droit de choisir la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Et dans le trésor des savoirs toute science bien œuvrée a sa place.251

Dans les mêmes eaux, Philippe Joron, dans le cadre de ses recherches sur les formes de la vie sociale, souligne qu’au lieu de réduire la compréhension de celles-ci aux seules catégories de l’entendement, il faut encore « tenter de saisir leurs principes d’action, lesquels leur donnent une contenance, un maintien, une architectonique, un style existentiel. »252 Et, la notion d’« éthique énergétique »253, comme l’un de ces principes d’action, peut être un exemple de ce pluralisme de la sociologie vivante.

Nous appuyant sur ce statut d’auxiliaire permettant de comprendre des phénomènes sociaux sous une lumière nouvelle, et ouvert à un tel pluralisme, nous allons ici tenter de dégager une perspective à partir de laquelle nous pourrions tirer des données du réel social un sens sociologique jusque-là inaperçu, en le rendant traitable sociologiquement conformément à la démarche compréhensive dont nous avons parlé plus haut. Il s’agit, en particulier, d’envisager quelles sont « les modalités du connaître »254 permettant de comprendre comment, au cours de l’évolution de la publicité, des « mots à vendre », faits pour accumuler du profit, peuvent se transfigurer en « parole sociale ».

S’agissant du slogan publicitaire, nous pensons qu’il doit être compris précisément dans un antagonisme entre « logique de marketing » et « logique de langage ». Sachant que ces deux logiques ne peuvent cependant s’y exclure l’une l’autre et doivent forcément y coexister, nous devons choisir sur le plan méthodologique quel angle il convient d’aborder le slogan d’abord, si nous voulons faire ressortir plus clairement notre propos. À cet égard, nous percevons et voudrions faire percevoir le slogan avant tout en

251 Gilbert Durand, « La culture ou le revolver », in Sociétés, n° 6, Paris, Masson, 1985, p. 39.

252 Phlippe Joron, La Vie improductive. Georges Bataille et l’hétérologie sociologique, Montpellier,

Presses universitaires de la Méditerranée, 2009, p. 17.

253 Ibid., p. 17-32.

254 L’auteur met l’accent sur le fait que la sociologie compréhensive puis la phénoménologie ont tenté de

caractériser quelles étaient « les modalités du connaître » propres aux sciences sociales et aux sciences humaines. [Patrick Watier, « La compréhension revisitée », in Sociétés, n° 114, Bruxelles, De Boeck, 2011/4, p. 13]

tant qu’il est une « entité langagière » opérant évidemment dans le milieu de la communication publicitaire. C’est certes inverser l’ordre le plus manifeste, mais dans le cas contraire, en adoptant la perspective usuelle, en en restant à considérer constamment le slogan d’bord comme un outil de persuasion ou de séduction du consommateur, on aura plus de difficultés à se défaire de cette approche qui, en y voyant surtout et même seulement la logique impérative du marketing, c’est-à-dire, une rhétorique unidimensionnelle, masque toute autre perspective possible. En d’autres termes, en prenant le slogan comme ce qu’il est d’abord, à savoir un énoncé en langue naturelle, nous aurons davantage la possibilité de parvenir à notre objectif.

Or cette prise de position nous conduit à une situation assez particulière. En effet, lorsqu’une recherche sociologique cherche à prendre forme en se concrétisant en des « mots » qui en viennent à constituer alors eux-mêmes un discours spécifique, nous sommes confrontés à ce cas singulier où des mots deviennent, à la fois, le moyen et l’objet de la recherche. S’agissant des mots en tant que moyen de la sociologie, Michel Maffesoli nous conseille de savoir accepter avec modestie de vivre ce paradoxe : « Indiquer une direction assurée avec des ‘‘mots’’ n’ayant, en rien, l’assurance du concept. »255 C’est que les mots pris en tant qu’objet de la sociologie posent inévitablement des questions épineuses. Parce que le langage, de manière indéniable, relève d’un double statut : il est à la fois « signe linguistique » et « pratique sociale ». Ces deux dimensions ne se heurtent pas de front mais elles ne s’accordent pas pour autant pleinement l’une avec l’autre.

255 Michel Maffesoli, Le Temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse

(1988), Paris, La Table Ronde, 2000, p. IV. S’agissant de cette « spécificité langagière » en tant qu’elle est l’instrument de la sociologie, l’auteur note : « Les mots font également partie de notre instrumentation, et celle-ci a ses ‘‘coups de main’’ et ses ‘‘savoir faire’’(ou savoir dire), mais sans prétendre que le problème puisse trouver une solution univoque, il faut s’employer à ce que nos recherches, nos livres, nos exposés sachent, sans rien perdre de leur rigueur scientifique, intéresser les divers protagonistes sociaux.» [Michel Maffesoli, La Connaissance ordinaire. Précis de sociololgie

Pris d’une telle situation, notre travail méthodologique suivra la voie que préconise Michel Maffesoli : le « formisme »256. Selon lui, au demeurant, « la forme se contente de poser des problèmes et donner des conditions de possibilité pour y répondre au cas par cas », alors que « la formule a, sur tous et sur toutes les choses, des réponses toutes prêtes »257. En restant bien conscient de cette modalité, nous allons, d’abord, examiner les défis méthodologiques que soulève le slogan publicitaire en tant que langage. Ensuite, nous proposerons une nouvelle perspective, non pas comme « formule » sociologique mais comme « forme » sociologique par laquelle pourra plus nettement se dégager cette forme nouvelle de valeur sociale qu’a peu à peu prise la publicité, au travers de cette « formule » publicitaire du slogan qui en est le cœur.

256 Pour comprendre succintement ce qu’est le formisme, consulter son article, « Le formisme » in

Sociétés, n° 25-26, Paris, Dunod, 1989 et pour en prendre connaissance plus en détail, lire son ouvrage La Connaissance ordinaire. Précis de sociololgie compréhensive, op. cit., notamment l’Introduction et le

Chapitre IV.