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Nous sommes les enfants de la pub

III. Mon tout Du message au « Message »

1. Nous sommes les enfants de la pub

Citons deux images contrastées. La première est la couverture du livre 14,99€ qui dénonce les vieilles pratiques commerciales de « casse des prix » au moyen d’une image où on voit une croix barrer l’ex-titre, 99 francs. La deuxième concerne la campagne du lancement Culture pub sur Internet. À partir du message originel, « Culture pub revient

sur le net », on a pratiqué l’autodérision, en se référant ou en répondant aux mouvements antipub en insérant des messages dérivés tagués, tels que « La sous-culture revient sur le net », ou encore « Culture pub produit le net ». Ces deux images nous montrent bien

l’antagonisme actuel qui entre les détracteurs, critiques de la publicité et les plaideurs, critiques des critiques qui dénoncent la publicité. Ou alors faudrait-il considérer les militants qui se mobilisent en des Rendez-vous anti-publicitaires comme des esprits éclairés qui défendraient la citoyenneté, alors que les participants à La Nuit des

Publivores ne seraient à considérer que comme des têtes en l’air inconscientes de la

90 Cette expression peut être également interprétée, dans le sens qu’« il faut au moins trois essais, pour

nature foncièrement perverse du capitalisme comme de sa servante, la publicité ? Mais si les derniers sont sots, les premiers ne le sont pas moins. Il nous semble en effet que ces sortes d’opposition n’ont pas de sens, car dénonciateurs comme admirateurs ne font par- là que montrer leur vision du monde. La publicité est demeurée ainsi l’éternel objet d’une polémique à laquelle aucune réponse nette ne pourra jamais été fournie.

Pourtant, ce que l’on ne devrait pas manquer de faire, c’est se demander si ces réactions de la société, même si elles deviennent de plus en plus vives, ne sont pas que des « échos », si elles constituent vraiment ce qui est au cœur du phénomène de la réception par la publicité dans la société française. Il se pourrait que, phénomènes saillants trop souvent mis en relief pour des coups médiatiques, ils restent fort loin de sa quintessence, du fil rouge qui court tout au long de la réception de la publicité.

Cette remise en cause nous amène à envisager une nouvelle manière de penser la publicité, en nous extrayant du carcan des dichotomies à l’emporte-pièce « bénéfique / néfaste », « pour / contre », qui dominent la réception de la publicité. Nous développerons notre propos en nous fondant avant tout sur une observation scrupuleuse de la réalité qui en permettra une interprétation naturelle. Comme on l’a souligné plus haut, le premier trait de la publicité réside sans aucun doute dans l’énorme fréquence de ses contacts avec le public. Selon Publicitor, un individu en France est exposé, en moyenne, à un nombre compris entre 300 et 600 de messages publicitaires par jour91. Il n’en perçoit effectivement que de 30 à 80. Stratégies montre qu’« en 2006, pas moins de 3 879 000 spots ont été diffusés sur les 89 chaînes de France, dont 564 000 sur les six chaînes hertziennes »92. Mais, quelles que soient ces données statistiques93, on constate

91 Jacques Lendrevie et Arnaud de Baynast, Publicitor, 6e édition, op. cit., p. 57.

92 Stratégies, n° 1468, septembre 2007. En effet, ce genre d’évaluation n’est pas rare. D’après CB News,

aux États-Unis un des pays où la publicité a connu le plus grand essor, « le consommateur moyen est exposé aujourd’hui à 3 500 messages publicitaires par jour, contre 560 il y a 30 ans » (CB News, n° 797, juillet 2004). Par ailleurs, Al et Laura Ries notent que « l’individu moyen contemporain est exposé à 237 spots télévisés chaque jour, soit 86 500 spots par an » [La Pub est morte, vive les RP, traduit de l’américain par Emily Borgeaud, Paris, Pearson Education France, 2003, p. 29.]

93 Confrontés à ces évaluations bien nettes, on peut se demander pourtant quelle signification concrète

que la publicité domine tout le périmètre de la vie quotidienne d’un homme moderne. Dans la petite table ronde vitrée du café, dans l’ascenseur, à la surface des œufs, sur la carlingue de l’avion, sur le chariot de l’aéroport, dans le hall du golf lui-même, la publicité s’est installée partout, elle est tapie dans tous les espaces de notre vie quotidienne, du matin au soir, du soir au matin. Nul ne démentira que nous, citadins modernes ne pouvons vivre qu’accompagnés par ces messages commerciaux, ils sont là à chaque pas, à chaque coup d’œil, dans nos oreilles.

« Papa, pourquoi c’est comme ça ? » Fig 5. Paris 2013

Parfois, le comportement des enfants nous fait mieux prendre conscience de certaines choses. En effet, il est étonnant que des enfants âgés de deux ou trois ans réagissent si vivement à la publicité télévisuelle, en imitant la mélodie du film publicitaire. À cet égard, la campagne pour les renseignements téléphoniques 118 218 94 moyenne » a une valeur pratique.

94 Depuis la privatisation du marché des renseignements téléphoniques (novembre 2005), le public peut

est exemplaire. Il nous semble par ailleurs que bon nombre d’enfants commencent à apprendre la lettre alphabétique « M » par l’intermédiaire du logo arrondi de McDonald’s. C’est, que l’on le veuille ou non, une facette de la réalité actuelle.

Or, rappeler l’extrême fréquence de l’occurrence de contacts avec la publicité, et rapporter une anecdote généralisable concernant les enfants n’a pas pour intention de stigmatiser les effets supposés gravement néfastes de l’envahissement de la publicité, même si c’est forcément pour cela que le font les antipub. Mais ne doit-on pas se demander si l’on n’est pas déjà entré dans un certain état qui va au-delà des simples aspects physiques du contact ?

Quelques exemples nous aideront à mettre en lumière la complexité de l’état des choses. D’abord, il est utile, comme André Akoun l’a si lucidement remarqué, de constater combien les slogans de Mai 68 puisaient « dans le même stock syntaxique et poétique que la rhétorique publicitaire qu’ils condamnaient sans rémission »95. En retour

et pour se défendre, la publicité ne s’est pas contentée de dénoncer ce qu’elle a appelé l’archaïsme des publiphobes, elle a su reprendre à son compte ces thèmes d’un « Mai 68 » qui parlait déjà le même langage qu’elle, pour s’en nourrir de nouveau et renouveler son style. Et il n’y a donc aucun hasard dans le fait que nombre des jeunes agitateurs révolutionnaires d’alors sont, depuis, entrés dans les rangs de la nouvelle classe médiatique et de la nouvelle génération des concepteurs publicitaires. Ceux qui avaient forgé les mots d’ordre anti-publicitaires les plus radicaux sont parfois devenus les nouveaux prêtres ou les nouveaux poètes de la publicité.

Quatre décennies plus tard, les choses ne sont pas si différentes. Les protagonistes du mouvement anti-publicitaire ont toujours recours aux procédés publicitaires eux- mêmes pour contrer la publicité, reconnaissant et faisant reconnaître ainsi l’efficacité, l’omnipotence de ce langage. Ils reprennent notamment les messages publicitaires pour les détourner, ainsi « La pub nuit à votre santé et à celle de votre entourage », « La pub

nuit gravement à votre santé »… Quant à ces pratiques de détournement, on peut certes

« 118 712 » (France Télécom), « 118 008 » (Pages jaunes), etc.

faire l’hypothèse qu’elles visent à un effet ironique. C’est justement ce que soutient l’auteur du Temps de l’antipub. Il souligne que « paradoxalement, dans la revue Antipub, les Casseurs de pub utilisent volontiers le langage publicitaire. Mais le but n’est pas, bien entendu, de faire du marketing »96, en s’appuyant lui-même sur la déclaration de Vincent Cheynet, le directeur de publication de Casseurs de pub : « Au lieu d’amener une pulsion d’achat, nous souhaitons enclencher une réflexion, développer l’esprit critique, l’autonomie de pensée. »

Certes un tel effet n’est pas inimaginable et ils ont peut-être raison en pensant que ce soit la raison de cet emprunt. Mais si nous considérons maintenant une petite anecdote concernant 99 francs, certaines choses deviennent incontestablement évidentes. Lors de son lancement initial, en 2000, le livre 99 francs avait été proposé au prix de 99 francs, formule astucieuse qui devait jouer un rôle. Mais, au moment du passage à l’Euro, l’éditeur transforma le titre du roman en 14.99€, sa nouvelle valeur. Les deux livres ont alors cohabité en librairies. Mais, 14.99€ ne se vendant pas, on en est revenu à 99 francs. C’est-à-dire que ce retour au titre 99 francs a respecté parfaitement la loi du marché et du produit, conformément au principe d’efficacité pour un profit maximal, qu’il s’agisse d’argent ou d’idées. Cela est allé de soi pour le titre du film 99 francs. Où peut-on trouver une différence entre ce noble lancement d’un livre et d’un film antipub et publicité banale ?

Si l’auteur du livre peut dégager sa responsabilité et la laisse à l’éditeur et au réalisateur du film, il laisse son âme en proie à la logique du capital. En écrivant 99

francs, l’auteur disait qu’il écrivait la confession d’un enfant du millénaire, en employant

le terme « confession » au sens catholique du terme97. Peut-être, devrait-il reconnaître, s’il voulait vraiment se conformer à cette acception religieuse, qu’il avait par-là l’intention de gagner encore plus, que ce soit économiquement, ou symboliquement. Au fond de ce choix du titre 99 francs, il y a donc une vraie contradiction98.

96 Sébastien Darsy, Le Temps de l’antipub, Arles, Actes Sud, 2005, p. 128. 97 Frédéric Beigbeder, 99 francs, Paris, Grasset, 2000, p. 31.

À côté de cette assimilation plus ou moins inconsciente à la logique du marketing, voire à celle de la publicité, nous ne devrons pas manquer de noter que c’est le symbole qui est mis en œuvre et qui joue dans cette affaire. En choisissant, puis en reprenant le chiffre 99, les auteurs du livre et du film ont su montrer qu’ils maîtrisaient bien les lois du marketing, qui valorise la potentialité symbolique des chiffres, bien ancrée dans l’esprit de tous consommateurs99. Les publicitaires ne font pas autre chose. Mais c’est exactement cette même pratique déloyale que les antipub dénoncent sous le nom, approprié, de « manipulation ».

Du coup, cette conjoncture nous fait réaliser à quel point nous sommes tous concernés par la publicité, aussi bien des points de vue mercantile, commercial et économique, que des points de vue psychologique, culturel, anthropologique, etc. C’est en ce sens que nous pouvons dire que nous sommes tous « enfants de la pub », et que nous sommes au fond à l’image de nos propres enfants qui réagissent - inutile de savoir si c’est consciemment ou inconsciemment - à la publicité. C’est analogue au fait que les gens modernes sont tous devenus, à leur insu, « enfants de la télé ».