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L’opacité des éléments sémiologiques

Chapitre I. À la recherche du slogan publicitaire

1. Une chose trop souvent évoquée pour être bien connue

1.2. Les problèmes de perception au niveau textuel

1.2.1. L’opacité des éléments sémiologiques

Il faut pourtant retenir de l’examen mené ci-dessus que tous ces avis divergents s’appuient sur un consensus selon lequel le slogan est à comprendre a priori comme un langage, entité à « double articulation »177 selon les termes d’André Martinet ou comme un « signifiant linguistique » en termes de sémiologie178. Cependant, à prendre en compte les mutations que connaît, au niveau sémiologique, l’annonce publicitaire contemporaine, il semble bien que le slogan ne soit cependant pas « automatiquement » perçu comme tel. D’une manière générale, on peut considérer, qu’une annonce est composée de divers constituants, sémiologiquement distingués : iconique, linguistique et composite. Chronologiquement second dans l’histoire de l’annonce, le signifiant iconique est génétiquement premier d’un point de vue sémiologique, du fait qu’il repose sur une étroite proximité et sur un continuum avec son référent. Dans la perspective des chercheurs de Palo Alto179, l’icône participe à la « communication analogique », qui met en œuvre des équivalences et des similarités non verbales. Le signifiant iconique intègre donc des « images publicitaires » de tout genre : bande dessinée, photographie, peinture, animation, etc. Avec le signifiant linguistique, on entre dans le domaine de l’abstraction ou de la « communication digitale », fondées sur le conventionnalisme, le binarisme oppositionnel et la linéarité. Se distanciant de son référent, le signifiant de type linguistique recouvre le « langage publicitaire » : la marque, le nom du produit, le slogan, le « rédactionnel »180, etc. S’agissant enfin du « signifiant composite », on peut dire que le logotype constitue un signifiant équivoque, ou encore une image-mot, fluctuant entre

177 On appelle « double articulation » l’organisation spécifique du langage humain selon laquelle tout

énoncé s’articule en deux plans : la première articulation est celle d’unités dotées de sens (monème) et la deuxième celle d’unités dépourvues de sens (phonèmes). Pour André Martinet, c’est là une caractéristique qui différencie fondamentalement le langage humain des autres productions vocales non linguistiques et des autres systèmes de communication, tels que codes et langage gestuel, langage musical, langage des animaux, etc. [André Martinet, Éléments de linguistique générale (1970), Paris, Armand Colin, 1991.]

178 Ici, le terme « sémiologie » est à entendre au sens le plus général. Il renvoie à la « science étudiant les

système de signes », et non à un courant spécifique dans les sciences qui étudient les signes.

179 Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin et Don D. Jackson, Une Logique de la communication (1967),

Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 57-65.

le langage et le dessin. Il faut dire ici, d’ailleurs, qu’il existe dans la publicité des éléments que l’on n’arrive pas toujours à déterminer comme iconique ou bien linguistique.

Ces divers constituants publicitaires forment comme une « broussaille sémiologique », ce qui fait que le discours publicitaire se présente au départ comme une structure sémiologiquement mixte, comme un hybride flou et instable en raison de la latitude de dosage qu’il permet entre ses diverses composantes. La physionomie de l’annonce puise ses origines dans deux grandes traditions : la tradition du livre, à l’écriture dense et calibrée, et celle de l’illustration, esthétique et artisanale. Il est certain que l’annonce contemporaine repose encore sur ces deux matrices qui valent pour les principaux moyens de communication. Toutefois, elle s’éloigne de plus en plus de ses deux lignées traditionnelles, pour ce qui est d’une écriture dense et d’une esthétique artisanale. Du fait du développement des techniques de la typographie et du traitement du texte, ses aspects textuels sont devenus bien plus sophistiqués.

En ce sens, nous constatons qu’il existe comme des « contaminations »181, à mesure que les éléments sémiologiques s’entrelacent et s’embrouillent. Nous pouvons ainsi observer, dans une page ou sur une affiche publicitaire, deux phénomènes apparemment contrastés : une « iconisation du verbal » et une « verbalisation de l’iconique ». Au fur et à mesure que la forme du texte devenait l’un des enjeux essentiels dans les milieux de la communication, le traitement graphique du texte, qui s’occupe de l’alliance de la lettre et de l’image, jouait un rôle plus important. L’articulation de ces deux modes d’expression forme aujourd’hui un des thèmes larges et génériques en matière de communication écrite et de publicité182.

Voyons les deux sens dans lesquels le processus se produit. Dans l’un, les constituants linguistiques qui subissent l’influence du domaine iconique : « le langage devient l’image ». À l’instar d’une figuration d’ordre iconique, le langage abandonne la

181 Jean-Michel Adam et Marc Bonhomme, op. cit., p. 64.

182 Voir à ce sujet La Danse des signes…, Paris, Hatier, 1999. Il s’agit d’un travail coordonné par Euro

progression rectiligne de l’énoncé, et les lettres tendent à imiter le référent désigné, dans un processus calligrammique. Tous les éléments linguistiques du texte publicitaire résisteraient en effet mal à la pression de l’icône et aux configurations motivées qui en découlent. Cette orientation iconique peut notamment se faire plus complexe au moyen de l’utilisation de la couleur et de diverses procédures calligraphiques183.

Fig 6. Iconisation du verbal et verbalisation de l’iconique

Dans l’autre sens, l’icône imite le système verbal. En une visée syncrétique, l’image se modèle parfois sur le graphème. Un élément iconique se convertit en lettre ou l’icône se transforme en un lexème entier.

Il nous faut, en outre, songer au cas des chiffres. Nous constatons que l’usage des chiffres est très important dans la publicité par rapport aux autres types de discours, et que l’image comme le langage se transforment à l’occasion en chiffres, et vice versa. Il est généralement admis que les chiffres sont à considérer comme des signifiants linguistiques. Pourtant, dans le texte publicitaire, ils semblent manifester une particularité

183 À titre d’exemple, nous pouvons citer les procédures suivantes : lettres décalées en hauteur, désaxées

par rapport à la verticale, bousculées au lieu d’être classiquement alignées, mots séparés par des points. De surcroît, le graffiti libère la campagne de la calligraphie livresque.

tant sur le plan formel que sur le plan fonctionnel. Dans les cas où l’on appréhende les chiffres comme un type de signifiant sémiologique, l’ordre textuel de la publicité semble beaucoup plus sophistiqué, car, un embrouillage sémiologique se produit apparemment entre trois signifiants : linguistique, iconique et « numérique »184.

Fig 7. Numérisation de l’iconique

Dans ce cas, l’on devrait alors désormais prendre en compte la numérisation de l’icône, l’iconisation du chiffre et la numérisation du verbal, et ainsi de suite. Quoi qu’il en soit, il nous semble que la pertinence d’une telle piste de réflexion demande encore à être vérifiée plutôt que seulement suggérée, étant donné que le statut des chiffres dans la publicité demande encore à être élucidé.

Ces phénomènes d’« embrouillage » sont susceptibles de neutraliser les identités sémiologiques entre les composants du discours publicitaire. C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons pas considérer le slogan comme un signifiant linguistique tout court, sans plus. Quel que soit l’enjeu dans la dimension communicationnelle, l’essentiel est lié à la question de la perception. En ce qui concerne notre propos, cette interrogation

184 Sur cette dimension des chiffres (ou des nombres), consulter André Martinet, « De la variété des unités

significatives » in La Linguistique synchronique, Paris, PUF, 1968, p. 168-179 et Christian Metz, « Remarque sur le mot et sur le chiffre », in La Linguistique, 1967, 2 Paris, PUF, p. 41-56. Pour l’aspect rhétorique du nombre, voir Jacques Durand, « Rhétorique du nombre », in Communications, n° 16, Paris, Seuil, 1970.

s’impose : si le slogan est un signifiant linguistique, dans quelle mesure peut-on le distinguer de cet embrouillage sémiologique ? Reste la question des modalités.

Une autre chose significative que nous pouvons observer dans ce phénomène, c’est que l’image y domine, quels que soient les aspects. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, pour le cas de la « verbalisation de l’iconique » c’est au fond l’image qui serait mise en relief, malgré l’orientation verbale apparente. Il en va de même pour une « numérisation de l’iconique » apparentée, et ce qui s’y rattache. Ces divers phénomènes ne sont donc pas contradictoires, car ils suivent une logique commune : « pour qu’un message soit lu, il doit être vu ». Cette logique s’impose dans la plupart des domaines de la communication publicitaire, car elle vise à favoriser une meilleure prégnance du message et à susciter une plus grande empathie chez le récepteur. Cela nous laisse à entendre que l’annonce contemporaine compterait davantage sur le monde iconique, centré sur l’immédiateté et l’argumentation concrète, que sur le monde verbal, caractérisé par son aspect secondaire et son abstraction. Marie-Hélène Milano met ainsi l’accent sur le fait que « le langage désormais soumis à un régime essentiellement visuel, perd, en quelque sorte, son identité, son autonomie, un peu de son âme aussi »185. Même si cette idée peut ne pas susciter une adhésion totale, elle nous conduit certainement à réfléchir sur le type de rapport institué entre l’image et le langage dans la communication publicitaire actuelle.