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Le langage serait complexe et mystérieux

Chapitre II. L’épiphanie du langage

1. Repenser le langage naturel

1.2. Le langage serait complexe et mystérieux

Il faut d’ailleurs reconnaitre que cette distinction en deux langues est artificielle, qu’elle n’est faite que pour la commodité de l’explication. En réalité, il n’y a pas de frontière nette entre langue-trésor et langue-trash. Leur usage dépend de la situation de communication, mais elles font toutes deux partie d’un corps inséparable, c’est-à-dire du langage, l’une des pratiques les plus complexes de l’être humain. À ce titre, faisant partie de l’ensemble plus vaste des pratiques langagières de l’être humain, ce sous-ensemble que forment les manifestations spécifiques du slogan publicitaire peut être également envisagé sous plusieurs angles, selon les différentes optiques des sciences humaines et sociales.

Ainsi, les divers aspects linguistiques anormaux du slogan pourraient tout d’abord être considérés comme ce « reste »267 dont parle Jean-Jacques Lecercle. Il s’agit de l’autre face du langage, celle qui échappe aux théories linguistiques orthodoxes. C’est, en effet, tout ce que la construction correcte de la langue, avec son système de règles, exclut. Ce linguiste souligne que « ce reste est vaste et que ce qui compte, c’est que, le domaine de ce reste prolifère dans notre expérience quotidienne de la parole, sous divers

266 Michel Maffesoli, Le Réenchantement du monde, Paris, La Table Ronde, 2007, p. 141.

267 Jean-Jacques Lecercle, La Violence du langage, Paris, PUF, 1996, p. 9-61. C’est d’ailleurs l’ensemble

aspects tels que figures de rhétorique, jeux de mots, déformations, lapsus, délire, etc. »268 Cependant, cette approche ne cherchant pas à se donner une vision spécifique de ces phénomènes pour eux-mêmes, ils y sont seulement catégorisés par rapport aux grilles théoriques de la linguistique.

De son côté, Gilles Deleuze critique de front la conception du langage présentée par la linguistique structuraliste. Il estime que celle-ci a fait beaucoup de mal avec ses postulats absolument idéalisés269. Pour lui, une langue est un système qui par nature est loin de tout équilibre et bien plutôt en perpétuel déséquilibre fait de toutes sortes de courants hétérogènes interagissant. Dans les termes de sa pensée, cette dimension extravagante du slogan pourrait selon nous être bien interprétée au travers de sa notion de « style », en ce sens que le slogan est énoncé dans cette sorte de « langue étrangère »270 dont relève le style. Ce style, qui en arrive à bégayer dans sa propre langue, fait du slogan le produit de ce « bégaiement », qui relève de l’interaction entre agencement de désir et agencement d’énonciation. Ainsi, se contorsionnant sous la pression de la syntaxe originale que lui impose cet agencement, et poussé aux limites de la langue, le slogan pourrait constituer l’une de ces « autres formes de la langue » dans la langue qu’il évoque quand il dit que « toute langue est bilingue en elle-même et multilingue en elle-même »271.

Nous pouvons également nous référer à l’interprétation psychanalytique. La psychanalyse, en particulier celle de Jacques Lacan et de ses disciples, dit que les niveaux de la langue ne sont pas a priori distincts pour le sujet. Cela veut dire que, pour le sujet qui rêve ou qui commet un lapsus, le langage est structuré comme un tout unique, où les différences maintenues par le sujet vigilant ne sont plus pertinentes : cette structure à la fois singulière à chaque sujet et du même ordre que la langue saussurienne, Jacques Lacan la désigne comme « lalangue »272. Un de ses disciples, Jean-Claude

268 Ibid.

269 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit, coll.

« Critique », 1980, surtout Ch. 4. 20 novembre 1923-Postulats de la linguistique, p. 95-139.

270 Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 11. 271 Ibid., p. 138-139.

Milner273 dit qu’une langue n’est pas un fait de nature, mais qu’elle se construit dans les rapports contradictoires qu’entretiennent entre eux le point de vue systématique et la catégorisation sociale des pratiques. Le sujet est pris dans sa « lalangue », qui comporte un extérieur (l’impossible) que l’on ne peut ni atteindre ni représenter. Le sujet parlant est le siège d’une tension entre un fonctionnement préconstruit, où il assume ces catégorisations, et un fonctionnement inconscient qui les ignorent. Ainsi, la lalangue se vit au quotidien, mais ne peut ni se maîtriser, ni se théoriser.

Finalement, lorsque nous considérons l’activité langagière en termes de norme sociale, cette dynamique linguistique qui caractérise le langage publicitaire peut être appréhendée à la lumière de la notion d’« action non-logique »274 au sens où l’entend Vilfredo Pareto. Selon sa théorie, il y a deux catégories d’actions humaines : les actions

logiques et les actions non-logiques. Les actions non-logiques, objets de la sociologie,

sont formées d’une partie variable, appelée dérivation, qui apparaît comme un travail accompli pour justifier ou expliquer l’action, et d’une partie constante, appelée résidu275, qui correspond aux instincts, sentiments, besoins, goûts, etc. Les dérivations et les résidus constituent les molécules du système social, qui lui confèrent des propriétés spécifiques. Si les dérivations sont bien connues, les résidus sont cachés, d’où la difficulté de l’analyse sociologique. En ce sens, le langage peut être la conséquence du rapport entre résidu et dérivation.

273 Jean-Claude Milner, L’Amour de la langue, Paris, Seuil, 1978.

274 Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale (1916), Genève, Droz, 1968. Tout phénomène social

peut être envisagé sous deux aspects, objectif comme il est en réalité, subjectif tel qu’il se présente à l’esprit. Il y a deux classes d’actions : les actions logiques et les actions non-logiques. Dans les premières, les moyens sont appropriés au but et unis logiquement à ce but (par exemple, naviguer au moyen de rames). Dans les secondes, cette relation fait défaut (par exemple, invoquer le dieu Poséidon pour naviguer). En introduisant le premier critère on voit que dans les actions logiques, le but objectif est identique au but subjectif ; c’est le cas des actions scientifiques, artistiques, économiques, etc. au contraire, dans les actions non-logiques, le but objectif diffère du but subjectif.

275 Les résidus eux-mêmes sont subdivisés par Pareto en six classes, dont les deux premières, instinct des

combinaisons et persistance des agrégats correspondent grosso modo aux principes d’innovation et de

conservation. Une société n’est pas entièrement rationalisable. L’équilibre social d’un pays dépend de la proportion des résidus de la première et de la deuxième classe (innovation et conservation) au sein des populations en général, des classes sociales, des élites.

Ainsi, le langage naturel peut être appréhendé selon divers points de vue, de façon illimitée. À ce stade de la réflexion sur le langage, la chose que nous ne devons jamais oublier, c’est que ce langage qui fait l’objet de notre discussion en ce moment, n’est pas différent de celui dont parlent les linguistes, les philosophes, les sociologues et les psychanalystes, etc. Quelle conclusion se dégage de l’évocation de ces divers points de vue ? La première réponse, celle qui apparaît comme la moins erronée, c’est que, pour le moment, il faut reconnaître que nul ne peut se faire une idée claire de ce qu’est le langage, malgré tous les efforts déployés dans divers domaines. Le langage apparaît comme une donnée bien plus complexe et inextricable que nous ne le pensions. Ou bien, au contraire, il se peut qu’il soit d’une essence dont la limpidité confond l’entendement. C’est à tel point que le langage semble demeurer pour nous un « inconnu »276, pour emprunter l’expression de Julia Kristeva.