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Le rapport sémantique de l’adjectif au nom base

3.3 Rapports sémantiques entre le nom et l’adjectif

3.3.3 Le rapport sémantique de l’adjectif au nom base

Nous avons conclu la section précédente en disant que tout adjectif dénominal met en jeu le sens de son nom base. La présente section a un double objectif. Premièrement, le but n’est pas d’étudier ici de manière exhaustive tous les rapports sémantiques possibles véhiculés par les adjectifs dénominaux, mais de montrer que la situation des adjectifs n’est en rien exceptionnelle et différente de celle d’autres types de construits morpholo- giques. Même en dehors des cas de spécialisation, on peut retrouver une même forme ad- jectivale véhiculant plusieurs sens, un même procédé suffixal véhiculant plusieurs sens, ou encore un même sens construit par plusieurs procédés. Deuxièmement, nous allons montrer que ni les adjectifs dénominaux, dans leur ensemble, ni même un sous-ensemble de cette classe constitué par les adjectifs dits relationnels, ne sont équivalents sémanti- quement à leurs noms bases ; la construction d’un adjectif dénominal n’est pas une simple transposition syntaxique.

Pour représenter la sémantique des adjectifs dénominaux, une représentation géné- rale, telle que (49), inspirée de McNally et Boleda (2004), peut être proposée. Tout adjectif dénominal instaure un rapport sémantique R entre le sens de son nom base N et le sens de l’entité qu’il modifie x. Il reste à spécifier la valeur de ce rapport sémantique R.

(49) T (A<N) : λP λx.[P (x)∧ R(x, N)]

Pour définir la valeur du R, il existe deux approches. Dans une approche contextuelle, (Mezhevich, 2004, McNally et Boleda, 2004) la valeur du R est fournie par le contexte. La relation entre le nom base et le nom recteur est d’ordre pragmatique et n’a pas à être traitée par la sémantique. Dans une approche mixte (Fradin, 2009b), la valeur du R peut

être fournie soit par le nom base soit par le nom recteur, d’une part, et par le contexte d’autre part. Le mécanisme sémantique dépend donc à la fois de la nature sémantique du nom recteur (événement, artefact, individu . . . ) et du nom base (objet, lieu, agent. . . ). Les travaux de Nowakowska (2004) et Roché (2006) soulignent ensuite la différence entre les procédés qui fournissent une instruction sémantique (les adjectifs en -eux, -u) et ceux qui n’en fournissent pas. Pour ces auteurs, une simple mise en relation avec le nom base est posée. Par exemple, Nowakowska (2004, p. 17) dit : « à part -u, -é, -esque, -eux, les suffixes adjectivaux n’apportent pas un sens nouveau à la base - l’adjectif se paraphrase par ‘relatif à N’"» .

Roché (2006) distingue trois classes d’adjectifs : les adjectifs relationnels non mar- qués, les adjectifs sémantiquement marqués et les adjectifs qualifiants. Pour les adjectifs relationnels non marqués, aucune valeur sémantique n’est attribuée lors de la dérivation : «la morphologie lexicale n’a pas à s’en occuper puisque ces effets de sens ne sont dus qu’au contexte, ils ne résultent pas de l’opération dérivationnelle». La valeur séman- tique est définie une fois que l’adjectif est inséré dans le contexte. Il s’agit d’adjectifs relationnels prototypiques, qui sont construits notamment à l’aide de suffixes suivants : -el, -al, -ien, -ique, -aire, -ais/-ois, mais aussi -eux, -ier, -esque (50a) ; ou par conversion (50b). Pour les adjectifs sémantiquement marqués, la relation est codée par le processus constructionnel. Il s’agit de relations métonymiques ou méronymiques (50c), de rela- tions spatiales ou temporelles (50d), de relation axiologique (jugement de valeur) (50e), caractéristique notamment du suffixe -iste ou des préfixes pro- et anti-, et de relations actancielles (50f). Enfin, dans le cas de l’adjectivation qualifiante, l’adjectif est construit pour être directement qualifiant et transmet juste l’une des qualités du nom base (50g).

(50) a. veineux, printanier, moliéresqe b. rue piétonne

c. terre argileuse, poète barbu, régime présidentiel d. terrain caillouteux, ciel étoilé

e. esclavagiste, régulier, réglementaire f. vache laitière, coup meurtrier

g. laiteux, éléphantesqe, orange

Il nous semble difficile de soutenir que l’adjectif est construit par une opération sé- mantique à valeur zéro. Dans ce cas, il s’agirait d’une simple transposition syntaxique. Or, non seulement ces adjectifs véhiculent des sens précis, mais ils développent égale- ment des sens spécialisés. Et à l’inverse, il existe des rapports sémantiques qu’un adjectif dénominal français ne véhicule pas, comme par exemple la possession (51)- (52), rap- port véhiculé par les adjectifs possessifs dans les langues slaves, illustrés en (53) par des exemples tchèques. Les mêmes arguments qui ont mené, à partir de Chomsky (1970), à

abandonner l’idée que les noms déverbaux sont de simples transpositions syntaxiques, conduisent à la même conclusion en ce qui concerne les adjectifs dénominaux.

(51) a. *le stylo fraternel b. le stylo du frère (52) a. *le frère présidentiel

b. le frère du président (53) a. bratr-ov-o frère[m]-azr-n.nom.sg pero stylo[n].nom.sg le stylo du frère b. prezident-ův président[m]-azr[m.nom.sg] bratr frère[m].nom.sg le frère du président

À ce propos, nous rejoignons Fradin (2008, p. 69) qui affirme que « les règles de construction de lexèmes construisant les A dénominaux spécifient les relations séman- tiques qu’entretient le nom base avec le nom recteur et déterminent de ce fait la séman- tique de l’adjectif». Fradin (2009b) identifie trois types de valeurs pour la relation R : événement (54a), lecture spatiale (54b), lecture équative (54c).

(54) a. élection populaire, palais présidentiel, carte routière b. zone pavillonnaire, carte murale,

c. pêche industrielle, ferronnerie artistique

Cette position a été adoptée également par Mélis-Puchulu (1991) qui défend l’hy- pothèse que le sens des adjectifs dénominaux est bien spécifique et que les propriétés distributionnelles découlent des sens qu’obtiennent les adjectifs lors de la dérivation.

Nous présentons un échantillon des différents rapports sémantiques qu’on peut ob- server pour les adjectifs dénominaux dans le tableau 3.19.

Plusieurs observations peuvent être faites à partir de ce tableau. D’une part, la même instruction sémantique peut être véhiculée par plusieurs procédés, comme dans le cas de ‘qui est atteint de’, où on observe des adjectifs en -é, en -eux et en -ique (55).

(55) a. patient grippé b. patient cancéreux c. patient boulimique

D’autre part, le même procédé peut véhiculer plusieurs instructions sémantiques, comme l’illustrent les adjectifs en -ique de (56).

(56) a. patient boulimique b. variation morphologique

Rapport Exemples b. ‘qui contient du N’ argileux (terrain), gazeux (eau) a. ‘qui abonde en N’ poissonneux (lac), herbu (chemin) c. ‘qui est muni de N’ denté (lame)

d. ‘qui a du N’ courageux (homme), peureux (enfant) e. ‘qui ressemble à N’ laiteux, éléphantesqe

g. ‘qui est de la nature de N’ cancéreux (tumeur), gazeux (corps) h. ‘qui est atteint par N’ cancéreux, grippé, anorexiqe (patient)

i. ‘qui concerne N’ intestinal (infection) dentaire (soins) j. ‘qui est fait par N’ présidentiel (voyage), papal (décision)

k. ‘qui appartient à N’ présidentiel (voiture), papal (palais), intestinal (paroi) l. ‘qui est favorable à N’ anarchiste (mouvement)

m. ‘qui fait intervenir N’ dental (consonne), affixal (dérivation) n. ‘qui relève du N’ morphologiqe (variation)

Tab. 3.19 – Les rapports sémantiques véhiculés par des adjectifs dénominaux

c. parois thoraciques

Ces observations n’ont rien d’exceptionnel du point de vue morphologique. La po- lysémie affixale est typique de la construction de lexèmes en général (Villoing, 2009, Tribout, 2010, Fradin, 2012, Koehl, 2012, Namer, 2013). Pour ce qui est de l’appartenance d’un procédé à plusieurs types, ou même d’une forme à plusieurs types, on retrouve la même situation que par exemple pour la construction de noms déverbaux, où on peut distinguer les noms d’événement (cirage, passage) des noms de moyen (cirage) ou des noms de lieu (passage).

Au-delà de ces disparités, on observe quelques tendances générales au niveau de la répartition des procédés. Les adjectifs en -u, -eux, -é véhiculent un rapport de partie constitutive saillante (abonder en, contenir du, être muni de). Les adjectifs en -eux, -esque se spécialisent, quant à eux, dans le rapport de caractéristique saillante (avoir du, avoir l’aspect de).

Nous défendons l’hypothèse que le sens codé dépend en grande partie du type de nom base et des rapports que le sens du nom peut mettre en place. Le tableau 3.20 illustre certains types de noms qui servent de base à des adjectifs. Par exemple, les ad- jectifs dérivés de noms de matériel vont entrer en rapport notamment avec des noms dénotant des objets concrets et les adjectifs construits sur des noms de maladie ou des noms de qualités vont instaurer des rapports sémantiques facilement avec des noms de personnes. Par ailleurs, si l’adjectif est construit sur un nom qui dénote une pro- priété remarquable (taille, couleur, etc.), l’adjectif pourra également dénoter cette pro- priété (éléphantesqe, argileux). L’adjectif se combine ainsi avec un nom recteur en fonction de ces caractéristiques.

Classe lexicale du nom base Exemples nom de qualité courage, peur

nom de maladie cancer, grippe, anorexie nom de substance matérielle métal, argile

nom de domaine morphologie, gynécologie nom d’agent humain pape, président

nom de doctrine anarchisme nom de partie du corps dent, intestin

nom d’espèce naturelle poisson, herbe, éléphant Tab. 3.20 – Types de noms bases

une classe cohérente par certaines propriétés (leur sens est construit à partir du sens d’un nom), mais hétérogène par d’autres (les propriétés distributionnelles qui varient, la multiplicité des exposants pour une instruction sémantique, l’interprétation multiple pour un procédé). Nous avons également insisté sur le fait que l’adjectif dénominal n’est pas sémantiquement équivalent à son nom base.