• Aucun résultat trouvé

3.2 Rapports formels entre le nom et l’adjectif

3.2.1 Alternances morphophonologiques

La nature et la fréquence des différentes alternances morphophonologiques ont un impact considérable sur la construction de nouveaux lexèmes. Nous allons donc pré- senter les différents types d’alternance en donnant des exemples de chaque cas et la fréquence du phénomène dans les données.

Dans la section 3.1.1, nous avons défini l’adjectif «canonique» sur le plan formel comme un adjectif construit par une simple concaténation du suffixe au radical du sin- gulier du nom. Ce mode d’adjonction préserve au mieux la forme du nom base, c.f. la contrainte de fidélité (Roché et al., 2011). Cette contrainte a son origine dans le Théorie de l’Optimalité (Prince et Smolensky, 1993).

Dans le cas où le nom base se termine par une voyelle, trois situations sont possibles : le suffixe peut être simplement concaténé à la voyelle ce qui donne lieu à un hiatus ; le segment vocalique final peut être tronqué ; ou une consonne épenthétique peut être insérée. Le tableau 3.2 présente les exemples avec hiatus, où deux segments vocaliques se succèdent comme dans acné /akne/ ∼ acnéiqe /aknEik/. ll est notable par ailleurs que seul /e/ apparaît avec une variété de suffixes et avec un nombre plus élevé d’exemples, même si on trouve quelques exemples avec d’autres voyelles.

Un cas à part est représenté par la voyelle /i/. L’adjonction de l’un des suffixes -aire, -al, -el, -esque ou -eux déclenche automatiquement la modification de /i/ en /j/, comme l’illustrent les exemples en (29).

voyelle exemples effectif /e/ acné ∼ acnéiqe, bractéal ∼ bractée, 18

nausée ∼ nauséeux, cochlée ∼ cochléaire

/a/ sida ∼ sidaïqe 1

/o/ héro ∼ héroïqe 1

/u/ vaudou ∼ vaudouesqe 1

/y/ statue ∼ statuesqe 1

Tab. 3.2 – Concaténation à un radical à finale vocalique

(29) incendie ∼ incendiaire : /˜Es˜Adi/ ∼ /˜Es˜AdjEK/, colonie ∼ colonial : /kOlOni/ ∼ /kOlOnjal/, catégorie ∼ catégoriel : /kategOri/ ∼ /kategOrjEl/, ovni ∼ ovniesqe : /Ovni/ ∼ /ovnjEsk/, minutie ∼ minutieux : /minysi/ ∼ /minysjø/ La plupart des noms se terminant en /i/ ont néanmoins leurs adjectifs construits à l’aide du suffixe -ique. L’adjonction de /ik/ à un nom se terminant en /i/ produit la dispa- rition de l’un des /i/. Même s’il est possible de considérer /i/⊕/ik/ comme une réduction phonologique d’une voyelle longue, nous avons assimilé ce cas aux adjectifs présentant une troncation de finale, qui sont illustrés dans le tableau 3.3.

finale exemples effectif

/i/ orgie ∼ orgiqe, biopsie ∼ biopsiqe 580 virologie ∼ virologiqe

/e/ égalité ∼ égalitaire, sécurité ∼ sécuritaire 82 société ∼ sociétal, vanité ∼ vaniteux

/a/ placenta ∼ placentaire, tibia ∼ tibial 37 toundra ∼ toundriqe, diaspora ∼ diasporiqe

/Om/ sérum ∼ sériqe, épithélium ∼ épithélial 26 /˜O/ ischial ∼ ischion, infection ∼ infectieux 14 /ys/ virus ∼ viral, trismus ∼ trismiqe 13

Tab. 3.3 – Troncation de la finale

Dans le cas de la voyelle /e/, un conditionnement phonologique ne permet pas d’ex- pliquer la disparition de ce segment lors de l’adjonction du suffixe -aire pour les adjectifs du tableau 3.3, car comme on a vu dans le tableau 3.2, une simple concaténation est pos- sible, même avec -aire, comme dans cochléaire /kOkleEK/. On pourrait donc s’attendre à avoir, par exemple, *égalitéaire /egaliteEK/. On remarquera cependant que les noms se terminant en /e/ présentent en réalité tous le segment /ite/ et on peut donc suppo- ser que le conditionnement de ce changement est morphologique. Cette hypothèse sera confirmée au chapitre 4.

La voyelle /a/ est tronquée, ce qui évite l’hiatus par exemple pour toundriqe /tund- Krik/ à la place de */tundKraik/ ou pour placentaire /plas˜EtEK/ à la place de */plas˜EtaEK/. La troncation est également mise en place pour les noms à finales /Om/ et /ys/. Il existe aussi quelques cas de troncation de /˜O/.

Une autre possibilité pour les bases à finale vocalique consiste à insérer un segment consonantique dans une position présuffixale. Cette consonne, appelée épenthétique, permet d’adjoindre le suffixe sans réduire la base ou sans créer l’hiatus, comme dans caillou /kaju/ ∼ caillouteux /kajutø/. Comme l’indique le tableau 3.4, pour la déri- vation des adjectifs, il s’agit le plus souvent de /t/, qui est suivi de loin par /d/. L’ortho- graphe est un prédicteur partiel de l’insertion d’une consonne : tous les noms qui se ter- minent par un t ou un d graphique voient la consonne correspondante faire surface dans leurs dérivés, mais l’inverse n’est pas vrai, certains noms se terminant par une voyelle graphique donnant lieu à l’épenthèse. L’analyse des consonnes épenthétiques est sujette à discussion. Parmi les possibilités analytiques on peut compter (i.) la postulation de consonnes latentes, présentes dans la représentation lexicale du nom mais faisant surface seulement dans certains environnements (Damourette et Pichon, 1911-1927), (ii.) la pos- tulation de radicaux allomorphiques avec et sans consonnes (Plénat, 2008a), (iii.) l’exis- tence de règles phonologiques d’épenthèse lexicalement conditionnées (Tranel, 1981). Au-delà des débats théoriques, il reste que ni la présence ni l’identité de la consonne n’est entièrement prédictible à partir du contexte phonologique et que cette information doit donc être comptée au nombre des propriétés lexicales du nom.

consonne exemples effectif

/t/

sigma ∼ sigmatiqe, eczéma ∼ eczémateux

178 caillou ∼ caillouteux, mari ∼ marital

escargot ∼ escargotiqe, mandat ∼ mandataire dent ∼ dentaire, lait ∼ laiteux

aliment ∼ alimentaire, ornement ∼ ornemental

/d/ cafard ∼ cafardeux, nord ∼ nordiqe, 17 cauchemar ∼ cauchemardesqe

Tab. 3.4 – Épenthèse d’une consonne

Un autre type d’alternance est dû à la dénasalisation d’une voyelle nasale et son remplacement par une voyelle orale et une consonne nasale. Cette alternance, illustrée dans le tableau 3.5, peut être considérée comme une modification du trait nasal et son déplacement sur la consonne.

Les alternances de segments, telles que la postériorisation de la voyelle dans le patron /œ/ 7→ /O/ connue comme «learned backing» (Dell et Selkirk, 1978) ou l’alternance /z/ 7→ /t/ représentent le cœur de ce qui est en général appelé allomorphie. Nous les présentons dans le tableau 3.6

consonne exemples effectif /˜O/7→ /on/ canton ∼ cantonal, pavillon ∼ pavillonnaire 444

nutrition ∼ nutritionnel, fusion ∼ fusionnel

/˜a/ 7→ /an/ clan ∼ claniqe, artisan ∼ artisanal 37 /˜E/ 7→ /in/ intestin ∼ intestinal, vin ∼ vineux 31

Tab. 3.5 – Dénasalisation des voyelles

segment exemples effectif

/z/ 7→ /t/ mycose ∼ mycotiqe, synthèse ∼ synthétiqe 65 /œ/ 7→ /O/ éqateur ∼ éqatorial, secteur ∼ sectoriel 59 /s/ 7→ /t/ herpès ∼ herpétiqe, éclipse ∼ écliptiqe 14

Tab. 3.6 – Alternances de segments

Le dernier phénomène morpho-phonologique remarquable observé est la présence d’un glide ou la semi-vocalisation. Il s’agit de la présence d’un /j/ ou d’un /4/ dans une position antésuffixale. Le tableau 3.7 illustre les cas observés. Nous avons déjà discuté du changement de /i/ finale en /j/ dans le contexte des bases à finale vocalique. Dans les deux autres cas, la base a une finale consonantique.

∅ 7→ /j/ préférence ∼ préférentiel, indice ∼ indiciel 240 prépuce ∼ prépucial, éloge ∼ élogieux

∅ 7→ /4/ culte ∼ cultuel, grade ∼ graduel 22 /i/ 7→ /j/ incendie ∼ incendiaire, insomnie ∼ insomnieux 49

Tab. 3.7 – Glides

En comparant les informations contenues dans les tableaux 3.8 et 3.9 , on observe que /j/ est beaucoup plus fréquent que /4/.

/4/ Nb d’A % Total -uel 40 10% 410 -ueux 34 6% 549 -uaire 9 2% 526 -ual 2 0% 566

Tab. 3.8 – /4/ en position présuffixale

/j/ Nb d’A % Total -iel 130 32% 410 -ial 133 24% 566 -ieux 79 14% 549 -iaire 23 4% 526

Tab. 3.9 – /j/ en position présuffixale

/4/ figure dans quelques adjectifs qui sont en général d’origine latine ou dont le nom base est d’origine latine et comportait u dans sa flexion (en particulier pour ceux issus de la 4edéclinaison).

b. cas ∼ casuel : /ka/ ∼ /kaz4El/

c. accent ∼ accentuel : /aks˜A/ ∼ /aks˜At4El/ d. luxe ∼ luxueux : /lyks/ ∼ /lyks4El/

e. port ∼ portuaire : /pOK/ ∼ /pOKt4EK/

La présence de la semi-voyelle /j/ est un phénomène plus massivement représenté. Par exemple, 32% des adjectifs en -el ont un yod et se terminent donc en -iel. Histori- quement, une partie de ces yods a une origine latine, une autre partie a été créée sous l’influence de l’anglais. Sur le plan phonologique, 56% des adjectifs ayant /j/ présuffixal se terminent par /s/, 22% par /K/. Quelques cas ont un /Z/ ou un /l/. En dehors d’une trentaine de noms se terminant en /is/ et constituant ainsi un groupe homogène défini à partir de propriétés phonologiques, on observe notamment que l’insertion de /j/ est active dans certains contextes morphologiques, ce qui nous amène aux mêmes résultats que Thornton (1999) pour l’italien. En français, il s’agit de -ance ∼ -antiel (31a), dont relèvent la plupart des noms se terminant en /s/, -eur ∼ -oriel/ (31b) ou -eur ∼ -orial (31c), représentant la plupart des noms se terminant en /K/.

(31) a. concurrence ∼ concurrentiel : /k˜OkyK˜As/ ∼ /k˜OkyK˜AsjEl/ b. facteur ∼ factoriel : /faktœK/ ∼ /faktOKjEl/

c. éditeur ∼ éditorial : /editœK/ ∼ /editOKjal/ d. cicatrice ∼ cicatriciel : /sikatKis/ ∼ /sikatKisjEl/

En ce qui concerne les noms se terminant en /˜As/, il semble possible de prédire l’in- sertion d’un yod. Seuls les monosyllabes sens et cens ont des adjectifs comportant un /4/, sensuel et censuel respectivement, les deux ont été empruntés au latin.

La situation est différente pour les noms en /œK/ pour lesquels il existe autant d’ad- jectifs en -oral qu’en -orial, et on observe même des doublons (32). Il n’est donc pas possible de prédire entièrement l’insertion d’un yod, y compris dans ces contextes mor- phologiques.

(32) assesseur → assessoral / assessorial

Nous venons de décrire les principales alternances morphophonologiques observées dans la dérivation d’adjectifs à partir de noms. Sur le plan théorique, toutes ces alter- nances peuvent être considérées comme des cas d’allomorphie et avoir la même analyse.