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4.4 Niches morphologiques

4.4.1 La démarche et les noms en iste

Afin d’établir les contextes favorisant une suffixation, nous avons d’abord regardé la distribution des segments précédant le segment final. Par exemple, les noms se terminant en /t/ contiennent l’un des groupes finaux de la figure 4.8. Parmi ces groupes, deux se distinguent par leur fréquence élevée : /it/ et /st/. La question se pose donc de savoir quelle est la distribution des suffixes pour ces groupes finaux.

Prenons, par exemple, le groupe /st/. La figure 4.9 nous montre que pour la majorité des noms se terminant en /st/, les adjectifs sont dérivés à l’aide du suffixe -ique : sur 95 noms se terminant en /st/, 80 font des adjectifs à l’aide de -ique et 15 noms prennent un autre suffixe (-aire, -al, -el, -eux, -ier). On peut ainsi continuer en prenant en compte le

Figure 4.8 – Les groupes finaux des noms se terminant en /Xt/

Figure 4.9 – La distribution des suffixes sur les noms se terminant en /st/

segment précédant /st/ pour voir si cette distribution se maintient ou si la possibilité de prédire correctement le suffixe adjectival augmente.

Les noms se terminant par /Xst/ sont présentés dans la figure 4.10. Un type est plus fréquent que les autres de manière remarquable, celui des noms se terminant en /ist/. La distribution des suffixes pour ce type de noms est encore plus univoque que dans le cas précédent, 73 noms sont suffixés en -ique contre 2 noms qui forment l’adjectif à l’aide de -eux, comme l’illustre la figure 4.11.

Figure 4.11 – La distribution des suffixes sur les noms se terminant en /ist/ En prenant en compte un quatrième voire un cinquième segment, on arrive à délimi- ter un environnement qui accueille exclusivement le suffixe -ique. Ceci est illustré dans le tableau 4.14 qui résume toute la démarche décrite ci-dessus.

Finale Fréq_iqe Fréq_autre

/t/ 216 131

/st/ 80 15

/ist/ 73 2

/list/ 24 0

/alist/ 15 0

Tab. 4.14 – La prédictibilité des groupes finaux - /ist/

Chacun des groupes de segments constitue un plus ou moins bon prédicteur. Tou- tefois, avec quatre segments, le coût est plus élevé car on obtient 15 groupes de quatre segments /Xist/. Certes, le plus fréquent est constitué par /list/, mais cette fois-ci, la différence avec les autres groupes est moins frappante, comme l’illustre la figure 4.12.

Figure 4.12 – Les groupes finaux des noms se terminant en /Xist/

De plus, non seulement tous les noms en /list/ forment des adjectifs en -ique, mais également les noms en /nist/, /Kist/, /sist/, /tist/, /vist/, /fist/, etc. D’une part, le nombre

de groupes est multiplié, d’autre part, chaque groupe contient de moins en moins de noms. Pour ces raisons, le seuil va être fixé au niveau de 3 segments, à /ist/.

Les deux adjectifs en -eux formés à partir de noms en /-ist/ sont donnés en (30). Il s’agit de noms simples et monosyllabiques. Par contre, sur les 73 noms en /-ist/, 70 noms contiennent le suffixe -iste, illustrés en (31). Les trois adjectifs où ce n’est pas le cas figurent en (32). Il semble ainsi que ce n’est pas un nombre particulier de segments qui joue, mais le fait que ces groupes soient associés à une information morphologique particulière. (30) schiste → schisteux, piste → pisteux4 (31) artiste → artistiqe, folkloriste → folkloristiqe, guitariste → guitaristiqe, journaliste → journalistiqe (32) aoriste → aoristiqe, kyste → kystiqe, antéchrist → antéchristiqe

Deux problèmes doivent être mentionnés à ce stade de l’étude. D’une part, les suffixes -iste et -ique existent dans une sorte de symbiose de manière tellement systématique que l’idée qu’il s’agisse d’un seul suffixe -istique a été proposée par Roché (2009b). D’autre part, étant donnée la relation réciproque entre les noms en -iste et les noms en -isme, certains adjectifs se terminant en -istique pourraient être considérés comme dérivés de noms en -isme. Ces deux suggestions vont être discutées plus en détail dans l’étude de la dérivation multiple au chapitre 5.

Le fait que certains affixes en attirent d’autres a été observé précédemment dans la littérature. Depuis Williams (1981, p. 249-250), ce phénomène est connu sous le terme potentiation : « the potentiation of affixxby affixy». Lindsay et Aronoff (2013) montrent de manière détaillée quel rôle joue la potentiation dans la dérivation en anglais, par exemple dans le cas de -ity qui s’attache aux adjectifs suffixés en -able, tandis que ce n’est pas du tout le cas pour le suffixe -ness. Les auteurs montrent également que -ical s’adjoint de préférence aux noms en -ology.

En français, la dérivation des adjectifs à partir de noms semble particulièrement pro- ductive là où une niche morphologique attire un suffixe particulier. Ce principe de po- tentiation joue ainsi un rôle important.

Nous pouvons évaluer l’effet de potentiation en comparant deux proportions, comme l’illustre (33). D’abord, on divise le nombre d’adjectifs dérivés suffixés en -istique par le

4. Cet adjectif apparaît dans le domaine de la randonnée : Même le parcours pisteux, d’ailleurs assez bref, n’est pas déplaisant. (http://fr.wikiloc.com/wikiloc/view.do?id=2897524)

nombre de noms se terminant en -iste. Cette proportion permet d’estimer la probabilité pour un nom en -iste d’avoir un adjectif correspondant dérivé en -istique. Ensuite, nous divisons le nombre de tous les adjectifs suffixés en -ique par le nombre de tous les noms. Cette deuxième proportion permet d’estimer la probabilité pour un nom quelconque d’avoir un adjectif en -ique. Si les deux proportions sont égales, il n’y a aucun effet de potentiation. Le fait que la première proportion soit supérieure de manière notable à la seconde indique la potentiation : il y a plus d’adjectifs en -istique que ce à quoi on s’atten- drait. Le fait que la première proportion soit inférieure à la seconde correspondrait à la situation inverse, un obstacle à la suffixation. Dans ce calcul, nous utilisons uniquement les données de Lexique3 pour garantir l’équilibre de la source.

(33) a. Aistique Niste = 18 420 = 0, 042 b. Aique N = 774 30435 = 0, 025 c. Aistique Niste = 0, 042 > Aique N = 0, 025

On constate bien un effet de potentiation, mais l’amplitude de cet effet est moindre que ce à quoi on s’attendrait. On pourrait se demander pourquoi il en est ainsi. De fait, il existe une autre niche morphologique puissante pour les adjectifs en -ique, celle qui correspond au patron -ie → -ique, dont l’effet de potentiation est évalué en (34) et dont on parlera plus en détail dans la section 4.4.6.

(34) A(ie → )ique Nie = 335 1342 = 0, 249 > Aique N = 774 30435 = 0, 025

Une fois la démarche établie, elle peut être appliquée à tous les groupes de segments apparaissant sur les noms bases. On aboutit ainsi à l’identification de plusieurs niches morphologiques que nous allons maintenant commenter.