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La situation où un adjectif peut renvoyer non seulement à sa base immédiate mais également au lexème du début de la chaîne dérivationnelle est étudiée par Roché (2009b), qui oppose le cas de procédurier en (116) à celui de brevetabilité en (117).

(116) procéder → procédure → procédurier

‘quelqu’un qui abuse de la procédure’ (117) breveter → brevetable → brevetabilité

‘caractère de ce qui est brevetable’ ‘caractère de ce qui peut être breveté’

Pour Roché (2009b), le sens de procédurier est motivé seulement par rapport à pro- cédure, sa base immédiate, tandis que le sens de brevetabilité peut être construit soit à partir de l’adjectif brevetable, sa base immédiate, soit à partir du verbe breveter, dont l’adjectif est dérivé. Selon l’auteur, la différence entre ces deux exemples résulte de la nature des suffixes impliqués : «Un même procédé, la suffixation, se répète en pre- nant comme base le résultat de l’opération précédente, mais la construction du sens peut remonter ou non, suivant le cas, jusqu’au primitif» (Roché, 2009b, p. 153).

Roché (2009b) évoque différents types de transitivité pour la motivation. Cependant, ce à quoi cette transitivité devrait être appliquée n’est pas clair : il s’agit soit de la re- lation de dérivation, soit de la construction sémantique. Cette dernière correspond plus précisément à la définition du sens en termes de paraphrase.

Le schéma en (118) peut servir à illustrer cette différence. (118) A → B → C

D’après la définition de la notion de transitivité, dire que la relation de dérivation est transitive signifie : si C est dérivé de B et B est dérivé de A, alors C est dérivé de A. Or, une telle conception de la dérivation fait qu’il n’y a plus de différence entre procédurier et brevetabilité et que la transitivité doit s’appliquer de la même manière dans les deux cas.

Ce problème est néanmoins intéressant, car à notre connaissance, il n’y a pas de terme pour nommer la relation entre A et C. Il faudrait donc trouver un autre terme que "dérivé", le terme "famille morphologique" étant au contraire trop large. Les termes dérivé direct (B → C) et dérivé indirect (A → C) correspondraient au mieux à cette situation.

D’après la définition de la notion de transitivité, qu’on vient de donner, dire que la définition du sens est transitive signifie que si le sens de C est définissable naturellement au moyen du sens de B et le sens de B est définissable au moyen du sens de A, alors le sens de C est définissable au moyen du sens de A.

De ce point de vue, on ne voit pas de différence entre brevetabilité et d’autres exemples de Roché (2009b) donnés en (119). L’auteur dit que «autonomisation sera dé- fini spontanément comme le ‘fait de devenir autonome’ et courageusement comme ‘avec courage’», mais dans les trois cas, le sens du dérivé final peut être défini en utilisant soit le sens de la base immédiate, soit le sens du primitif.

(119) a. courage → courageux → courageusement ‘de manière courageuse’ ‘avec courage’

b. autonome → autonomiser → autonomisation

‘le fait de s’autonomiser’ ‘le fait de devenir autonome’

Si on peut formuler le sens du dérivé en utilisant des périphrases mettant en jeu cha- cun des deux termes en discussion, ces deux périphrases entretiennent elles-mêmes une relation périphrastique. Autrement dit, elles ont le même sens, et le fait d’avoir trouvé deux périphrases ne saurait donc prouver que l’adjectif est polysémique. C’est ce qu’in- dique la notation en (120). Le dérivé final a un sens S1 caractérisable par une opération sémantique C appliquée au sens du lexème A, et un sens S2caractérisable par une opé- ration sémantique D appliquée au sens du lexème B. Mais si C(A) et D(B) sont séman- tiquement équivalents, alors S1 et S2 ne sont pas réellement des sens distincts. Cette

situation n’a rien de spécial et se retrouve avec toutes sortes de patrons de dérivation multiple, tels que la préfixation des adjectifs en -able (121).

(120) a. S1 ⇔ C(A) b. S2 ⇔ D(B) c. D(B) ⇔ C(A) d. |= S1 ⇔ S2

(121) laver → lavable → inlavable

‘qui n’est pas lavable’ ‘qui ne peut être lavé’

La spécificité de procédurier, introduit en (116) comme un cas où la transitivité ne marche pas, est due, à notre avis, à une sorte de rupture au niveau du nom base, illustrée en (122). Cette rupture provient du fait que le nom procédure est lexicalisé avec un sens spécialisé dans le domaine du droit et que procédurier est construit sur ce sens que le TLFi définit comme ‘manière de procéder juridiquement, ensemble de règles suivant lesquelles doivent se dérouler les actions en justice’.

(122) procéder - procédure / procédure - procédurier

Ainsi retrouve-t-on une situation similaire à celle des adjectifs dérivés de noms désad- jectivaux et déverbaux, discutés dans les sections précédentes. Toutefois, il ne s’agit pas d’une particularité liée à un type sémantique, car le blocage de la transitivité dû à la lexi- calisation concerne également des noms dénominaux, comme l’illustre (123), l’un des exemples de Roché (2009b).

(123) noix + -et(te) → noisette,

noisette + -ier → noisetier

Crucialement, les exemples de guitaristiqe et de journalistiqe, introduits ci- dessus et repris en (124) diffèrent de manière substantielle des cas discutés par Roché (2009b). La situation équivalente à celle décrite par Roché (2009b) est représentée en (124a). Certes, le sens de l’adjectif dérivé peut aussi être défini en utilisant la paraphrase de sa base immédiate. Mais, ce n’est pas la même chose que le sens du dérivé représenté en (124b), où le dérivé a deux sens distincts : les deux paraphrases ne sont pas elles- mêmes dans une relation paraphrastique. Ceci est également le cas de l’adjectif jour- nalistiqe en (124c) qui possède même 3 sens, ce qui veut dire qu’il peut être employé pour dénoter une relation se rapportant à trois noms, à savoir journal, journaliste et journalisme.

(124) a. guitare → guitariste → guitaristiqe ‘relatif au guitariste’

b. guitare → guitariste → guitaristiqe ‘relatif au guitariste’ ‘relatif à la guitare’

c. journal → journalisme ↔ journaliste → journalistiqe ‘relatif au journaliste’ ‘relatif au journalisme ’ ‘relatif au journal’

Dans le cas de guitaristiqe, journalistiqe ou encore de sénatorial, il ne s’agit donc pas d’utiliser la paraphrase du sens de la base immédiate contenant le primitif, mais d’arriver à définir deux sens relativement autonomes, ce qui est illustré en (125).

(125) a. S1 ⇔ C(A) b. S2 ⇔ D(B) c. D(B) < C(A) d. |= S1 <S2

Le cas de l’adjectif footballistiqe se distingue de tous les cas discutés jusqu’ici par le fait qu’il n’y ait pas de base intermédiaire et l’adjectif doit être analysé directe- ment par rapport au nom football. Pour cette raison, selon Roché (2009b), toutes les successions apparentes de deux suffixes ne doivent pas être analysées comme le résultat de l’application de deux suffixations successives, car le dérivé peut être muni de deux suffixes, mais en réalité, il n’est le résultat que d’une suffixation à partir du primitif.

À ce titre, Roché (2009b) critique l’analyse de Corbin (1987, 239-240) qui traite les noms oisillon et royauté comme des résultats d’une double suffixation. Dans le pre- mier cas, une telle analyse produit une forme non attestée sans justification sémantique (126). Dans le deuxième, la forme intermédiaire existe (127), mais ne convient pas au plan sémantique, car royauté n’est pas ‘le fait d’être royal’. C’est donc pour des raisons sémantiques que, selon Roché, ces dérivés doivent être analysés comme construits di- rectement sur le premier élément dans la chaîne, le primitif. Les exemples en (128) sont donnés par Roché (2009b) pour appuyer l’analyse (127).

(126) oiseau + -ille → °oisille,

°oisille + -on → oisillon (127) roi + -al → royal,

royal + -té → royauté (128) amirauté, papauté, principauté

Par conséquent, en étudiant les mots se terminant en -alisme, -arisme, -ianisme, ou -isation, -icien et -alité qui résultent normalement d’une double suffixation, Roché (2009b) montre qu’il n’en va pas toujours ainsi, car le mot issu de la première suffixation soit

n’existe pas, soit il ne convient pas sémantiquement. L’auteur propose deux solutions : admettre que le «double suffixe» constitue un bloc indécomposable, ou bien que la déri- vation a sélectionné une base formelle différente de la base sémantique.

L’analyse selon laquelle -auté fonctionnerait de manière autonome doit faire face à un problème lié au rapport entre -al et -auté. Roché (2009b) propose que -auté dans les cas comme papauté, principauté soit une variante de -at qui figure dans sultanat, émirat, etc. Toutefois, la question se pose de savoir pourquoi on n’a pas *princip-at sur un radical savant /pK˜Esip/ de prince, le même qui donne lieu à princip-auté. Il faudrait expliquer le lien entre les noms en -auté et les adjectifs correspondants en -al, car la plupart des noms en -auté ont quand même dans leur famille morphologique des noms ou des adjectifs en -al.

Pour cette raison, nous ne sommes pas d’accord avec Roché (2009b) quand il dit : «il ne servirait à rien de reconstituer des °jazzistes et des °rugbystes puisque de toute façon l’adjectif est construit sémantiquement sur le nom de la discipline.» Par ailleurs, des attestations du nom jazziste se trouvent sur la Toile, comme l’attestent les exemples (129-130).

(129) Le cinquième concert sera celui du contrebassiste Israelien Gilad Abro, jazziste ap- pliqué et de jeune âge il a pourtant déjà collaboré avec Skazi, Beri Saharov ou Avishai Cohen.

http://lespetiteschroniques.com/2012/11/09/le-festival- jazznklezmer-remet-ca/

(130) Créé en 1960 dans un site mythique, sous les pins centenaires de la pinède Gould, face à la Méditerranée, en hommage au célèbre jazziste Sidney Bechet

http://www.france.fr/arts-et-culture/jazz-juan-0

En ce qui concerne les adjectifs en -istique qui n’ont pas de nom en -iste ou -isme correspondant, nous défendons également l’hypothèse que le nom est construit par l’ad- jonction de -istique directement au nom primitif. Toutefois, le rapport qui existe entre le primitif et les noms en -iste dans les cas comme guitaristiqe peut être retrouvé entre football et footballeur. Il semble difficile d’imaginer un adjectif dérivé à partir de ce dernier. Les noms dénominaux en -eur donnent lieu à des adjectifs en -orial ou -oral. Les variantes *footballorial ou *footballoral semblent difficilement acceptables pour des raisons phonologiques. Ainsi l’adjectif footballistiqe (131) peut-il renvoyer éga- lement au nom footballeur, comme l’illustre l’équivalence des exemples en (131). (131) a. une vie footballistique

b. une vie de footballeur

Ce dernier cas nous montre qu’il ne s’agit pas forcément d’une relation entre des membres d’une chaîne dérivationnelle, mais qu’il s’agit d’un phénomène qui concerne

ce que nous appellerons une famille morphologique proche. Ce phénomène, où l’adjec- tif dénominal peut renvoyer à plusieurs membres de sa famille morphologique s’avère spécifique aux adjectifs dénominaux et va être étudié plus en détail au chapitre 6.

Nous avons vu que les adjectifs construits sur des noms dénominaux peuvent avoir plusieurs sens reliés aux différents membres de la famille morphologique. Cette relation multiple est cruciale à la compréhension de la concurrence entre les adjectifs dénomi- naux et les syntagmes prépositionnels utilisés comme modifieurs : l’adjectif guitaris- tiqe entre en concurrence à la fois avec guitariste et guitare.

Par conséquent, envisager une relation binaire entre base et dérivé n’est pas toujours suffisant, comme l’a argumenté pour d’autres cas Bochner (1993), qui a introduit les pa- trons cumulatifs, ou Namer (2013) qui propose des relations ternaires pour des données similaires en français. Comme on vient de le voir, il faut tenir compte non seulement des relations X ∼ Xiste et Xiste ∼ Xistique, mais également de la relation X ∼ Xistique, voire des relations X ∼ Xiste ∼ Xistique. Une analyse formelle pour ce cas de figure va être proposée au chapitre 6.