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La question de la régularité morphologique

3.4 Régimes d’existence : la question de la concurrence

4.1.2 La question de la régularité morphologique

4.1.2.1 Introduction

Les lexèmes dérivés à partir de noms sont particulièrement sujets au phénomène de l’allomorphie radicale. Pour les adjectifs dénominaux, se pose donc l’épineuse question de la frontière à tracer entre la relation morphologique et la simple relation lexicale. Pour donner les propriétés dérivationnelles, il est important de ne prendre en compte que les paires reliées de manière morphologique et non pas associées sur une base lexi- cale/sémantique. Les exemples en (4) illustrent diverses variétés de rapport formel entre un adjectif et le nom qui lui est corrélé, en allant du plus simple au plus complexe. Entre les deux extrêmes, les exemples ne sont pas complètement ordonnés, car il est difficile de considérer, par exemple, que le rapport en (4b) est plus simple que celui en (4c). Selon toute probabilité, l’ordre correspond bien néanmoins à la fréquence des différents types de rapports. (4) a. folkloriqe ∼ folklore b. poissonneux ∼ poisson c. universitaire ∼ université d. silencieux ∼ silence e. musculaire ∼ muscle f. monial ∼ moine g. monacal ∼ moine h. temporel ∼ temps i. aviaire ∼ oiseau j. ludiqe ∼ jeu

D’un point de vue général, la régularité de la relation formelle entre base et dérivé ap- paraît comme de nature graduelle2. Le problème est de se donner les moyens de mesurer le degré de régularité. Dans les paragraphes qui suivent, nous considérons successive- ment deux méthodes pour ce faire : la distance de Levenshtein entre nom base et radical de dérivation et la fréquence des patrons d’alternance entre ces deux entités.

4.1.2.2 L’évaluation de la régularité par la distance de Levenshtein

Une première manière simple d’évaluer la régularité est d’utiliser la distance de Le- venshtein, qui mesure la distance entre deux séquences de caractères en comptant le nombre minimal de transformations nécessaires (insertion, suppression ou remplace- ment d’un caractère) pour passer d’une forme à l’autre. Ici nous comparons le radical

2. Voir l’emploi de régulier comme un adjectif gradable par Dal et al. (1999) : «cette dérivation est moins régulière (au sens où elle implique plus de variations allomorphiques)».

auquel s’adjoint le suffixe adjectival avec la forme du singulier du nom. Si le radical de l’adjectif est identique à la forme phonologique du nom base, la distance est de 0 (5a). Si une paire se distingue par une seule transformation, la distance de Levenshtein est de 1 (5b). Quand deux changements interviennent, la distance est de 2 (5c), etc.

(5) a. folklore ∼ folkloriqe : /fOlklOK/ ∼ /fOlklOK/ = 0 b. aliment ∼ alimentaire : /alim˜A/ ∼ /alim˜At/ = 1 c. thème ∼ thématiqe : /tEm/ ∼ /tEmat/ = 2

Le tableau 4.4 indique dans la colonne Lev la distance de Levenshtein pour une sé- lection de paires. On voit clairement que les cas de supplétion totale correspondent à des distances élevées et que les simples épenthèses ou troncations donnent lieu à des distances plus basses que les patrons d’allomorphie complexe. La mesure proposée est cependant imparfaite à plusieurs titres. D’abord, on ne peut pas définir un seuil de sup- plétion totale, la distance étant sensible à la longueur des chaînes comparées. Ainsi, la distance entre jeu et ludiqe est deux fois plus petite que celle entre champignon et fongiqe, et égale à celle entre contrat et contractuel. Pour obtenir une mesure adéquate de la supplétion totale, on peut recourir à la distance de Levenshtein normali- sée : la distance ordinaire est divisée par la longueur de la plus longue des deux chaînes comparées. On obtient alors une mesure entre 0 (régularité totale) et 1 (absence totale de ressemblance). La colonne LevN du tableau 4.4 indique la distance normalisée pour les paires considérées.

Nous avons maintenant deux mesures de distance qui ont chacune leurs avantages et leurs inconvénients quand il s’agit d’évaluer la régularité de la relation formelle. Si la distance simple ne capte pas la notion de supplétion totale, la distance normalisée, quant à elle, donne des résultats différents pour une même alternance en fonction de la longueur des chaînes. Ainsi, la distance normalisée entre poisson et poissonneux est- elle plus élevée que celle entre précaution et précautionneux. Enfin, dans certains cas les deux mesures de distance donnent des résultats également contre-intuitifs. Par exemple, les deux mesures donnent des distances égales entre cercle ∼ circulaire d’une part et thème ∼ thématiqe d’autre part, alors que dans un cas il y a cumul de deux phénomènes d’alternance indépendants et dans l’autre un simple allongement du radical.

4.1.2.3 L’évaluation de la régularité par la fréquence des patrons d’alternance Clairement, la distance de Levenshtein est une mesure très grossière de la similarité phonologique. On pourrait vouloir la remplacer par une mesure linguistiquement plus

3. Dans le cas des voyelles nasales, la distance pourrait être de 1 si on prenait en compte les traits, car on pourrait dire que la nasalité passe sur la consonne. Toutefois, en prenant en compte les segments, la distance est de 2.

Paire Transcription Lev LevN excrément ∼ stercoraire /EkskKEm˜A/ ∼ /stEKkOK/ 8 1 champignon ∼ fongiqe /S˜Apiñ˜O/ ∼ /f˜OZ/ 6 1 prison ∼ carcéral /pKiz˜O/ ∼ /kaKsEK/ 5 1 pierre ∼ lapidaire /pjEK/ ∼ /lapid/ 5 1 fédération ∼ fédéral /fEdEKasj˜O/ ∼ /fEdEK/ 4 0,4 poumon ∼ pulmonaire /pumO/ ∼ /pylmOn/ 4 0,7 grammaire ∼ grammatical /gKamEK/ ∼ /gKamatik/ 4 0,4 moine ∼ monacal /mwan/ ∼ /mOnak/ 3 0,6 jour ∼ journalier /ZuK/ ∼ /ZuKnal/ 3 0,5 père ∼ paternel /pEK/ ∼ /patEKn/ 3 0,5 contrat ∼ contractuel /k˜OtKa/ ∼ /k˜OtKakt4/ 3 0,4

jeu ∼ ludiqe /Zø/ ∼ /lyd/ 3 1

ligne ∼ linéaire /liñ/ ∼ /linE/ 2 0,5 cercle ∼ circulaire /sEKkl/ ∼ /siKkyl/ 2 0,4 thème ∼ thématiqe /tEm/ ∼ /tEmat/ 2 0,4 poisson ∼ poissonneux3 /pwas˜O/ ∼ /pwasOn/ 2 0,3 précaution ∼ précautionneux pKEkOsj˜O ∼ /pKEkOsjOn 2 0,2 rage ∼ rabiqe /KaZ/ ∼ /Kab/ 1 0,3 placenta ∼ placentaire /plas˜Eta/ ∼ /plas˜Et/ 1 0,2 université ∼ universitaire /ynivEKsite/ ∼ /ynivEKsit/ 1 0,1 catégorie ∼ catégoriqe /katEgOKi/ ∼ /katEgOK/ 1 0,1 folklore ∼ folkloriqe /fOlklOK/ ∼ /fOlklOK/ 0 0 Tab. 4.4 – Comparaison entre les distances de Levenshtein simple et normalisée

fine. Il n’est cependant pas sûr que ce soit la meilleure stratégie. En effet, l’intuition de régularité s’appuie au moins autant sur la familiarité des alternances rencontrées que sur leur simplicité formelle.

Une alternative séduisante serait d’évaluer quantitativement cette familiarité des al- ternances. Pour ce faire, nous avons déterminé pour chaque paire Nom ∼ Adjectif l’iden- tité du patron d’alternance de forme qui relie le singulier du nom au radical de dérivation. Quelques exemples sont présentés dans le tableau 4.5, qui illustre chaque patron par une paire Asfx ∼ Nb, leurs transcriptions phonologiques, le patron représenté et la fréquence de ce patron dans l’ensemble des données.

Le nom et le radical peuvent être identiques et le suffixe est simplement concaténé, comme pour structure ∼ structurel, ce qui est le cas le plus fréquent indépendam- ment du suffixe. Dans le cas de non identité, un ou plusieurs segments sont ajoutés, comme dans le cas de aliment ∼ alimentaire ou problème ∼ problématiqe, sup- primés, comme pour virus ∼ viral, ou bien remplacés, comme c’est dans le cas de proton ∼ protoniqe ou ellipse ∼ elliptiqe.

Paire Transcription Patron Fréq structure ∼ structurel /stKyktyK/ ∼ /stKyktyK/ ∅ 7→ ∅ 1799 aliment ∼ alimentaire /alim˜A/ ∼ /alim˜At/ ∅ 7→ /t/ 179 problème ∼ problématiqe /pKOblEm/ ∼ /pKOblEmat/ ∅ 7→ /at/ 44 virus ∼ viral /viKys/ ∼ /viK/ /ys/ 7→ ∅ 13 proton ∼ protoniqe /pKOt˜O/ ∼ /pKOtOn/ /˜O/ 7→ /On/ 444 ellipse ∼ elliptiqe /Elips/ ∼ /Eliptik/ /s/ 7→ /t/ 14

Tab. 4.5 – Obtention des patrons d’alternance

La fréquence du patron indique combien de paires différentes présentent chaque type d’alternance. Les patrons sont calculés indépendamment du type de suffixe, car l’objectif est de couvrir le plus grand nombre de patrons allomorphiques possible indépendam- ment du type de dérivation. En réalité, n’importe quel rapport dérivationnel pourrait être inclus dans ce calcul, et pas seulement ceux relatifs à la dérivation des adjectifs dénominaux.

Les fréquences des patrons d’alternance peuvent servir de critère pour tracer la fron- tière entre les phénomènes qui se reproduisent dans le système dérivationnel et les cas idiosyncrasiques. Les patrons avec la fréquence 1, c’est-à-dire ceux qui apparaissent avec une seule paire de lexèmes, vont être considérés comme idiosyncrasiques et ne vont pas être pris en compte pour la description des noms bases. Dans la très grande majorité des cas, ils correspondent à des situations de supplétion totale où la distance de Levensh- tein normalisée est de 1, mais il y a des exceptions comme estomac ∼ gastriqe où l’existence d’une séquence centrale commune /st/ ramène la distance à 0,8.

Sur les 380 patrons d’alternance identifiés, 283 patrons apparaissent une seule fois. Les paires en (6) en fournissent un échantillon. A part les exemples classiques présentés comme des cas de supplétion (6a), cette catégorie inclut des paires moins fréquentes et plus spécialisées qui sont données en (6b). Dans les exemples en (6c), la différence entre le radical de l’adjectif et le nom apparaît juste après le premier segment. En (6d), l’adjectif et le nom partagent au moins la première syllabe.

(6) a. cheval ∼ hippiqe : /S@val/ ∼ /ipik/, jeu ∼ ludiqe : /Zø/ ∼ /lydik/, esto- mac ∼ gastriqe : /EstOma/ ∼ /gastKik/, pierre ∼ lapidaire : /pjEK/ ∼ /lapidEK/, prison ∼ carcéral : /pKiz˜O/ ∼ /kaKsEKal/

b. pêche ∼ halieutiqe : /pES/ ∼ /aljØtik/, diaphragme ∼ phréniqe : /djaf- Kagm/∼ /fKEnik/, gale ∼ scabieux : /gal/ ∼ /skabjø/, excrément ∼ ster- coraire : /EkskKEm˜A/ ∼ /stEKkOKEK/

c. noces ∼ nuptial : /nOs/ ∼ /nypsjal/, naissance ∼ natal : /nEs˜As/ ∼ /na- tal/, poumon∼ pulmonaire : /pum˜O/ ∼ /pylmOnEK/, cercle ∼ circulaire /sEKkl/ ∼ /siKkylEK/, paume ∼ palmaire : /pom/ ∼ /palmEK/

/lymjEK/ ∼ /lyminø/, jour ∼ journalier : /ZuK/ ∼ /ZuKnalje/, sommet ∼ sommital : /sOmE/ ∼ /sOmital/, venin ∼ venimeux : /v@n˜E/ ∼ /v@nimø/, grammaire ∼ grammatical : /gKamEK/ ∼ /gKamatikal/

Si la distance de Levenshtein normalisée et la fréquence des patrons d’alternance identifient de manière analogue les cas d’irrégularité maximale, les deux mesures donnent des informations très différentes sur l’organisation du système. Le tableau 4.6 montre que des paires ayant la même distance peuvent appartenir à des patrons avec des fréquences très variables (Fréq). En particulier, pour les distances de valeur 1 et 2, il peut s’agir d’un patron très fréquent (E7→ ∅, ˜O 7→ On) ou bien au contraire d’un patron avec une seule paire (Z 7→ b, ñ 7→ nE). Pour cette raison, la distance de Levenshtein, qui est indépendante du fait que le patron s’applique à une seule paire ou sur plusieurs paires, semble moins appropriée que la fréquence des patrons pour évaluer la régularité des alternances.

Paire Patron Lev LevN Fréq

excrément ∼ stercoraire EkskKEm˜A 7→ stEKkOK 8 1 1 champignon ∼ fongiqe S˜Apiñ˜O7→ f˜OZ 6 1 1 prison ∼ carcéral pKiz˜O7→ kaKsEK 5 1 1 pierre ∼ lapidaire pjEk7→ lapid 5 1 1 fédération ∼ fédéral asj˜O7→ ∅ 4 0,4 7 poumon ∼ pulmonaire um˜O7→ ylmOn 4 0,7 1 grammaire ∼ grammatical EK7→ atik 4 0,4 1 moine ∼ monacal wan7→ Onak 3 0,6 1 jour ∼ journalier ∅ 7→ nal 3 0,5 1 père ∼ paternel EK 7→ atEKn 3 0,5 4 contrat ∼ contractuel ∅ 7→ kt4 3 0,4 6

jeu ∼ ludiqe /Zø/ 7→ /lyd/ 3 1 1

ligne ∼ linéaire ñ7→ nE 2 0,5 1

cercle ∼ circulaire EKk7→ iKky 2 0,4 1 thème ∼ thématiqe ∅ 7→ at 2 0,4 44 poisson ∼ poissonneux /˜O 7→ On/ 2 0,3 444

rage ∼ rabiqe Z7→ b 1 0,3 1

placenta ∼ placentaire a7→ ∅ 1 0,2 37 université ∼ universitaire E7→ ∅ 1 0,1 82 catégorie ∼ catégoriqe i7→ ∅ 1 0,1 580 folklore ∼ folkloriqe ∅ 7→ ∅ 0 0 1 799 Tab. 4.6 – Comparaison entre la distance de Levenshtein et la fréquence du patron d’al- ternance

Nous avons donc utilisé la fréquence des patrons pour isoler les cas d’irrégularité maximale. Un sous-corpus de paires Asfx ∼ Nb a été constitué, qui comporte toutes les paires appartenant à un patron d’alternance, qui concerne au moins 2 noms bases. Dans

les exemples en (7), le patron a la fréquence de 2, mais les alternances correspondent au même lexème base. Ces paires sont donc également mises de côté. Enfin, quelques paires contenant le même nom (8a, 8b) ou appartenant à une série fermée (8c) y ont été ajoutées. Pour qu’une série soit considérée comme une alternance productive, il faut qu’elle serve de support à la construction d’autres adjectifs comme par exemple sphère : *sphaternel, colère : *colaternel, polymère : *polymaternel ce qui n’est pas le cas des exemples en (8c).

(7) a. siècle ∼ séculier, siècle ∼ séculaire b. pluie ∼ pluvial, pluie ∼ pluvieux

c. nombre ∼ numéral, nombre ∼ numériqe d. chair ∼ charnu, chair ∼ charnel

e. graisse ∼ adipiqe, graisse ∼ adipeux

(8) a. ange ∼ angéliqe, archange ∼ archangéliqe b. nom ∼ nominal, pronom ∼ pronominal

c. mère ∼ maternel, père ∼ paternel, frère ∼ fraternel