• Aucun résultat trouvé

Hypothèse 1 : Sens non événementiel

Dans cette section et dans la suivante, nous tentons d’expliquer la surreprésentation des adjectifs en -ionnel au sein des adjectifs dérivés de noms déverbaux.

Les adjectifs en -ionnel dérivés à partir de noms déverbaux font souvent partie d’un vocabulaire de spécialité. En (81), l’adjectif variationnel est forgé avec un emploi spéci- fique aux mathématiques, les adjectifs distributionnel en (82) et transformationnel en (83) appartiennent au domaine linguistique. Ils peuvent être néanmoins utilisés éga- lement en dehors de ces domaines très spécialisés, comme l’illustrent les exemples en (84).

(81) a. varier → variation → variationnel b. calcul variationnel

(82) a. distribuer → distribution → distributionnel b. analyse distributionnelle

(83) a. transformer → transformation → transformationnel b. règles transformationnelles

(84) a. C’était un énorme saut pour l’Union, un saut transformationnel, d’autant plus que d’autres adhésions se profilaient.

Le Monde 23/02/2014

b. Il ne s’agira pas d’une aventure solitaire mais d’un véritable travail à partir duquel pourront se réhabiliter les capacités transformationnelles de l’ado- lescence

Les noms déverbaux peuvent présenter tout un éventail de types sémantiques. Plu- sieurs auteurs — Vendler (1967), Grimshaw (1990), Godard et Jayez (1994), Huyghe et Marin (2007), pour ne citer qu’eux — distinguent entre les noms à interprétation processive avec un rapport direct au temps, d’un côté, et les noms à interprétation concrète (résultative, agentive, instrumentale et autres). La question qui se pose est de savoir si cette distinction a une incidence sur la possibilité de construire un adjectif à partir d’un nom déverbal.

De nombreux noms déverbaux possèdent plusieurs interprétations (événement, lieu, moyen, instrument, etc.). Le nom construction (85) a deux interprétations : une pro- cessive, illustrée en (86) par un exemple en contexte et les tests identifiant un événement, que cet emploi de construction passe avec succès, et une résultative, où le nom dénote un objet qui peut être localisé dans l’espace, comme l’illustrent l’exemple et le test en (87).

(85) construire → construction

(86) a. Les règles d’urbanisme applicables lors de la construction d’une éolienne

adm54.asso.fr (frWac)

b. La construction a commencé il y a 5 ans. c. La construction a duré 5 ans.

(87) a. Des constructions auxiliaires furent bâties dans les alentours jusqu’au IVe siècle av. J.-C., pour servir de lieu d’entraînement ou d’hébergement

jeu-olympique.fr (frWac)

b. Des constructions auxiliaires se trouvaient à Rome.

On sait que la différence entre ces deux types sémantiques est également illustrée par l’impossibilité des reprises pronominales suivantes : d’une part, en (88), le nom d’évé- nement ne peut pas être repris par un pronom anaphorique et inséré dans une phrase à prédicat locatif, d’autre part, en (89), le nom d’objet ne peut se combiner avec un prédicat à valeur temporelle.

(88) *Voici les règles d’urbanisme appliquées lors de la construction de ce viaduc. Celle-ci se trouve dans le Poitou-Charentes .

(89) *Des constructions auxiliaires furent bâties dans les alentours jusqu’au IVe siècle av. J.-C. Celles-ci ont duré 5 ans.

La distinction entre un nom d’événement et un nom d’objet peut donc être faite pour les noms employés en contexte. Cependant, pour répondre à la question de savoir si les adjectifs construits sur les noms déverbaux renvoient à l’interprétation processive de ces noms, il faudrait trouver un moyen d’identifier les types sémantiques des noms bases, qui sont des unités abstraites, hors contexte.

L’emploi de l’adjectif à la place d’un syntagme prépositionnel après des expressions liées directement au temps (90b) pourrait être l’une des manières de tester le rapport au temps, qui caractérise les noms à interprétation processive. Cependant, l’agramma- ticalité des énoncés en (90c-d) semble être due à la structure elle-même, car d’autres adjectifs dérivés à partir de noms d’événement, mais qui ne sont pas des noms déver- baux, ne réussissent pas à ce test, eux non plus (91). De plus, le fait que ces séquences soient agrammaticales nous donne des informations sur les adjectifs, mais pas sur les noms bases.

(90) a. La construction a duré 3 ans.

b. La durée de la construction a été de 3 ans. c. *La durée constructionnelle a été de 3 ans.

d. *Le redémarrage constructionnel n’a pas été facile. (91) a. *la durée guerrière vs. la durée de la guerre

b. *la durée orageuse vs. la durée de l’orage

c. *le redémarrage guerrier vs. le redémarrage de la guerre

Pourtant, le nom durée peut être modifié par un adjectif dérivé, comme l’illustrent les exemples en (92). Cependant, il s’agit d’adjectifs en -oire ou en -if qui ont un rapport au verbe plus direct que les adjectifs en -el. Ce point s’avérera important pour la suite de cette analyse.

(92) a. La chirurgie du cancer de l’oesophage nécessite le plus souvent deux abords (ab- dominal et thoracique), demande une grande technicité, la durée opératoire est de 4 à 6 h, une réanimation est indispensable, la DMS est de plus de 10 jours et le risque de complication est majeur (mortalité entre 5 et 10 %).

www.lepoint.fr (frWac)

b. La description sollicite la mémoire du lecteur, l’édifice s’inscrit dans la durée narrative.

groupugo.div.jussieu.fr (frWac)

c. Véritable maillon dans le parcours de logement, la résidence sociale propose des logements pour une durée transitoire.

pays-de-la-loire.sante.gouv.fr (frWac)

Regardons maintenant quelques exemples de noms que l’adjectif constructionnel modifie dans le corpus. Même si l’adjectif constructionnel semble être employé no- tamment dans le domaine linguistique (93), le corpus frWaC contient quelques exemples qui sont issus d’autres domaines et qui sont plus proches de construction au sens général (94), qui a été introduit par les exemples (86)-(87).

(93) grammaire constructionnelle ; morphologie constructionnelle (Ling)

(94) a. l’expertise constructionnelle et topographique des zones de construction

www.studioeffequattro.it/FRA/base.swf (frWac)

b. Les besoins d’équilibres de ces édifices sophistiqués font appel à des technolo- gies constructionnelles variées s’inspirant souvent du gothique et le dépassant (parfois) par sa virtuosité technique.

http://www.vic-bigorre.fr/index.php?numlien=12 (frWac)

c. Plus le patient atteint est jeune, plus les dégâts sont considérables, comme l’a expliqué clairement le professeur Gérald Mirrer : « à un âge où les schèmes sensori-moteurs de l’individu ne sont pas clairement installés, et où la phase constructionnelle des éléments émotifs de la psyché ne sont pas encore déli- mités, la musicopathie a un effet désastreux sur le développement de l’intellect, provoquant un obstacle majeur à la croissance normale d’icelui. »

http://desencyclopedie.wikia.com/wiki/Musicopathie (frWac)

Pour les exemples (94a) et (94b), l’adjectif renvoie au «domaine de la construction», ce qui apparaît dans une comparaison paradigmatique basée sur des données de corpus (95). L’adjectif constructionnel apparaît dans les mêmes contextes que les adjectifs relatifs à la médecine, à l’immobilier, etc.

(95) a. expertise constructionnelle, médicale, immobilière

b. technologies constructionnelles, biomédicales, aéronautiques

Toutefois, l’exemple (94c), où l’adjectif constructionnel modifie le nom phase, ren- voie sans doute au sens de construction en tant que nom d’événement. Le nom phase est défini par le TLFi comme ‘chacun des aspects successifs d’un phénomène ; chaque moment d’un événement’ et a donc un rapport direct au temps. En (94c), le syntagme phase constructionnelle réfère aux moments de la construction des éléments émotifs. Une interprétation processive d’un adjectif en -ionnel est donc possible.

Les noms suffixés en -ion n’apparaissent pas dans la littérature comme des noms d’événement prototypiques, contrairement aux noms en -age et en -ment. Parmi les noms bases des adjectifs en -ionnel figurent ainsi des noms d’objet tels que génération, civi- lisation, infraction, ou des noms dont le type est difficile à établir, car ils ne passent ni les tests habituels des noms d’événement, ni ceux des noms d’objet, tels que prosti- tution, ou de moyen motivation (Fradin, 2014).

Il en résulte que les noms déverbaux qui servent de base à la dérivation adjectivale ne correspondent généralement pas à des dérivés centraux de verbes d’événement (-age, -ment). Les adjectifs sont typiquement dérivés de noms qui sont décalés par rapport aux déverbaux prototypiques, même si le sens événementiel n’est pas totalement exclu.