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La territorialité reposait sur l’idée simple selon laquelle « chacun est maître chez soi » et, si par principe la loi applicable était donc la loi locale, l’application des lois étrangères était concevable à titre exceptionnel66. Par conséquent, le territorialisme

doit être distingué du lexforisme et considéré comme un système de conflit de lois. Il est important de remarquer que la territorialité se distingue aussi du statutisme. En effet, dans la première l’application de la loi dépend du pouvoir du souverain qui l’édicte, tandis que dans le second, le champ d’application des lois se déduit de leur objet67. Le raisonnement en termes de principe-exception du droit positif colombien

conserve une forte ressemblance avec les idées territorialistes telles qu’elles ont été systématisées en Europe ; comme en droit colombien, la souveraineté était également une donnée du système. Il est donc nécessaire d’analyser cet élément politique du système colombien.

Le principe de souveraineté de l’État

§2.

27. Principe de territorialité et souveraineté. – La souveraineté semble

étroitement liée au principe de territorialité de la loi. Les arrêts commentés le suggèrent nettement. Toutefois, le rapport entre ces deux concepts n’est pas si évident ; il faut tenter de l’éclaircir (B). Pour ce faire, il convient d’identifier au préalable ce que la jurisprudence entend par souveraineté (A).

A. La notion de la souveraineté

28. Souveraineté dans la jurisprudence de la Cour suprême de justice. – La

souveraineté est évoquée dans les arrêts de la Cour suprême de justice depuis les années 194068. L’idée fut mentionnée une première fois dans un arrêt du 6 juin 1945

en ces termes : « en droit public domine le principe selon lequel la justice, pour des raisons de souveraineté, est éminemment territoriale »69. Cependant, la Cour ne l’a

jamais définie et s’est référée à la jurisprudence constitutionnelle sur ce point70.

66 Ibid., p. 163.

67 Ibid., p. 161 et 150.

68 Sur la notion de souveraineté dans la doctrine française, v. M. FLORY, v° « Souveraineté », Rép. dr. int. 69 CSJ civ. 6 juin 1945, préc.

70 Dans un arrêt du 5 juillet 2007 exp. 1989-09134, la chambre civile de la Cour suprême de justice a repris la définition de

la souveraineté retenue par la Cour constitutionnelle dans l’arrêt C-191/98 ; ceci s’explique peut-être parce que ce dernier arrêt s’était prononcé sur la constitutionnalité de la loi 397 de 1997, qui était applicable à l’espèce. Cependant, la notion

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29. Souveraineté selon la Cour constitutionnelle. – De son côté, la Cour

constitutionnelle a eu l’opportunité de se prononcer sur la souveraineté à plusieurs reprises et s’est exprimée tant sur sa définition que sur ses manifestations et ses éléments essentiels. Elle a formulé la définition suivante : « souveraineté, dans les relations internationales, signifie indépendance, et comme telle, consiste dans la faculté d’exercer, dans un territoire et sur ses habitants, les fonctions d’un État »71.

La souveraineté se manifeste, ensuite, en droit international public, à deux niveaux72 : l’un international, comme « la faculté de l’État de participer dans le

concert international à travers la création et l’adoption de normes internationales, l’initiation et le maintien de relations diplomatiques avec autres États et organisations de droit international, etc. », et l’autre interne, comme « la possibilité pour l’État de se donner ses propres normes sur le territoire national avec une indépendance totale vis-à-vis d’autres États ». La souveraineté aurait, enfin, trois éléments essentiels : i) l’indépendance, ii) le principe pacta sunt servanda, et iii) le principe de l’immédiateté73. Il est intéressant de remarquer, d’une part, que la Cour

s’inscrit dans la même ligne que les institutions internationales, notamment la Cour internationale de justice ; et, d’autre part, que la souveraineté paraît étroitement rattachée à d’autres matières, telles que les relations internationales ou le droit international public, auxquelles les Cours ont fait expressément référence.

30. Souveraineté et statut personnel. – En matière de droit des personnes, le

discours prend une allure ouvertement politique. Dans un arrêt du 7 mars 1952, la Cour suprême de justice a souligné, sans définir la souveraineté, que la capacité des

utilisée actuellement est celle issue de l’arrêt C-1189/00. En outre, la souveraineté est aussi invoquée par la Cour suprême de justice dans d’autres domaines : appréciation de la preuve (CSJ civ. 29 septembre 2000 exp. 5609), interprétation des contrats (CSJ civ. 18 janvier 2007 exp. 1999-173), droits des étrangers (CSJ civ. 26 janvier 2006 exp. 2005-128), office du juge (CSJ civ. 19 août 2009 exp. 2009-1075) et des arbitres (CSJ civ. 7 mai 2005 exp. 2009-380), entre autres.

71 Const. C-1189/00, dont la définition est très proche de celle retenue dans l’arrêt C-191/98. La Cour a cité la sentence de

la Cour permanent d’arbitrage du 4 avril 1928 dans l’affaire Île de Palmas et l’arrêt de la Cour internationale de justice du 9 avril 1949 dans l’affaire du Détroit de Corfou, cette dernière étant évoquée comme précédent non seulement des droits des États découlant de la souveraineté, mais des obligations vis-à-vis des autres nations. La définition rapportée a été reprise dans les arrêts C-621/01 et C-527/03.

72 Const. C-191/98.

73 V. Const. C-621/01, le troisième élément signifie que « l’exercice de la souveraineté d’un État est soumis, sans

intermédiation du pouvoir d’un autre État, au droit international » ; cf. Ch. ROUSSEAU, Droit international public, Recueil Sirey, 1953, n° 95 et s.

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personnes « entraîne en soi de manière cruciale, la notion de souveraineté de chaque État, à agir de façon intransigeante, indispensable pour la défense de ses institutions tutélaires. Il est entendu ainsi que pour de tels extrêmes [la Cour fait référence à l’interdiction de disposer de son état civil], surgit la nécessité du statut personnel, en tant qu’unique moyen pour mettre le pays à l’abri d’immixtions étrangères et des

caprices de la libre détermination du citoyen »74. Pour sa part, la Cour

constitutionnelle a affirmé, dans l’arrêt C-395/02, que l’application de la loi colombienne aux nationaux est une expression de la souveraineté de l’État et se justifie parce qu’il « existe une relation étroite entre la formation familiale et sociale reçue par les personnes dans une communauté déterminée et le contenu du système juridique de l’État correspondant »75. Ces extraits montrent que la soumission du

statut personnel à la loi nationale matérialise une sorte d’allégeance politique des nationaux à la société colombienne et à son système juridique.

31. Souveraineté et exequatur. – En outre, le recours à l’idée de souveraineté

est devenu d’usage courant en matière d’efficacité des jugements étrangers principalement. Les termes employés sont, parfois, extraordinaires. Dans un arrêt du 7 octobre 201076, par exemple, la Cour suprême de justice affirme que « pour des

raisons de souveraineté, est amplement connu le principe selon lequel seules les décisions des juges de la République se voient reconnaître de la force dans le territoire de la patrie ». Et, plus récemment, la Cour a pu considérer que « l’État- Nation a été l’une des conquêtes les plus emblématiques de la révolution bourgeoise, en vertu de laquelle ont été érigés les principes démocratiques comme la souveraineté nationale et l’autodétermination des peuples ; parmi ses attributs se démarque l’autonomie de chaque pays dans l’exercice de la juridiction, c’est-à-dire le

74 CSJ civ. 7 mars 1952, GJ t. LXXI, n° 2112, p. 351, spéc. 361. Plus récemment, 29 juillet 2011 exp. 2007-152.

75 Le discours d’allure politique sera aussi repris dans l’arrêt C-249/04, dans lequel s’analyse la constitutionnalité des

alinéas 2, 3 et 4 de l’article 13 de la loi 80 de 1993 portant loi générale des contrats de l’Administration publique. Cet arrêt s’inscrit aussi dans la logique principe-tempérament. À cette occasion, la Cour a abordé la question de la soumission des contrats administratifs à une loi étrangère et a fait référence pour la première fois à la doctrine colombienne de droit international privé, tout en soulignant le caractère absolu du principe de territorialité déduit des articles 18 à 22 CCC.

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pouvoir qu’il s’octroie d’administrer la justice sur son territoire, sans l’immixtion d’autorités étrangères »77.

32. Souveraineté dans la doctrine colombienne. – Finalement, la doctrine

colombienne évoque aussi l’idée de souveraineté, mais sans en donner de définition. Le recours à la souveraineté est fréquent, mais prend des formes variées. La doctrine a notamment avancé qu’il s’agit d’un conflit sous-jacent au conflit de lois78, d’un

fondement de l’exercice exclusif du pouvoir législatif sur le territoire d’un État79, ou

même d’un critère d’internationalité80. De plus, certains auteurs adoptent une

approche publiciste qui se matérialise par la qualification de la matière81 et de ses

règles82 comme étant de droit public interne.

33. Publicisation de la matière. – En rajoutant la souveraineté à la territorialité

en matière de droit international privé, le discours des hautes cours prend une allure politique, qui reflète une approche publiciste de la matière. Selon cette conception publiciste, pourtant dépassée, spécialement en France et en Europe83, le droit

international privé serait un élément de défense de l’ordre juridique colombien et de ses ressortissants. Il semble toutefois que son objet tiendrait alors aux relations de l’État colombien avec ses pairs et avec ses citoyens, plutôt qu’aux rapports que nouent les citoyens des divers États.

Il existe une proximité incontestable entre les définitions des deux principes. Pourtant, les termes avec lesquels la jurisprudence évoque le principe de la souveraineté n’indiquent pas la manière dont il s’articule avec le principe de la territorialité de la loi, auquel il semble si intimement lié.

77 CSJ civ. 16 avril 2012 exp. 2009-1108.

78 J. J. CAICEDO CASTILLA, Derecho internacional privado, op. cit., n° 6, p. 5.

79 A. COCK ARANGO, Tratado de Derecho Internacional Privado, op. cit., p. 12 ; L. F. ÁLVAREZ LONDOÑO, D. R. GALÁN

BARRERA, Derecho internacional privado, op. cit., p. 41.

80 M. G. MONROY CABRA, Tratado de Derecho Internacional Privado, op. cit., p. 5.

81 L. F. ÁLVAREZ LONDOÑO, D. R. GALAN BARRERA, Derecho internacional privado, op. cit., p. 48 : « le droit international

privé est public par son objet puisqu’il réglemente la vie privée, la vie sociale internationale et présente manifestations d’une solidarité internationale incontestable ».

82 A. HERRAN MEDINA, Compendio de Derecho Internacional Privado, op. cit., p. 66 : les règles de droit international privé

« ont le caractère de droit public puisqu’elles marquent, à l’arbitre du législateur, les règles auxquelles obéissent les autres règles qui, contrairement aux premières, déterminent des droits et des obligations… leur objet immédiat sont les règles de droit et non pas des relations ou des droits ».

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B. Le rapport entre souveraineté et territorialité

34. Diversité de traitement. – Le lien entre les deux principes est présenté

différemment dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle et dans celle de la Cour suprême de justice.

35. Liens possibles selon de la Cour constitutionnelle. – Dans la jurisprudence

constitutionnelle, qui est la seule à avoir proposé des définitions, le lien entre souveraineté et territorialité semble confus. De fait, les deux notions sont étonnamment proches, presque synonymes. C’est peut-être pourquoi, dans l’arrêt T- 1157/00 mentionné, la Cour a affirmé que le principe de territorialité est consubstantiel à la souveraineté. Le lien serait donc un lien d’identité.

Cependant, d’autres décisions sont venues obscurcir cette conclusion simple, énonçant à leur tour d’autres liens possibles. Dans un arrêt C-621/01 sur la constitutionnalité de l’article 13 qui consacrait la territorialité de la loi dans l’ancien Code pénal, la Cour a affirmé que le principe de territorialité était « le fondement essentiel de la souveraineté »84. Le rapport entre les deux notions n’est plus le

même : la territorialité étant ici le point de départ logique de la souveraineté, le lien d’identité devrait, par conséquent, être écarté.

Enfin, dans l’arrêt C-395/02 déjà mentionné, la territorialité ne semble constituer qu’une « expression de la souveraineté de l’État en référence à son élément territorial ou spatial ». La territorialité est maintenant une manifestation de la souveraineté et non pas son point de départ, comme si, au terme d’un renversement miraculeux, les notions avaient inversé leurs rôles.

36. Lien entre territorialité et souveraineté selon la Cour suprême de justice. – Si les notions sont proches et ont des rapports peu clairs dans les

décisions de la Cour constitutionnelle, il en va autrement pour la juridiction civile. La Cour suprême de justice a d’abord utilisé la souveraineté pour justifier la condition de réciprocité à laquelle est soumis l’exequatur85 ; ensuite, toujours dans le

cadre de l’exequatur, elle a eu recours à la notion de souveraineté pour expliquer

84 Const. C-621/01, dans le même sens et récemment C-198/12. 85 CSJ civ. 6 juin 1945, préc.

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l’accueil des décisions étrangères86. C’est à ce propos que la question du lien entre

territorialité et souveraineté s’est fréquemment posée.

La territorialité s’y présente dans des termes différents par comparaison avec la jurisprudence constitutionnelle, mais le rapport semble unique. Ainsi, la territorialité a été considérée une « conséquence évidente et naturelle de la souveraineté de l’État »87, une exigence88 ou une implication89 de la souveraineté. La

Cour suprême a aussi affirmé que « les jugements et les autres décisions judiciaires qui auraient ce caractère, d’ordinaire produisent seulement des effets dans le pays où elles ont été rendues, puisque la fonction juridictionnelle s’exerce en vertu de la souveraineté de l’État »90. La souveraineté semble donc, dans la jurisprudence de la

Cour suprême de justice, l’antécédent logique de la territorialité ; aucun autre rapport n’a pas été proposé et la doctrine adopte une position similaire.

37. L’approche du droit colombien. – Le recours aux principes de territorialité

et de souveraineté pour résoudre les conflits de lois révèle l’approche publiciste adoptée par le droit international privé colombien. Leur usage récurrent en matière d’efficacité des jugements étrangers soulève des questions quant à leur domaine. Toutefois, compte tenu des liens très étroits entre les deux et de la prédominance de la territorialité dans la jurisprudence, il faut raisonner seulement à partir de ce dernier.