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1.1.2 Concepts clés en théories queer : l’apport de Foucault et Butler

1.1.2.1 Le pouvoir et ses techniques de normalisation

Michel Foucault est considéré comme l’un des penseurs les plus influents en sciences sociales, son travail s’inscrivant entre autres dans le courant poststructuraliste84.

Parmi ses ouvrages les plus influents on retrouve Surveiller et punir (1975) qui étudie l’émergence de la prison et ses quatre tomes de la série Histoire de la sexualité, publiés jusqu’après sa mort. Le premier tome de cette série, La volonté de savoir (1976), a offert pour la première fois une alternative à l’histoire classique du développement des sexualités. Selon lui, la catégorie homosexuelle ne peut pas être retracée historiquement, avançant plutôt que « la catégorie des homosexuels est née d'un contexte particulier dans les années 1870 et que, comme la sexualité en général, elle doit être considérée comme une catégorie construite de savoirs plutôt que comme une identité découverte » [Notre traduction]85. Posant les bases pour les théories

queer à venir, les écrits de Foucault continuent encore aujourd'hui à être utilisés par les théoricien·ne·s du genre.

Parmi les personnes inspirées par Foucault, Judith Butler est certainement l’une des plus influentes dans le domaine. Dans son ouvrage philosophique Trouble dans le genre (1990), Butler « développe le travail de Foucault en relation avec les théories féministes du genre afin d'exposer et d'explorer les modèles naturalisés et normatifs

84 Tamsin Spargo, Foucault and Queer Theory, coll Postmodern Encounters, Cambridge, Icon Books,

1999 à la p 7.

du genre et de l'hétérosexualité » [Notre traduction]86. C’est encore l’une des

chercheuses les plus lues en sciences politiques et en sociologie, Trouble dans le genre étant en 2015 l’ouvrage le plus cité lors de recherches sur le féminisme87.

Ces deux auteur·ice·s sont donc considéré·e·s comme ayant placé les bases théoriques permettant encore aujourd’hui le développement de critiques queer. Le concept principal que Foucault et Butler ont déployé dans leurs recherches et celui qui nous servira tout au long de ce mémoire est celui du pouvoir, de ses manières d’agir et des points de résistance qu’il offre.

Le pouvoir pour Foucault n’est pas une question de force physique ou matérielle, mais plutôt un jeu de relations constantes entre les individus. Cette conception du pouvoir le pose comme étant structurel, sans lien avec la volonté consciente des individus, le résultat d’un amalgame « des structures discursives, des connaissances (scientifiques) et des pratiques qui les accompagnent » [Notre traduction]88, pouvant

agir à la fois sur les autres et sur soi-même. Deux éléments clés du concept de pouvoir sont particulièrement importants, soit qu’il est diffus et qu’il est productif.

D’abord, le pouvoir n’appartient réellement à personne, il est relationnel et diffus. Contrairement aux théories précédentes imaginant le pouvoir comme émanant du haut (le souverain, l’État) vers le bas (le sujet), Foucault positionne le pouvoir comme étant une relation entre individus. Le pouvoir ne peut donc pas être détenu par une

86 Ibid à la p 52.

87 Nicola J Smith et Donna Lee, « What’s Queer about Political Science? » (2015) 17:1 Br J Polit Int

Relat 49 à la p 51.

88 Ivan Manokha, « Foucault’s Concept of Power and the Global Discourse of Human Rights » (2009)

personne ou un groupe de personnes puisqu’il s’opère dans chaque interaction entre chaque individu89. Pour lui, le pouvoir « se produit à chaque instant, en tout point, ou

plutôt dans toute relation d'un point à un autre. Le pouvoir est partout ; ce n'est pas qu'il englobe tout, c'est qu'il vient de partout »90. De plus, plusieurs systèmes de

pouvoir sont à l’œuvre en même temps, que ce soit par rapport à la sexualité, le genre ou encore la race ou la classe.

D’ailleurs, puisque chacun·e a des intérêts et objectifs qui lui sont propres, les actions ne peuvent être coordonnées et ne suivent pas de stratégie globale91. Le pouvoir

actuel, ne pouvant être retracé à un souverain ou une entité précise, doit ainsi plutôt être défini comme une multiplicité de rapports de forces qui agissent au quotidien dont « la cristallisation institutionnelle prennent corps dans les appareils étatiques, dans la formulation de la loi, dans les hégémonies sociales »92.

Ensuite, bien que le pouvoir soit en action constante entre chaque sujet, il importe de déconstruire notre perception de sa force uniquement répressive. Pour Foucault, le pouvoir est davantage productif : il « réprime, mais fait tout aussi bien exister »93.

Contrairement aux théories précédentes décrivant la société capitaliste moderne comme ayant réprimé les sexualités, Foucault explique qu’au contraire, les discours

89 Alec McHoul et Wendy Grace, A Foucault Primer : Discourse, Power And The Subject, Routledge,

2015 à la p 89.

90 Michel Foucault, Histoire de la sexualité I: La volonté de savoir, Gallimard, 1976 à la p 122.

91 Isaak Dore, « Foucault on Power » (2009) 78:3 UMKC Law Rev 737 aux pp 740‑741.

92 Foucault, supra note 90 aux pp 121‑122.

sur la sexualité n’ont jamais été aussi multiples94. En effet, le pouvoir est positif et

productif, créant les éléments qui constituent la société 95 et produisant les

comportements jugés comme acceptables, normaux.

Le pouvoir produit et régule donc à la fois les relations entre chaque individu, mais peut aussi agir sur le soi. C’est ce que Butler avance avec son concept de subjectivation, qui dévoile à la fois la construction du sujet et sa subordination au pouvoir. C’est l’idée que le sujet n’existe pas socialement avant les termes qui le définissent, émergeant « à travers une soumission primaire aux catégories, termes et noms établis par les concaténations des relations de pouvoir qui précèdent et s'étendent au-delà du sujet qu'ils désignent » [Notre traduction]96. Le sujet doit être

constamment réaffirmé par la performance des actes de pouvoir l’ayant constitué : cette répétition – réitération dans les termes de Butler – crée le sujet sans que celui-ci soit conscient des éléments le construisant. C’est ainsi que « le statut de sujet n'est assuré que par la répétition des conditions de pouvoir qui inaugurent ce statut, de sorte que ces conditions elles-mêmes sont rétablies ou reproduites par leur citation continue » [Notre traduction]97.

Les sujets sont aussi disciplinés par les structures institutionnelles. Nous pouvons donc finalement appliquer la théorie du pouvoir de Foucault et Butler à l’État. Considérant que le pouvoir agit de manière répressive, mais également productive, il

94 McHoul et Grace, supra note 89 à la p 80.

95 Ibid à la p 82.

96 Catherine Mills, « Contesting the Political: Butler and Foucault on Power and Resistance » (2003)

11:3 J Polit Philos 253 à la p 259.

importe d’étudier les lois étatiques non seulement comme réprimant des comportements, mais aussi comme les créant : « les désirs et les identités ne sont pas préexistants, mais constitués au cours de pratiques culturelles historiquement spécifiques. Le droit, en tant que pratique culturelle, participe à la création des catégories identitaires qu'il cherche à contrôler » [Notre traduction]98. Comme nous le

verrons plus loin, le droit n’est qu’un instrument du pouvoir parmi tant d’autres, mais il a une forte capacité d’action sur les sujets99 et construit les catégories qu’il cherche

à contrôler et interdire.