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2.2 Comment queeriser le droit international?

2.2.1 Critique de la structure du droit international

Le rapport au genre qu’entretient le droit international n’a pas beaucoup changé depuis ses débuts. Bien que les théoricien·ne·s féministes aient réussi à augmenter la visibilité des enjeux liés aux femmes au courant des dernières décennies, la vision du genre que maintien le droit international n’est pas très inclusive. Prenant des exemples du droit international pénal, du travail de rapporteur·e·s spéciaux et du droit international des droits humains, Brenda Cossman l’explique par un questionnement sur la définition du genre en droit international. Selon elle, bien qu’il y ait des avancées au niveau de la reconnaissance des droits des personnes issues de la DSPG, il reste que la vision qu’à et que transmet l’ensemble du droit international par rapport au genre reste très simple et binaire. En effet, selon elle, « [l]a relation traditionnelle entre le sexe et le genre n'a pas été perturbée sur la scène du droit international. Au fur et à mesure que le genre devient représenté au niveau international, son sens devient de plus en plus rigide et figé » [Notre traduction]258. C’est dire que les

questions de genre sont encore synonymes d’enjeux liés aux femmes et à leur oppression259, et dans les rares cas où les enjeux de genre sont analysés de manière à

prendre en considération leur origine socialement construite, le genre et le sexe ne sont pas dissociés260.

La critique queer qu’entreprend Cossman permet à la fois de prendre conscience de la façon dont l’ensemble du droit international conçoit le genre, mais aussi d’entrevoir les possibles changements qui pourraient être apportés à cette conception. Elle

258 Brenda Cossman, « Gender Performance, Sexual Subjects and International Law » (2002) 15:2

Canadian journal of law and jurisprudence 281 à la p 289.

259 Ibid à la p 285.

propose donc d’imaginer un droit international structuré d’une manière complètement différente, n’accordant pas toujours plus de droits à certaines identités fixes, mais augmentant la liberté des «sujets sexuels» : « une approche performative du genre faciliterait ce passage de l'identité à l'autodétermination sexuelle en mettant l'accent sur le fait que la sexualité est quelque chose que nous faisons, pas simplement quelque chose que nous avons » [Notre traduction]261. De cette manière, les théories

queer pourraient permettre d’imaginer une transformation structurelle du droit international.

Outre la vision très simple et fixe du genre, le droit international est fondé sur un ensemble de binarités et d’oppositions. Aux binarités traditionnellement associées aux États ou aux structures telles qu’anarchie/ordre, international/domestique, paix/guerre, s’ajoutent les binarités associées aux sujets du droit international. Partant d’un sujet type «normal», un éventail d’autres sujets sont construits et définis par opposition au modèle de base. Un point de vue queer nous permet d’identifier ces sujets «anormaux» et de contester leur catégorisation.

C’est ainsi que sont construites les «minorités protégées» en droit international, qualification qui implique implicitement un contraire – une majorité – différente du normal, les minorités étant l’Autre. S’y inscrivent entre autres les personnes qui ne sont pas hétérosexuelles et cisgenres, puisque « le sujet sexuel universel en matière de droits de la personne est l'hétérosexuel» [Notre traduction]262. Le même concept

s’applique aux personnes en situation de handicap, aux enfants, aux personnes âgées,

261 Ibid à la p 294.

262 Michele Grigolo, « Sexualities and the ECHR: Introducing the Universal Sexual Legal Subject »

aux minorités ethniques ou encore aux minorités religieuses, qui sont tous des

«minorités protégées» en droit international.

Une analyse queer de cette binarité inscrite dans la structure du droit permet d’imaginer l’abolition des catégories. Par exemple, au lieu de classer les personnes en opposition au «normal», Grigolo propose de réfléchir autrement en se défaisant du concept de différence. Il faudrait donc parler de «sexualités» au lieu de «minorités sexuelles» : « ce que je proposerais, en passant de l'homosexualité à la sexualité, c'est que les questions liées à la sexualité soient ‘déminoritisées’ et universalisées au sein des droits sexuels individuels » [Notre traduction]263. Nous pourrions donc envisager

une queerisation du droit international par l’abolition des catégories minoritaires, remplacées par des concepts plus larges et inclusifs.

En plus d’être construit selon des oppositions, le droit international est aussi basé sur un système westphalien de relations entre différents États souverains. Ces derniers doivent répondre à des critères précis et suivre des règles établies par la communauté internationale afin d’être considérés comme de «bons» États (être une démocratie, accorder des droits individuels à ses citoyen·ne·s, adhérer au libre-échange, etc.). Chaque État est structuré selon des critères qui lui permettent de se reproduire et d’assurer sa pérennité. La reproduction de la population est basée sur une supposition d’hétérosexualité.

En effet, l’une des manières dont ce système d’organisation hétéronormatif se traduit est par l’exigence de population permanente, nécessaire afin de pouvoir se qualifier

comme État264. Ce critère implique la nécessité de reproduction de la population,

contraignant en quelque sorte les États à organiser leur population de manière à favoriser la prolifération des familles et, plus largement, des mariages 265 .

L’hétérosexualité est « le fondement présumé de toutes les formes de communauté "normale", y compris celle que recouvre l'État-nation "normal", sujet principal du droit international » [Notre traduction]266.

La structure des États peut être queerisée, par exemple en imaginant un État qui ne suivrait pas les règles établies : Diane Otto le fait en évoquant le Vatican comme exemple d’un possible État queer, sa population ne se reproduisant pas d’elle-même puisque composée de personnes vouées à l’abstinence. Ironiquement, le Vatican serait donc un État queer selon les critères étatiques actuels. Comprenant ce besoin de population permanente comme base de la structure tout État, la manière dont les politiques nationales sont organisées autour de la famille est nécessaire dans la société hétéronormative267. Une façon d’ouvrir les champs de possibles queer de

manière locale, tout en utilisant le droit international, serait donc de remettre en question cette façon de structurer la société.

264 Convention de Montevideo concernant les droits et devoirs des Etats, (1933) 19, 165 LNTS art.

premier.

265 Otto, supra note 123 à la p 120.

266 Ibid.

267 Dianne Otto, « Resisting the Heteronormative Imaginary of the Nation-State: Rethinking Kinship

and Border Protection » dans Queering International Law: Possibilities, Alliances, Complicities, Risks, Routledge, 2018, 236 à la p 240.