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Partie 1: Fondements théoriques traductologiques

5. Le modèle interprétatif

Partant du concept de traduction comme transfert de contenus notionnels et émotionnels d’un texte de la langue source en une autre langue cible, la théorie interprétative en traduction est définie comme une théorie basée sur la recherche d’équivalences fonctionnelles conformes à la situation du texte et le vouloir-dire de l’auteur.

C’est un processus réfléchi qui s’éloigne de l’automatisme de la méthode linguistique et se centre plus sur le pragmatisme qui tient compte de tous les éléments cognitifs nécessaires à la saisie du sens et à sa réexpression. Seleskovitch affirme qu’à travers l’interprétation « un énoncé effectivement prononcé en situation exige une traduction différente de celle d’un énoncé hors communication ; on met ainsi à jour la différence qui existe entre le sémantisme attaché à la langue et le cognitif répondant à une pensée individuelle » (Seleskovitch, 1988, p. 716). Cette théorie mise sur la compréhension du texte original en déverbalisant sa forme linguistique avant de l’exprimer dans la langue cible73. Marianne Lederer a explicité ce processus dans le fonctionnement interprétatif et traductionnel dont l’utilité comparative est propice. Au niveau de la langue, « un sens déverbalisé est transmis d’un interlocuteur à un autre, il naît des mots mais ne se confond pas avec eux » (ibid. p. 18). Saisir le sens est donc résolument le critère décisif pour toute pratique interprétative.

Il nous semble que l’établissement des équivalences dépend de la compréhension de la plus petite unité de sens, reconnue par Vinay et Darbelnet comme étant une unité de pensée, qui peut être une simple interjection, une lexie, un syntagme, un phraséologisme…

Notons que le sens global du texte dépend de l’effet synergique dégagé par la somme des unités en raison de la visée culturelle que le texte peut avoir. La réflexion s’impose lors de la lecture d’un texte car son interprétation appelle à l’extraction mentale de ces unités, à la faculté de visualiser l’unité la plus entière, de lui rattacher un supplétif cognitif avant de s’engager à sa traduction. À ce point, un discernement des éléments à caractère ambigu est de mise. Faisons le point avec l’illustration qui suit. Le ministre britannique des finances est

73 Alors que certains théoriciens identifient une phase analytique qui favorise la saisie du sens et une autre re-constitutionnelle qui vise la réexpression des concepts, Lederer choisit d’incorporer une étape intermédiaire, la déverbalisation. Bien qu’elle ne soit pas dissociée de la compréhension, la déverbalisation est indispensable dans la mesure où elle favorise l’appropriation du sens afin de pouvoir l’exprimer dans une nouvelle forme linguistique et référentielle. Delisle, quant à lui, établit une théorie tripartite : compréhension, reformulation, justification.

bien le Chancellor of the Exchequer bien que cette équation anglaise ne contient aucun mot correspondant à ministre ou à britannique ou même au terme finances. Toutefois la désignation est évidente pour tout anglophone qui y reconnaît une appellation strictement britannique.

Notons que les ambiguïtés sont des problèmes de langue et non de textes. Le savoir expérimental, l’intuition et les connaissances accumulées aident le traducteur à ressentir le texte et assimiler l’implicite. Sophie Moirand évoque une certaine référence interne du texte qui va de pair avec la référence externe. Cette référence dite interne renvoie à un

« élément déjà représenté antérieurement »74.

Suite à la traduction, un certain recul s’impose de même qu’une relecture du nouveau texte afin d’évaluer sa lisibilité et son naturel. Le degré d’acceptabilité de la nouvelle version par ses récepteurs jugera de la créativité du traducteur et de la réussite de sa tâche. Delisle définit cette dernière phase de vérification comme étant une « analyse justificative » du parcours suivi par le traducteur. « L’analyse justificative est une seconde interprétation. La première […] vise à dégager les idées du message ; la seconde s’intercale entre la réexpression et le choix d’une solution finale et a pour but de vérifier si les signifiants provisoirement retenus rendent bien compte de ces idées » (Delisle, 1980, pp. 82-83).

La présence des correspondances ou homologies demeure une évidence indéniable dans tout texte traduit. Les mots monoréférentiels ou de significations invariables, les termes aux référents précisément cernés, les expressions figées sont souvent transposées par correspondance, notamment quand ils apparaissent hors contexte. Ils font partie de l’explicite linguistique. Les présupposés et les sous-entendus, par contre, font partie de l’implicite, du non verbal. Ils se présentent en contexte et leur extériorisation dépend du ressentiment cognitif du traducteur. Au niveau textuel, les mots ou unités qui nous semblent sans correspondance hors contexte peuvent s’actualiser en contexte et se ré-exprimer en des équivalences parfaitement adaptées. Face à certains vides sémantiques, le traducteur n’hésite pas à créer des compléments notionnels pour parer à cette déficience.

Confronté à la nébulosité de certaines structures, il doit dégager l’information, la

74 Voir Enseigner à communiquer en langue étrangère, p. 110.

transmettre pleinement dans la langue cible en respectant son registre et sa stylistique et assurer un ressenti naturel de cette langue. Faisons le point avec l’illustration suivante:

Le Groupe Volkswagen affiche une santé insolente

Plus que jamais, Volkswagen ignore la crise. Dévoilés lors du dernier Salon automobile de Détroit, ses chiffres de vente témoignent d’une sacrée santé, en dépit de la morosité ambiante. La firme a ainsi annoncé un record de 6.29 millions d’unités écoulées en 2009.

(Capital, 1er février 2010) Traduction proposée

Volkwagen overbearingly healthy

Volkswagen keeps on brushing off the crisis. Its sales figures, recently revealed at Detroit Auto Show, confirm the firm’s extraordinary health despite a gloomy economic outlook.

The company has indeed posted record sales of 6.29 million vehicles for 2009.

Une analyse s’impose en vue de comprendre les modifications que le texte français subit lors de sa transition vers l’anglais. En premier lieu, la traduction s’est conformée aux spécificités de la titraille en anglais qui prime les syntagmes nominaux et adjectivaux. En outre, la traductionne s’est pas tenue à la production de correspondances en se limitant à l’évidence des noms propres Volkswagen et Detroit Auto Show (Detroit Car Show n’étant pas une correspondance officielle), de même qu’aux termes crise et record et la locution prépositionnelle en dépit de. La collocation figurative santé insolente peut correspondre à l’expression argotique bloody good health en anglais – peu appropriée dans un registre économique bien qu’il soit vulgarisé. Ainsi elle a été rendue par overbearingly healthy, où l’adverbe reflète l’arrogance que manifeste Volkswagen en dépit de la crise économique75. En outre, la capacité de Volkswagen de continuer à faire face à la crise – sous-entendu par la locution plus que jamais – a été marquée par l’utilisation du corpuscule verbal keep on. En dépit de l’existence d’une correspondance précise au verbe ignorer dans le contexte bilingue, le choix du synonyme argotique brush off s’avère contextuellement plus adéquat76. L’adverbe recently et le verbe confirm apparaissent comme des substituts exacts aux

75 overbearing: 1.a. tending to overwhelm: overpowering ; b. decisively important: dominant 2. harshly and haughtily arrogant (http://www.merriam-webster.com/dictionary).

76 brush off: to dismiss or disregard somebody or something in an abrupt manner ((http://www.merriam-webster.com/dictionary).

équivalents français. Les collocations figuratives sacrée santé et morosité ambiante ont été rendues respectivement par extraordinary health et gloomy economic outlook. La référence argotique ou familiale de la première détermine son équivalent en anglais et le contenu référentiel de morosité ambiante impose le syntagme équivalent utilisé dans la langue cible, du fait que morosity n’est pas un correspondant qui s’adapte à l’anglais où la cooccurrence gloomy economic outlook est très courante dans un registre économique. Par ailleurs, l’ajout de l’adjectif economic par mesure d’étoffement est une nécessité à l’intégralité du sens et la transposition de l’adverbe ainsi en un tout autre – indeed – vise à accentuer la certitude de l’énoncé. En outre, le terme unités est exprimé par un référent plus explicite en anglais (vehicles) alors que la préposition en dans la locution en 2009 est reproduite en for 2009 car l’utilisation de la préposition in serait contradictoire à la temporalité de l’action exprimée par le present perfect en anglais. Le moindre est enfin de signaler que les deux textes ne sont pas structurés de la même manière.

Il est évident que, dans notre exemple, les phrases dans la langue d’arrivée sont formulées différemment que celles de la langue d’origine. Ceci n’empêche pas l’équilibre de s’établir car l’équivalence recherchée est celle du sens, notionnel et émotionnel. Lederer désigne par synecdoque le phénomène du discours par lequel les pensées ne sont pas exprimées de la même manière par des locuteurs de langues différentes. Les formulations différentes adoptées par le français et l’anglais pour désigner le même sens révèlent l’absence d’isomorphisme entre les pensées et les expressions linguistiques. À travers la stylistique de la nouvelle langue et une juste adhérence à ses normes lexicales et syntaxiques, le traducteur établit un nouvel équilibre.

Pour conclure, l’équivalence du sens est bien au cœur du modèle configuratif transmissionnel que nous allons proposer ultérieurement. La traduction dans ce sens prime l’efficacité de la communication sur la fidélité absolue à l’original. Par conséquent, une traduction doit inspirer la certitude d’être naturellement née dans la langue traduisante.

Pour se faire, elle doit disparaître comme traduction pour subsister comme nouveau texte.

La langue traduisante doit effacer la langue d’origine, la refouler en quelque sorte, pour se mettre en valeur. Le traducteur – l’auteur même du nouveau texte – doit s’effacer lui aussi pour ne pas laisser d’empreinte de sensation artificielle sur le texte. Le texte doit, en effet, ressentir un naturel d’origine et non une imitation de la langue étrangère – une théorie

désapprouvée par Walter Benjamin qui affirme qu’une traduction axée uniquement sur la restitution du sens n’est pas translucide car « elle se place devant l’œuvre, la barre complètement, puisqu’elle fait croire que la traduction est un original »77.

Berman fait référence à la « langue pure » évoquée par Benjamin. En voyant une parenté entre la langue traduite et la langue traduisante, à travers ce qui les sépare et ce qui les unit, Benjamin fait allusion à une troisième langue qui découle du rapprochement de ces deux langues : la « langue pure ». Berman conclut que cette langue n’est que la langue naturelle de « l’oralité ». Dans cet esprit, faut-il donc ignorer l’écrit, l’essence même de la traduction et de toutes ses théories ? Certainement pas. Le discours doit sa survie à l’écrit et nous n’irons pas jusqu’à imaginer que la parole pourrait subsister, même lorsqu’elle est dépourvue d’un support écrit. « Autrement dit, la survie même d’une langue ou d’une culture est désormais fonction de sa capacité à traduire, donc à participer à l’échange mondial. La traduction est le moteur d’une sorte de dynamique politique de la culture » (de Launay, 2006, p. 25). Ceci étant dit, nous pouvons assimiler l’intention de Berman à cette aspiration de trouver la « langue pure », qui peut nous paraître idéaliste mais compréhensible.