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Partie 1: Fondements théoriques traductologiques

2. Les pratiques traductionnelles

2.2. La traduction fonctionnelle

L’appel à l’émancipation de la traduction avait coexisté étroitement avec l’exhortation à l’authenticité. Cicéron, partisan de la traduction sens pour sens et non mot à mot préconisait une traduction plutôt libre. Plus qu’un millénaire plus tard, Saint Thomas d’Aquin affirmait qu’un bon traducteur doit, « tout en gardant le sens des vérités qu’il traduit adapter son style au génie de la langue dans laquelle il s’exprime »39. Dans cette perspective, la latinisation du patrimoine grec s’est développée sans contrainte majeure. La traduction des textes anciens durant la Renaissance est reproduite dans les langues modernes issues du latin dans un processus d’imitation des anciens. Dans sa traduction de la Bible, Luther entendait utiliser la langue courante pour rendre les textes bibliques intelligible au peuple. Etienne Dolet, le traducteur martyr de la période de la Renaissance, percevait le double enjeu de la traduction : la fidélité au sens autant qu’à la forme. Ainsi, dit-il, il faut que le traducteur « entende parfaitement le sens et la matière » de l’auteur qu’il traduit. Sans cela, il ne peut traduire sûrement et fidèlement. Aussi faut-il qu’il ne s’asservisse pas au mot à mot car en faisant cela il ne pourrait pas exprimer « la grâce et la perfection de l’une et l’autre langue »40. « Il doit veiller à l’équilibre de la phrase, à l’harmonie dans la construction du texte. Autrement dit, il ne suffit pas de choisir des mots appropriés, mais encore convient-il de les disposer dans un ordre qui ne rebute pas l’oreille ou l’esprit du lecteur »41.

La notion d’adaptation fit son apparition au 16ème siècle avec Jacques Amyot qui avait adapté les œuvres antiques aux prédilections du siècle. Pour lui, une simple traduction n’est pas suffisante. Il faut plutôt apporter une touche de créativité à ce que l’on traduit.

« L’office d’un propre traducteur ne gist pas seulement à rendre fidèlement la sentence de son autheur, mais aussi à adombrer la forme du style et manière de parler d’iceluy… »42.

C’est durant la période classique que la pratique de la traduction libre se popularise avec l’adaptation de la langue de l’original à la langue de l’époque. La période

39 Torrell citant St Thomas d’Aquin dans Initiation à Saint Thomas d’Aquin : sa personne et son œuvre (Torrell, 2002, p. 181).

40 Dolet cité par Margot dans Traduire sans trahir, pp. 15-16.

41 ibid., p. 16.

42 Cary citant Amyot dans Les grands traducteurs français, 1963, p. 17.

contemporaine, quant à elle, diffuse les théories modernes sur la traduction. Mais quelles sont-elles ?

Georges Mounin préconise la fidélité en traduction de deux façons :

 Le recours aux traductions qui ne sentent pas la traduction en effaçant l’originalité de la langue étrangère et en se vouant complètement à la typicité de la langue cible.

 La conformité au sens littéral qui se voue à une fidélité absolue à la langue d’origine.

Pour satisfaire ces deux exigences, il faut, selon lui, suivre des principes de base nécessaires. Il faut « étudier la langue étrangère ; étudier (systématiquement) l’ethnographie de la communauté dont cette langue traduite est l’expression. Nulle traduction n’est totalement adéquate si cette double condition n’est pas satisfaite » (Mounin, 1963, p. 236). Ainsi, Mounin affirme que seule la linguistique peut constituer un cadre conceptuel approprié pour analyser les problèmes divers de la traduction. Il s’agit de la linguistique en tant que science comparative des signes, ce qui nous permet de dire que l’approche de Mounin s’inscrit dans le domaine de la sémiologie. Loin d’être ancrée dans des visions figées, la traduction serait pour lui une « opération relative dans son succès, variable dans les niveaux de communication qu’elle atteint » (ibid p.278).

Benjamin, quant à lui, ne considère pas la traduction comme une copie de l’original.

Le traducteur est toujours pris devant une impasse, nous dit-il. Il ne peut rendre l’original parfaitement mais doit faire une balance entre le fond et la forme, entre l’équivalence sémantique et expressive des deux énoncés. Faire une bonne traduction, c’est laisser transparaître le rapport intime qui existe entre les langues et non privilégier l’une sur l’autre. Chaque traduction est pour Benjamin une création en soi et « aucune traduction ne serait possible si son essence ultime était de vouloir ressembler à l’originale »43. Il associe la traduction à l’idée de survie de l’œuvre. Lors de la traduction, le « pur langage » se manifeste, un langage qui vit entre deux manifestations : l’original et le texte traduit.

Chaque langue tend vers ce pur langage qu’elle ne peut atteindre, mais qu’elle peut effleurer grâce à la traduction.

D’autre part, André Gide, grand adepte de la traduction par adaptation trouvait qu’il était « absurde de se cramponner au texte de trop près […]; il importe […] d’exprimer, sans

43 Benjamin cité par Berman, 2008, p. 101.

en rien perdre, pensée et émotion, comme l’auteur les eût exprimées s’il eût écrit directement en français »44.

Vinay et Darbelnet avaient eux aussi émancipé la méthode de traduction des contraintes du passé. Dans leur démarche, la traduction demeure attentive au respect de la littéralité mais plus affranchie au niveau de la configuration. Leur démarche consiste à

« comparer des traductions pour ainsi dégager sur les plans du vocabulaire (lexique), de l’agencement (morphologie et syntaxe) et du message (situation linguistique évoquée par le texte), les lois régissant le passage d’une langue à une autre …» (Larose, 1987, pp. 12-13). Ils considèrent la traduction comme une « discipline exacte ». Ils parlent de « solutions uniques », de transcodage d’unités de traduction45.

Jean Delisle, critique à l’égard du terme transcodage, le dénonce comme une fausse piste dans laquelle les traducteurs ne doivent pas s’engager. « Transcoder équivaut à établir des concordances des mots, traduire à rechercher des équivalences de message » (Delisle, 1980, p. 72). Il mise plutôt sur l’analyse du discours, ainsi sur l’interprétation du processus cognitif de l’opération traductionnelle. Les procédés techniques appliqués en traduction visent à accorder la langue de départ avec son génie et le découpage de la réalité qu’elle prescrit. Le respect du génie et la spécificité de la langue cible est d’importance égale quels que soient les codes linguistiques désignant les phénomènes comparables. Dans cette logique, un système linguistique remplace un autre. La traduction devient alors un acte de communication avec une sémantique centrée sur un sens contextualisé. On s’engage ici dans la méthode interprétative. Le langage intervient pour serrer les liens entre locuteur et récepteur. Grâce à ses trois éléments, locutoire (focalisé sur le message et son contenu), illocutoire (focalisé sur le locuteur qui produit le message et sa pensée communicative) et perlocutoire (focalisé sur l’interlocuteur qui subit l’effet de l’interaction communicative), le langage acquiert un pouvoir d’action qui dépasse la pure expression. L’aspect le plus important de cette théorie du sens est l’importance qu’elle accorde au destinataire.

Lederer, quant à elle, simplifie l’acte de traduire en l’identifiant à un acte de décodage. En premier lieu, la compréhension du texte de départ, avec toutes les données

44 Vrinat-Nikolov citant Gide, 2006, p. 174.

45 Voir Vinay et Darbelnet, 1977, pp. 23-26.

textuelles et les insinuations extratextuelles, doit être complète. En deuxième lieu se produit le détachement du message porteur d’idée de son expression initiale. Et finalement le message est ré-exprimé dans la langue d’arrivée. Dans ce contexte, le traducteur interagit avec son milieu. Tout devient traduisible à condition que la langue de départ pratique la politique de non intervention dans le processus de traduction. Toutefois, cette politique de non intervention n’est pas aussi tranchante dans la traduction des titres de presse. Ces énoncés particuliers dans leur configuration et leur raison d’être suivent une politique plus contraignante dans sa nature. Par ailleurs, la méthode interprétative laisse libre cours à l’interprétation du sens. La présence du texte et l’absence de l’auteur rendent la traduction problématique au niveau de l’intention communicative. La force illocutoire demeure ainsi invérifiable, et la marge reste ouverte au perlocutoire. Un supplément sémantique pourrait certainement combler les lacunes du texte source, mais cette résolution est-elle le seul défi?

Les solutions proposées par diverses théories déjà formulées sont-elles toutes adéquates au genre de traduction que nous proposons, en l’occurrence celui des titres de presse économique de vulgarisation ? Ainsi la langue ne peut-elle pas agir seule pour communiquer le message. Il est évident qu’une interaction verbale (où écrite en l’occurrence) est gouvernée par des instances extralinguistiques qui se manifestent dans la conjoncture sociale. De ce fait, le texte traduit s’implante toujours à l’intérieur du nouveau système et s’adapte à ses critères internes. Le récepteur juge du degré de conformité du texte à ses attentes. La théorie réceptive lui affecte ce rôle. L’équivalence de la traduction reflète ainsi la culture de la société réceptrice et celle de la société émettrice, pour laquelle une parcelle de l’histoire y trouve une place permanente.

Ainsi, la traduction s’avère une participation active à la production et au renouvellement du sens. C’est pourquoi il est important de la concevoir comme une réécriture, un texte achevé et autonome qui s’implante dans la nouvelle culture. Elle engage aussi l’autre dans un dialogue fondé sur la compréhension. Du fait, la traduction est un enrichissement pour la culture d’autrui. En participant à la coproduction du sens, le traducteur doit choisir soit le message soit la performance et dans le cas de notre étude allier le message à la performance. Et comme la traduction est toujours plus ou moins partielle, aussi équivalente qu’elle soit, elle exhale une certaine vitalité du fait qu’elle est en quelque sorte non équivalente. D’ailleurs, ce manque d’équivalence est de plus en plus prononcé dans les sociétés multilingues dans lesquelles la traduction est une constituante

de la culture. La traduction est-elle donc l’art de trouver l’équivalence créative, de transmettre le ton et l’esprit du texte, le don de suggérer et le savoir-faire de l’analogie ?

En évoquant la traduction des poèmes, Maximillian Volochine affirme qu’une bonne traduction est possible car le traducteur co-créateur « dispose les trésors de l’autre langue et en trouve les images et les mots loin d’être identiques, mais égaux en force, équivalents »46. Et à George Steiner d’approuver. « L’art du traducteur est profondément ambivalent : il s’inscrit au centre des tiraillements contraires entre le besoin de reproduire et celui de recréer soi-même » (Steiner, 1978, p. 223). La traduction est, en effet, un art transcendant les civilisations et les cultures. Elle est le pouvoir de restituer l’intraduisible et de communiquer l’incommunicable, et ce faisant, de surmonter gracieusement les revers lexicaux, syntaxiques, et culturels. En effet, il n’existe pas d’intraduisibilité en traduction car elle n’est qu’une impossibilité momentanée de la réécriture. C’est la prestation harmonieuse de la traduction qui permet la mutation d’une langue à une autre. L’épreuve syntaxique peut pour autant être accablante vu que les langues sont naturellement grammaticalement impénétrables l’une pour l’autre. D’autre part, le schisme culturel est vaste dans l’incessante tension d’affirmation identitaire. Mounin ne trouve pas moins à dire.

Ses conclusions sont reprises par Larose qui souligne « 1. l’expérience personnelle est incommunicable dans son unicité essentiellement à cause des franges individuelles non socialisées qui s’ajoutent chez chacun au signifié collectif des éléments de la langue. 2. les unités de base d’une langue à l’autre ne sont pas toujours commensurables ; mais, 3. Par référence aux situations partagées par les interlocuteurs, la traduction demeure une opération possible, relative dans son succès, variable dans les niveaux de communication qu’elle atteint » (Larose, 1987, p. 73). Ce n’est qu’en évoquant les tourments auxquels le traducteur est confronté et en observant l’aboutissement singulier du texte traduit que l’aspect artistique de la traduction se révèle.

En tout état de cause, c’est la qualité de la traduction qui décide de sa réussite auprès des destinataires. Un regard sur les différents modes de traduction présentés par Gouadec dans un colloque international sur la traduction spécialisée en 2001 est instructif47. En effet, Gouadec identifie quatre modes de traduction :

46 Voir Meta vol. 36, L’art de traduire selon Maximillian Volochine : la fidélité et la créativité.

47 Gouadec discute aussi de la qualité de la traduction dans les différents modes (Gouadec, 2001, pp. 18-27).

La traduction déchiffrée ou « minimale » qui permet juste l’accès à l’information sans se soucier des problèmes de réexpression48.

La traduction aménagée qui modifie l’organisation de l’information afin d’accélérer l’accès au contenu49.

La traduction banalisée ou transposée qui échappe aux contraintes de conformité au type, ou de conformité terminologique, stylistique, phraséologique. Elle respecte toutefois l’exactitude, la justesse et la vérité technique, la cohérence textuelle et la lisibilité50.

La traduction absolue ou homologue qui livre une production « linguistiquement et techniquement irréprochable […] existant et fonctionnant de plein droit dans la langue et la culture voulues […] »51.

À l’instar des œuvres de Nida, plusieurs autres travaux ont présenté une théorie de la traduction fondée sur la linguistique générative transformationnelle, contrairement à ce qui est le cas dans les travaux comparatistes. « La traduction n’est pas nécessairement un processus de rapprochement d’éléments de surface grâce à des règles de correspondance, mais à un processus de va-et-vient constant entre les différentes phases de son modèle tripartite de la traduction » (Larose, 1987, p. 73). Ce sont là les phases de l’analyse, du transfert, et de la restructuration. Au niveau de l’analyse, le traducteur doit établir les relations grammaticales entre les unités du texte, les significations référentielles des unités sémantiques, et la valeur connotative de la structure grammaticale et des unités sémantiques. En second lieu, le traducteur doit transférer les résultats de l’analyse à un niveau « quasi-phrastique (near-kernel level) », là où l’écart entre les langues est moins marqué qu’au niveau de la structure de surface (ibid., p. 77). Finalement, il doit restructurer

48 Ce mode de traduction est jugé de qualité si toutes les informations utiles sont présentes et transférées de manière juste et accessible.

49 Ce mode de traduction est jugé de qualité si toutes les informations utiles sont présentes et communiquées d’une manière juste et transparente ; aucune information parasite n’est communiquée ; et toutes les explications nécessaires sont fournies.

50 Ce mode de traduction est jugé de qualité si la traduction est techniquement juste, exacte, exploitable, transparente, cohérente, explicite et linguistiquement correcte.

51 Ce mode de traduction est jugé de qualité si la traduction est « techniquement juste, exacte, exploitable, transparente (sauf opacités et ambiguïtés nécessaires et justifiées), cohérente, conforme, dans sa structure, son organisation et ses formulations, aux conventions du langage applicable compte tenu du domaine d’application et du type documentaire concernés, linguistiquement irréprochable, ergonomique » (Gouadec, 2001, p. 27).

ces relations et significations pour répondre aux attentes du public visé. Le transfert transforme le matériel linguistique d’une langue en celui d’une autre langue, tandis que la restructuration ordonne le tout pour rendre le message acceptable au destinataire ou récepteur.

Il faut reconnaître, en conclusion, que la linguistique demeure une incidence marquante sur la traduction sur le plan syntaxique et sémantique. La technologie en est une autre car elle tend à automatiser le processus de traduction. La traduction assistée par ordinateur est inévitablement le propulseur de cet art vers l’automatisation. En mettant en évidence l’importance de la technologie dans le processus de traduction, il faut toutefois admettre que la capacité dont le cerveau dispose pour l’agencement, l’examen, et l’analyse des données dépasse de loin la puissance des outils technologiques.