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3 : Le discours subjectif du rapport peuples-gouvernement

Chapitre V : Les dérives des institutions

V- 3 : Le discours subjectif du rapport peuples-gouvernement

Le regard que porte Chateaubriand sur la société est un regard conçu sous l’angle d’une distance critique. C’est une vue subjective d’un homme qui a eu le double avantage de vivre et d’écrire son vécu avec autant de privauté, de sincérité, de douleur, de rage et parfois de témérité : « J’ai fait de l’histoire, je pouvais l’écrire. »223 Se donnant pour vocation la défense des libertés populaires, Chateaubriand s’insurge contre toute pratique institutionnelle ou anticonstitutionnelle qui porte atteinte à la liberté dont il est le fervent défenseur. Son attachement au peuple, peuple qui souffre le plus souvent des dysfonctionnements du gouvernement, se traduit par la véhémence de ses propos. Encore faut-il rappeler que le gouvernement a le devoir d’atteindre les objectifs que sont la paix, la liberté, bref, le mieux-être social. Le non accomplissement de ce devoir débouche sur le mécontentement du peuple et, du mécontentement, on arrive inévitablement aux soulèvements. Jean-Paul Clément

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CHATEAUBRIAND (François-René de), op.cit., t. II, p. 2306.

semble être sceptique sur le rôle positif du gouvernement quand il déclare que « Tout gouvernement est un joug, un mal ; notre sort est d’être esclave. A nous de choisir, selon nos mœurs, une chaîne composée d’anneaux de roi ou de tribuns. »224

Ce point de vue pessimiste sur le gouvernement donne raison à la verve satirique du mémorialiste qui accablait le gouvernement de propos durs. Il s’agira donc dans ce sous-chapitre, de faire ressortir le langage partial résolument satirique de Chateaubriand, un langage qui vise à défendre le peuple contre les dérives des institutions. Il s’agira en d’autres termes, de mettre en exergue le rapport parfois conflictuel entre les peuples et le gouvernement à travers la peinture satirique extraite des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. C’est une vue subjective, car pour reprendre l’expression de Jean-Paul Clément, « Il ne faut donc pas attendre de lui l’objectivité… une intelligence supérieure des choses. »225

Les tempêtes civiles, mieux les soulèvements populaires ont souvent partie liée avec les dérapages des institutions. Prenant donc le parti du peuple, Chateaubriand déploie un plaidoyer terrible contre tous ceux qui se permettent d’aliéner les libertés du peuple. Le rapport qu’établirait Chateaubriand entre les peuples et le gouvernement serait un rapport de conflit en ceci que la publication des ordonnances de juillet avait suscité au sein du peuple, un soulèvement. Comme témoin ophtalmique, Chateaubriand s’interroge sur l’origine de ces arrêtés et nous fait lecture de la réaction des populations en ces termes : « Est-ce dans une réunion de ministres seuls, ou assistés de quelques bonnes têtes anticonstitutionnelles ? est-ce sous les plombs, dans quelques séances secrètes des Dix, qu’ont été minutés ces arrêts de juillet… l’idée était-elle de M. de Polignac seul ? c’est ce que l’histoire ne nous révélera peut-être jamais. Arrivé à Gisors, j’appris le soulèvement de Paris, et j’entendis des propos alarmants ; ils prouvaient à quel point la Charte avait été prise au sérieux par les populations de la France… On me conseilla d’éviter Saint-Denis parce que je trouverais des barricades. »226 Il se présente dans ce texte, une véritable tension sociale dont la cause repose sur le dérapage du gouvernement. C’est donc un rapport de contestation, d’opposition que nous montre Chateaubriand entre les peuples et le gouvernement. C’est un avis aussi partagé par Philippe André-Vincent qui dit de Chateaubriand que « Quand il interroge les événements, quand, non content de peindre les choses, il cherche à les expliquer, le précepteur du Grand Dauphin s’éloigne encore de son esprit. Négligeant souverainement le jeu des causes particulières il ignore l’efficacité des

224 CLÉMENT (Jean-Paul), ibidem, p. 104.

225 CLÉMENT (Jean-Paul), ibidem, pp. 377-507.

institutions, l’influence des grands hommes, le pouvoir des circonstances. »227

On notera qu’il y a dans le discours subjectif de Chateaubriand, une visée argumentative qui établit le plus clairement possible le divorce entre les peuples qui sont jaloux de leur liberté et le gouvernement au centre duquel se trouve un homme qui impose ses lois. Des marqueurs de subjectivité que sont la première personne du singulier « Je » et l’adjectif possessif « ma », employés par le mémorialiste, rendent témoignage de la position défensive des peuples contre ce qui serait de l’ordre illégal, voire inadmissible. Ainsi, parle-t-il, « je suis rentré dans Paris au milieu de la canonnade, de la fusillade et du tocsin… vous jugez dans quel état j’ai trouvé madame de Ch… Les personnes qui, comme elle, ont vu le 10 août et le 2 septembre, sont restées sous l’impression de la terreur… Je ne vous parle pas de moi ; ma position est pénible, mais claire. Je ne trahirais pas plus le Roi que la Charte, pas plus le pouvoir légitime que la liberté. Je n’ai donc rien à dire et à faire ; attendre et pleurer sur mon Pays.»228 Dans ce discours subjectif, le sujet verse dans une lamentation qui révèle sa déconvenue. Comme le disait Pierre Barbéris, « Les mémoires c’est le Je dans l’Histoire et l’Histoire dans le Je. »229 Il s’agit bien d’un « Je » qui jette un regard critique et subjectif sur l’histoire dont les réalités l’accablent. Au-delà de cette position fort embarrassante que nous présente le mémorialiste par des mots assumés, il se formule l’idée d’une nette séparation des peuples d’avec l’instance dirigeante dont le pouvoir accouche la violence, la terreur, bref, un sentiment d’insécurité. La conscience aiguë du mémorialiste sur la liberté et son sentiment angoissant qui résulte de l’insurrection, nous permettent de découvrir le non-dit ou « le pouvoir de l’implicite » pour emprunter les mots de Ruth Amossy. En d’autres termes, il y a derrière les barrières du discours subjectif que nous avons évoqué, une satire foudroyante qui s’énonce de façon claire dans les propos suivants : « Dieu sait maintenant ce qui va arriver dans les provinces : on parle déjà de l’insurrection de Rouen. D’un côté, la congrégation armera les chouans et la Vendée. A quoi tiennent les empires ! Une ordonnance et six ministres sans génie ou sans vertu suffisent pour faire du Pays le plus tranquille et le plus florissant le Pays le plus troublé et le plus malheureux. »230 Il se formule ici, une violence linguistique qui attise la satire de l’auteur ; lequel auteur, défenseur des libertés et qui ne peut donc souffrir d’une instabilité causée par des « ministres sans génie ou sans vertu. » Rendant les troubles et les malheurs imputables aux ordonnances et aux ministres, Chateaubriand montre sa solidarité envers les

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PHILIPPE (André-Vincent), ibidem, p. 52.

228 CHATEAUBRIAND (François-René de), op.cit., t. II, pp. 2207-2208.

229 BARBÉRIS (Pierre), Chateaubriand Une réaction au monde moderne, Paris, Librairie Larousse, 1976, p. 271.

peuples qui, à travers des événements sanglants, se retrouvent en situation de victimes. Le fait d’accorder à Dieu seul le pouvoir de savoir la conséquence de l’insurrection en province, rend témoignage de la sincère préoccupation de Chateaubriand ; préoccupation qui le porte à défendre les peuples contre une politique liberticide. La causticité de ses mots à l’encontre des gouvernements dont certains membres manquent de génie, établit nettement ce rapport d’opposition entre les peuples qui versent dans une tempête civile et les gouvernements qui sapent les principes garantissant les libertés populaires. Dans son récit, récit digne d’un témoin qui a fait de son vécu, l’objet d’une grande œuvre c’est-à-dire les Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand se sert du champ lexical de la violence pour traduire la terreur pathétique engendrée par les troubles. En voici un extrait du témoignage qui nous sert d’illustration : « A mesure qu’on avançait, les postes de communication laissés sur la route, trop faibles et trop éloignés les uns des autres, par des abattis d’arbres et des barricades. Il y eut une affaire sanglante aux portes Saint-Denis et Saint-Martin […] Le peuple, tambour en tête, aborda bravement la garde. L’officier qui commandait l’artillerie royale fit observer à la masse populaire qu’elle s’exposait inutilement, et que n’ayant pas de canons elle serait foudroyée sans aucune chance de succès. La plèbe s’obstina ; l’artillerie fit feu. »231 L’analyse faite sur le choix des mots de l’auteur fait ressortir une réelle envie de porter l’esprit du lecteur sur cette horrible scène où le peuple se fait massacrer pour le seul malheur d’avoir réclamé son dû c’est-à-dire la justice et la liberté. Cette extermination de masse populaire crée de plus en plus un grand écart entre les aspirations du peuple et l’apathie d’un système institutionnel, qui accorde le primat de ses intérêts égoïstes sur la volonté du peuple. Encore faut-il savoir si ces gouvernements existent par et pour le même peuple qui paie de son sang, aux travers de multiples affrontements et la violence destructrice. Le projet d’écrire les

Mémoires semble, pour Chateaubriand, le meilleur moyen de dresser le sombre tableau de son siècle et de restituer à la littérature la vocation qui lui a été attribuée par Bonald c’est-à-dire, « l’expression de la société. » Au-delà de cette démarche à caractère historique, puisqu’au XIXe siècle la littérature porte un intérêt particulier à l’histoire, Chateaubriand brosse un réquisitoire accablant contre le dysfonctionnement d’une société qui lui est restée, semble-t-il incomprise. C’est pour cela seul qu’il prend le parti de la liberté comme héritage pour exprimer ses opinions tout en fustigeant les lieux communs de la médiocrité, de l’injustice et ce qui pourrait s’étendre dans l’illégal voire l’inadmissible. Le discours visiblement subjectif qu’il porte sur la Révolution, l’emmène à prendre la défense de la liberté, à montrer sa compassion pour un peuple meurtri par la terreur imputable à une politique gouvernementale,

qui tord le cou aux valeurs de la nation. Les multiples antagonismes que retrace l’auteur, permettent une lisibilité sur les rapports que le peuple entretient avec le gouvernement qui, a priori, devrait garantir un avenir meilleur à celui-ci. Si Chateaubriand déclare que « Je pourrais donc, sans me vanter, croire que le politique a valu en moi l’écrivain »232, c’est fort probable que sa carrière politique aura été la matière première, voire son champ d’investigation pour sortir les talents d’écrivain résolument engagé pour des causes populaires. C’est vrai que ses fonctions semblaient l’embarrasser quant à sa volonté d’être aux côtés des peuples et de servir son Roi où son empereur. Qu’à cela ne tienne, sa forte propension pour la liberté et le respect des lois triomphaient sur tout intérêt politique au point de mener une guerre sans merci à ceux qui mettaient en péril les principes fondamentaux que sont la loyauté, la liberté et la justice. D’ailleurs, son discours subjectif a mis à nu ses prises de position. L’usage de « je », pronom par excellence de toute assomption, aura été une occasion pour le mémorialiste d’établir le rapport difficile entre les peuples et le gouvernement. Un rapport qui montre le drame de tous ceux qui souffrent le martyr au nom de la liberté.