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2 : La démission comme acte satirique

Chapitre VI : La politique extérieure et la désillusion

VI- 2 : La démission comme acte satirique

En optant pour la voie de la démission, Chateaubriand voulait marquer son désaccord et son mécontentement en politique. Cette attitude démissionnaire affichée plus d’une fois, révèle chez l’auteur des Mémoires, une véritable satire. C’est la satire même dans sa violence la plus prononcée. C’est une satire vue dans son pragmatisme le plus affiché. Cette attitude rétractive lui a valu souvent des rejets en politique. C’est ce que nous révèle ici Jean-Paul Clément quand il affirme que « Chateaubriand est politiquement inclassable. Ce défenseur de la monarchie, de la vieille France chrétienne, des libertés aristocratiques, l’instigateur de la guerre d’Espagne qui vise à rétablir sur le trône Ferdinand VII despote obtus et sanguinaire, la gauche ne peut évidemment le reconnaître comme sien. La droite pas davantage ; tout simplement parce que Chateaubriand leur apparaît comme un renégat : c’est l’homme de la défection. »253 La démission se présente comme la contestation qui ne s’enferme pas dans sa cellule verbale, mais l’acte par excellence qui rend justice à la liberté et qui renonce à toute sorte d’hypocrisie. Au-delà donc de la violence linguistique, au-delà de toute parole foudroyante qui vise à condamner ce qui est de l’ordre liberticide, la démission se place au faîte de l’insupportable et constitue en elle seule, la grande image physique de la satire. Si la démission est le résultat de la frustration, du mécontentement ou de l’opposition à un système peu honorable, elle se présente comme un autre visage de la satire puisqu’en ridiculisant les vices et les travers du temps, la satire se pose elle aussi en terme d’opposition, de contestation

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CHATEAUBRIAND (François-René de), op.cit., t. II, p. 2176.

et donc d’un rejet qui n’est pas sans rancœur. Nous nous proposons de mettre en exergue les différentes démissions de Chateaubriand pour en faire des actes satiriques. Il s’agira surtout de se servir de ses propos qui accompagnent ses démissions et de les mettre au crédit d’une forme de satire qui se déploie par l'acte volontaire et libre. Cet acte du retrait ou du retranchement est inhérent à la désillusion, car « L’œuvre de Chateaubriand apparaît de ce point de vue comme une immense antipolitique […] Plus profondément, l’univers politique avec ses intrigues, ses indécences, ses fatalités inspire à Chateaubriand du dégoût et de l’amertume. »254

Au regard de ce qui précède, il n’est pas étonnant que le parcours politique de Chateaubriand soit parsemé de démissions. En s’élevant contre toutes sortes d’injustice et de médiocrité par des propos satiriques, ses retraits répétés ne sont que confirmation de sa détermination dans une optique contestataire. Dans le deuxième chapitre du livre XXXII « Ministère Polignac. Ma consternation. Je reviens à Paris. », Chateaubriand adopte une posture satirique en rendant sa démission dont la principale cause est la nomination de Polignac aux affaires étrangères. Une nomination qui se pose en terme de malheur et de « coup » pour cet ambassadeur qui accorde le primat de la liberté sur l’honneur politique : « Ce coup me fit un mal affreux ; j’eus un moment de désespoir, car mon parti fut pris à l’instant, je sentis que je me devais retirer. »255

Ce retrait qui préside à une nomination désapprouvée porte en lui seul, toutes les flèches de la satire. En d’autres mots, c’est une démission qui jette un discrédit et qui fait résonner par la violence de son acte, la voie de la réprobation, de la dénonciation et donc de la satire. La démission est ici prise comme le véhicule de la satire, car les deux concourent au chemin de la condamnation et de la protestation. Une démission ferme, prise en âme et conscience inspire la crainte et incite à l’hostilité. Elle est dans une certaine mesure, un casus belli et un acte de déception qui peut aussi prendre la direction de la haute trahison. Elle est l’acte par excellence de la liberté, mais aussi un acte qui libère l’image de la révolte, de la désillusion, de la protestation et de la condamnation. La démission ouvre la voie à l’indépendance et laisse derrière elle, une image qui dessine un trait de caractère tel que le définit Jean-Paul Clément en ces termes : « L’indépendance, Chateaubriand en a fait un principe de vie, avec tout ce qu’il comporte : esprit rétif aux mots d’ordre, liberté de ton portée jusqu’à l’insolence, singularité d’un genre de vie, et surtout scepticisme à l’égard de tout attachement Ŕ affection ou amour Ŕ dont il entretient comme à dessein l’inéluctable fragilité. Il affecte par ailleurs la volonté de s’élever toujours à une hauteur d’où il puisse respirer à son aise. Chateaubriand dialogue avec

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DUPUIS (Georges) et alii, Politique de Chateaubriand, Armand Colin, 1967, p. 266.

les grands hommes du passé - Shakespeare -, gardant pour ses contemporains des ressources inépuisables de mépris ou de désinvolture. »256 La démission est susceptible de menacer les intérêts comme elle est sujette au déshonneur pour celui qui la reçoit comme offense. L’image qu’elle véhicule, c’est l’image d’un acte satirique qui déconcerte et qui entraîne par conséquent au divorce. C’est l’image d’une bouderie, d’une remise en cause et donc d’une critique qui attire le sentiment d’hostilité. Dans l’expression d’un acte démissionnaire, chaque bribe de phrase consacre la séparation. Le parti pris pour la liberté de démissionner est un acte de fidélité à ses principes. C’est aussi le mariage avec ses propres principes où son éthique de conviction commence par le divorce d’avec les autres c’est-à-dire, ceux qui ne sont pas les copartageants de ses opinions. C’est de là que naît la crainte de voir la personne pour qui on comptait nous surprendre par une démission qui remet en cause nos compétences. C’est cette crainte que Chateaubriand inspire au prince de Polignac lors de sa démission : « Le Prince de Polignac craignait ma démission. Il sentait qu’en me retirant je lui enlèverais aux chambres des votes royalistes, et que je mettrais son ministère en question. »257 Dans cette note, on perçoit l’image que couvre la démission de Chateaubriand. C’est une image d’un arrière-plan satirique en ceci que sa démission révèle son désaccord à la nomination du Prince de Polignac ; ce désaccord est le pendant de son opposition, de sa condamnation à un système qui ne fonctionnerait pas selon ses aspirations. C’est aussi une forme de dénonciation qui s’exprime au moyen de la démission ; d’où l’idée d’établir le parallèle entre la démission et la satire, car l’une et l’autre ont le paradigme commun qu’est l’expression du mécontentement, du refus et de la dénonciation. L’une est étroitement liée à l’autre. Nous relevons les deux principaux intérêts que semble menacer la démission de Chateaubriand par rapport à la position politique du Prince Polignac : le boycott des « votes royalistes » et la remise en question de son ministère. Si la démission de Chateaubriand a pour corollaire la restriction des votes et la remise en cause de son ministère, il va sans dire en filigrane que son attitude démissionnaire est l’autre versant de sa verve satirique. Autrement dit, sa démission est l’image visible de sa parole satirique. On pourrait admettre le génie de l’art oratoire qui éclate dans les propos de Chateaubriand. En effet, il associe sa culture littéraire à son expérience politique pour donner une coloration diplomatique à sa démission. Une démission dite dans un style et un ton courtois, et qui essaie de masquer la tension satirique qui l’accompagne. Ainsi, lit-on dans son entrevue avec M. de Polignac, entrevue au cours de laquelle, Chateaubriand donne sa démission de son ambassade de Rome : « J’ai cru qu’il était plus

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CLÉMENT (Jean-Paul), ibidem, P. 377.

digne de notre ancienne amitié, plus convenable à la haute mission dont j’étais honoré, et avant tout plus respectueux envers le Roi, de venir déposer moi-même ma démission à ses pieds, que de vous la transmettre précipitamment par la poste. Je vous demande un dernier service, c’est de supplier Sa Majesté de vouloir bien m’accorder une audience, et d’écouter les raisons qui m’obligent à renoncer à l’ambassade de Rome. Croyez, prince, qu’il m’en coûte, au moment où vous arriver au pouvoir, d’abandonner cette carrière diplomatique que j’ai eu le bonheur de vous ouvrir. »258 Usant de politesse dans cette entrevue, il nous semble difficile de soupçonner la portée satirique dans cette démission. Cependant, on se rend à l’évidence qu’il y a une réelle intention satirique dans cette démission, quand Chateaubriand s’autorise le droit et la liberté de dire en des termes plus clairs au prince de Polignac les raisons de sa démission. C’est autour de ces raisons que se construit une réelle image satirique dirigée contre cet homme politique dont la renommée n’attire pas l’adhésion de Chateaubriand. Plutôt que de verser dans une espèce d’hypocrisie qui l’éloignerait de sa vraie nature, une nature qui prône le primat de la liberté sur le silence complice, Chateaubriand s’exprime en ces termes pour justifier sa démission : « J’agissais dans la pleine conviction de ma raison ; que son ministère était très impopulaire ; que ces préventions pouvaient être injustes, mais qu’enfin elles existaient ; que la France entière était persuadée qu’il attaquerait les libertés publiques, et que moi, défenseur de ces libertés, il m’était impossible de m’embarquer avec ceux qui passaient pour en être les ennemis. »259 Cette part de vérité, importants éléments que nous mettrons à profit dans le sous-chapitre que nous avons intitulé Politique et vérité : une ambivalence qui s’énonce par l’écriture, nous l’analysons comme l’image vivante de la satire qui ne s’enveloppe plus dans de simples traces verbales, mais une satire qui s’énonce au grand jour devant sa cible. Fidèle à son opinion et respectueux de ses principes inaliénables, Chateaubriand ne pouvait céder aux chantages affectifs d’autant plus qu’il voulait rester lui-même, c’est-à-dire, homme libre et incorruptible au point de dire : « Regardez donc, prince, ma démission comme donnée. Je ne me suis jamais rétracté de ma vie, et, puisqu’il ne convient pas au Roi de voir son fidèle sujet, je n’insiste plus. Après ces mots je me retirai. »260

Ce retrait laisse derrière lui les traces d’un discours satirique qui révèle les dysfonctionnements politiques à travers les personnages fustigés par Chateaubriand. Il se pose ici le passage de la satire verbale à la satire physique par l’acte démissionnaire. Jean-Paul Clément essaie d’établir un lien entre la démission et la satire quand il fait du ministère

258 CHATEAUBRIAND (François-René de), op.cit., t. II, p. 2183.

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CHATEAUBRIAND (François-René de), op.cit., t. II, p. 2184.

Polignac une fatalité pour Chateaubriand. Ainsi, dit-il, « Il était dans les Pyrénées lorsque, le 8 août, il apprit la formation du fatal ministère de Polignac. Il rentra à Paris et remit sa démission le 30 août. Sa carrière diplomatique se fermait, sans qu’il s’en doutât.»261

Le fait de se montrer fidèle à ses principes auxquels rien ne peut déroger, même pas des intérêts politiques « Je ne me suis jamais rétracté de ma vie », Chateaubriand témoigne de son parti pris pour la liberté au point de s’afficher comme satirique quand les réalités sociopolitiques le lui imposent.

Le discours que prononce Chateaubriand le 7 août 1830 à la Chambre des pairs, est un discours qui annonce sa démission en des termes satiriques. C’est un jour inoubliable qui est marqué, non seulement par la virulence de ses propos, mais aussi parce qu’il marque la fin d’une carrière politique qui se résume par la désillusion : « Le 7 d’août est un jour mémorable pour moi ; c’est celui où j’ai eu le bonheur de terminer ma carrière politique comme je l’avais commencée ; bonheur assez rare aujourd’hui pour qu’on puisse en réjouir. »262 On doit dire qu’il s’agit certainement d’un bonheur de quitter la Chambre des pairs en particulier et toute activité politique en général, où la trahison côtoie l’ingratitude. Dans ce long discours où la dénonciation et la critique débouchent sur la démission, Chateaubriand rompt avec le silence hypocrite pour dévoiler les travers qui minent la Chambre des pairs. A ce qui paraît, il ne pouvait claquer la porte à la politique sans s’autoriser ce cours de moral devant une assemblée silencieuse, abattue par la force de sa franchise : « Je montais à la tribune. Un silence profond se fit ; les visages parurent embarrassés, chaque pair se tourna de côté sur son fauteuil, et regarda la terre. Hormis quelques pairs résolus à se retirer comme moi, personne n’osa lever les yeux à la hauteur de la tribune. »263 Le discours véhément qui annonçait son retrait véhiculait d’un rivage à l’autre une satire embarrassante pour ceux des pairs qui se sentaient visés. Prenant le parti de la fidélité pour le trône déchu, Chateaubriand préfère s’effacer de la scène politique comme s’effacent ces Bourbons qu’il n’entend pas trahir. Son retrait est non seulement une manière de témoigner de son allégeance au trône déchu de Charles X, mais aussi et surtout de fustiger l’ingratitude et l’infidélité de ceux qui se distinguent par une attitude caméléonesque. Ces pairs qu’il taxe de corrompus et traîtres, et avec lesquels il juge nécessaire de rompre tout commerce en matière politique. Ici se pose avec évidence le parallèle entre la démission et la satire, car les deux justifient la consternation et la désillusion de Chateaubriand. Dans les propos suivants, il se libère un serment d’allégeance qui véhicule

261 CLÉMENT (Jean-Paul), ibidem, p. 334.

262 CHATEAUBRIAND (François-René de), op.cit., t. II, p. 2307.

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l’intention du retrait et la critique de ceux qui ont violé leur serment pour des intérêts égoïstes : « Je reconnais au malheur toutes les sortes de puissance, excepté celle de me délier de mes serments de fidélité. Je dois aussi rendre ma vie uniforme : après tout ce que j’ai fait, dit et écrit pour les Bourbons, je serais le dernier des misérables si je les reniais au moment où, pour la troisième et dernière fois, ils s’acheminent vers l’exil. Je laisse la peur à ces généreux royalistes qui n’ont jamais sacrifié une obole ou une place à leur loyauté… Mon domestique emporta la défroque de la prairie, et j’abandonnais, en secouant la poussière de mes pieds, ce palais des trahisons, où je ne rentrerai de ma vie. Le 10 et le 12 août, j’achevais de me dépouiller et j’envoyai ces diverses démissions.»264

L’abandon de « Ce palais des trahisons » est la plus haute expression de sa démission qui révèle à la fois l’objet de son retrait et la critique violente qu’il porte sur les pairs traîtres. Dans une de ses correspondances adressées au président de la Chambre le 10 août, correspondance dans laquelle il annonce, non seulement sa démission, mais aussi son refus de prêter serment de fidélité à Louis-Philippe d’Orléans, Chateaubriand montre bien à quel point sa démission est un acte satirique. D’ailleurs, le fait de refuser de prêter serment à Louis-Philippe d’Orléans est un acte de désaveu, c’est la remise en cause de son pouvoir bref, une véritable satire accomplie par l’acte d’un refus de considération et d’approbation. Justifiant donc sa satire par des actes démissionnaires, nous avons pensé que démission et satire constituaient pour Chateaubriand un tout qui révélait sa désillusion et sa déception en politique. C’est aussi l’image d’un esprit libre et indépendant comme l’atteste Jean-Paul Clément quand il affirme que « Chateaubriand fut un homme tout à la fois politiquement engagé et intellectuellement libre. La passion coexiste avec un retrait critique qui ne peut manquer d’irriter les gardiens du sérail. D’où le reproche toujours à lui adresser d’introduire dans la politique des idées vagues et de faire tenir sa ligne politique en point d’une susceptibilité, caressée ou outragée.265

»

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CHATEAUBRIAND (François-René de), op.cit., t. II, pp. 2317-2320.

VI-3 : Politique et vérité : une ambivalence qui s’énonce par