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Le discernement, référence détournée puis abandonnée

Section 1. Intégration dans le temps et dans l’espace

A. Le discernement, référence détournée puis abandonnée

40. Du XVIIIème siècle à la moitié du XXème siècle, bien qu’employé en matière de responsabilité pénale des mineurs, le critère du discernement a rapidement été dévoyé (1). Il a, par la suite, fort logiquement disparu (2), ne trouvant plus sa place dans un système ignorant globalement la responsabilité pénale de l’enfant au profit de sa protection tous azimuts.

1. Un critère dévoyé

41. ÉPOQUE RÉVOLUTIONNAIRE. - Le code criminel de 1791 a introduit expressément la notion de discernement : « Lorsqu’un accusé, déclaré coupable par le

jury, aura commis le crime pour lequel il est poursuivi avant l’âge de 16 ans accomplis, les jurés décideront, dans les formes ordinaires de leur délibération, la question suivante : le coupable a-t-il commis le crime avec ou sans discernement ? » C’est la

théorie de la capacitas doli, notion romaine qui signifiait la capacité d’agir consciemment et avec dol, chez l’impubère, qui a dû inspirer cette idée aux rédacteurs du code de 1791. Avec les lois de 25 septembre et 6 octobre 1791, les mineurs de 16 ans bénéficiaient d’une présomption de non discernement laissée au libre arbitre de la juridiction. Les mineurs discernants, responsables, bénéficiaient d’une atténuation de peine mais subissaient les mêmes peines que les adultes. En revanche, les autres, irresponsables, étaient acquittés puis remis à l’administration pénitentiaire. Selon Bernard PERRIN, « ce texte, malgré sa portée encore restreinte n’en a pas moins établi

dès la fin du XVIIIème siècle et pour la première fois depuis la loi salique et les codifications barbares, un régime de droit commun, fondé sur une discrimination entre adultes et mineurs dont le jeu est déterminé par un âge préfixe »109. Il a marqué, selon Émile GARÇON, un progrès considérable, en introduisant aussi officiellement la question du discernement110. Bien que ces lois n’aient eu que peu d’effets pratiques du fait du contexte politique, elles annonçaient les nouvelles orientations arrêtées dans le code pénal de 1810.

42. CODE PÉNAL DE 1810. - Avec l’avènement du code pénal, en 1810, en vertu des articles 66 et 67, les juges devaient chercher si le mineur de 16 ans (âge de la majorité pénale) avait agi avec discernement. Si ces derniers considéraient que le mineur avait agi avec discernement, il était reconnu pénalement responsable de ses actes et pouvait être condamné aux peines prévues par la loi pour l’infraction commise.

109 Bernard PERRIN, in article op. cit. n°99.

110 Emile GARÇON, Code pénal annoté, nouvelle édition refondue et mise à jour par Marcel ROUSSELET, Maurice PATIN et

Toutefois, le quantum de la peine prononcée était diminué compte tenu du jeune âge du délinquant, la loi prévoyant un système dénommé « excuse atténuante de minorité ». Si les juges considéraient en revanche que le mineur n’avait pas joui de la faculté de discernement, il devait être acquitté mais le tribunal répressif demeurait compétent pour prononcer des mesures éducatives non pénales. La question du discernement était donc, encore, comme l’a souligné Émile GARÇON111, une pièce maîtresse du système mis en place.

43. Plusieurs critiques ont été adressées au « monument législatif et jurisprudentiel

ainsi édifié ». On a notamment reproché au code de 1810, comme à son prédécesseur

de 1791, d’avoir abandonné l’irresponsabilité pénale absolue de l’infans mineur de 7 ans dégagée en droit romain et maintenue, sauf exceptions, par la jurisprudence de l’Ancien Régime. En outre, la notion de discernement subissait déjà des assauts. On lui reprochait, selon Adolphe PRINS112, de ne pas remédier au véritable problème, d’être inadaptée à la psychologie de l’enfant ou de l’adolescent et de constituer uniquement un mécanisme artificiel pour couvrir telle ou telle décision prédéterminée par le juge. D’ailleurs, par le jeu théorique de la question de discernement, le mineur réputé intelligent et donc discernant se trouvait écarté du bénéfice de la rééducation. Mais, en sens inverse, en raison de la médiocrité des établissements de rééducation, le sort réel du mineur acquitté était souvent pire que celui du discernant. Émile GARÇON évoquait également ces blâmes adressés au code de 1810 et considérait, pour sa part, que le critère du discernement était inadapté car « c’est moins la faculté de distinguer le bien

et le mal qui fait défaut à l’enfant que la liberté du vouloir ». Comme le souligne Mme

Jocelyne CASTAIGNÈDE113, le système mis en place par le code pénal de 1810 a, en effet, présenté rapidement des effets pervers lors de sa mise en œuvre. Les mineurs discernants étaient condamnés à des peines de prison « qui les pervertissaient plus

qu’elles ne les amendaient », dès lors, les juges préféraient les déclarer non discernants

111 Ibid.

112 Adolphe PRINS, Science pénale et droit positif, Bruylant, 1899. 113 Jocelyne CASTAIGNEDE, article op. cit. n°104.

afin de leur permettre de bénéficier d’un placement à visée correctrice, mais, dans des établissements, en réalité, inadaptés.

44. LOI DE 1912. - La loi du 22 juillet 1912, opérant une réforme d’ensemble, a supprimé partiellement la question du discernement. Cette dernière a disparu pour les mineurs de 13 ans qui étaient alors présumés irréfragablement irresponsables et qui étaient donc justiciables du seul tribunal civil statuant en chambre du conseil. Cette nouvelle disposition avait d’ailleurs donné lieu à la fameuse exclamation, par trop rapide selon M. Philippe ROBERT114, d’Émile GARÇON : « L’enfant est sorti du droit

pénal »115. La question du discernement était en revanche maintenue pour les mineurs de plus de 13 ans, lesquels étaient justiciables d’une chambre spéciale du tribunal correctionnel dénommée tribunal pour enfants et adolescent. La réponse impliquait les mêmes conséquences qu’auparavant : seuls les mineurs discernants pouvaient être condamnés pénalement et les mineurs de 16 ans devaient bénéficier de l’excuse de minorité. L’enfant acquitté comme ayant agi sans discernement était selon les circonstances, remis à ses parents, à une personne ou à une institution charitable. 45. DÉFORMATION. - Malgré l’apparence de « prémices d’une justice à visée

éducative »116, la sévérité dans l’application de cette loi a mené à un résultat déplorable. De fait, les magistrats ont notamment dû corriger les effets de la loi par une application extensive de la notion de discernement. GARÇON a souligné cette « singulière

déformation que la pratique avait fait subir » à cette question du discernement. Cette

dernière eût dû logiquement consister dans une véritable enquête psychologique et soulever des problèmes assez délicats, comme ceux des rapports du discernement et de l’intention criminelle. Cependant, les magistrats avaient pris l’habitude d’utiliser simplement la question du discernement comme un moyen pratique qui leur permettait d’appliquer, selon les cas, une peine ou une mesure éducative, et ils répondaient le plus souvent par la négative pour éviter à l’enfant la prison. Comme le souligne M. Philippe

114 Philippe ROBERT, ouvrage op. cit. n°101.

115 Emile GARÇON, Communication au premier Congrès international de droit pénal, RPDP 1905, p. 753. 116 Jocelyne CASTAIGNÈDE, article op. cit. n°104.

ROBERT, « la notion de discernement s’était donc vidée de tout contenu : les tribunaux

s’en servaient pour couvrir d’un mot leur politique rééducative adaptée aux faibles et médiocres moyens mis à leur disposition. De plus, il devenait de plus en plus rare de rencontrer des décisions admettant le discernement »117. Certes, la condition du discernement était présente, mais elle n’avait plus aucun sens et sa portée était détournée.

2. Un critère écarté

46. ACTE DU 27 JUILLET 1942. - Selon MM. MERLE et VITU118, à l’aube de la guerre de la seconde Guerre Mondiale, le bilan des expériences accumulées depuis 1791 faisait apparaître la constatation de la « faillite du système du discernement ». Le Gouvernement de VICHY a alors tenté une réforme radicale et ambitieuse, par la loi du 27 juillet 1942 sur l’enfance délinquante. Elle posait en principe, nous dit GARÇON119, que le mineur délinquant, présumé irresponsable, ne devait faire l’objet que de mesures rééducatives. Cet acte supprimait donc la question du discernement, qui, selon Joseph MAGNOL, « avait dans la pratique été vidée de son contenu

psychologique »120. Ce dispositif n’est toutefois jamais entré en vigueur, faute de décret d’application.

47. ORDONNANCE DU 2 FÉVRIER 1945. - La question du discernement n’a pas non plus été reprise par les rédacteurs de ce que l’on nomme volontiers « la Charte du droit pénal des mineurs », à savoir l’ordonnance du 2 février 1945. Selon l’exposé des motifs, le discernement « ne correspond pas à une réalité véritable ». Henri DONNEDIEU DE VABRES, lui, a exposé que cette notion était « doctrinalement

incertaine » et « devenue étrangère à la pratique »121. Contrairement à la loi de 1912, l’ordonnance de 1945, qui supprimait tant pour les mineurs de moins de 13 ans que pour les mineurs de plus de 13 ans la question du discernement, a été interprétée comme

117 Philippe ROBERT, ouvrage op. cit. n°101.

118 Roger MERLE et André VITU, Traité de droit criminel, Tome 1, Droit pénal général, Cujas, 7ème édition, 1997. 119 Emile GARÇON, Communication op. cit. n°115.

120 Joseph MAGNOL, « L’ordonnance du 2 février 1945 sur l’enfance délinquante », Rev. Sc. Crim. 1946, p. 7. 121 Henri DONNEDIEU DE VABRES, article op. cit. n°43.

présumant l’irresponsabilité pénale des mineurs. Le critère du discernement a été à l’origine d’une lecture erronée de l’ordonnance et le dogme de l’irresponsabilité des mineurs a dominé pendant de nombreuses années. En effet, la primauté de l’éducatif et l’impossibilité de prononcer des peines avant l’âge de 13 ans ont conduit de nombreux auteurs à considérer que les mineurs étaient présumés irresponsables et, en rangeant la minorité au sein des causes d’irresponsabilité ou d’atténuation de la responsabilité, le code pénal a semblé partagé cette analyse. De surcroît, l’exposé des motifs de l’ordonnance évoquait « un régime d’irresponsabilité » et DONNEDIEU DE VABRES avait affirmé, en 1945, que l’ordonnance « généralisait la présomption

d’irresponsabilité pénale »122. De fait, les articles 1 et 2 de l’ordonnance du 2 février 1945 ont été interprétés en faveur d’une présomption irréfragable d’irresponsabilité pénale pour les mineurs de 13 ans, déduite de l’impossibilité de prononcer la moindre peine à leur encontre et d’une présomption simple d’irresponsabilité pénale pour les mineurs de 13 à 18 ans, pour lesquels une peine pouvait exceptionnellement être prononcée lorsque la personnalité de l’auteur et les circonstances l’exigeaient. M. le Professeur Yves MAYAUD confirme que de l’ordonnance de 1945 et de ses dispositions, plus teintées d’efficacité que de juridisme, est résultée une perte de repères quant à la responsabilité pénale123. L’interprétation de l’ordonnance de 1945 en faveur d’une irresponsabilité pénale des mineurs n’était, à vrai dire, pas concluante, surtout depuis la jurisprudence Laboube124.