• Aucun résultat trouvé

Un critère à substrat moral

Section 2. Intégration au service de la politique criminelle

A. Un critère à substrat moral

76. Le discernement s’entend de la vérification de l’aptitude morale à l’infraction (1). Cela étant, indépendamment du recours à ce critère, le droit pénal des mineurs ne se départit pas de ces considérations d’ordre moral (2).

1. L’aptitude morale à l’infraction

77. NECESSITÉ D’UNE ATTITUDE BLAMABLE - Émile GARÇON152 a affirmé que le discernement ne se justifiait au fond que dans un système fondé sur la responsabilité morale, la faute et le châtiment. Le discernement, sur un plan technique, renvoie à l’aptitude à l’infraction. Or, l’aptitude à l’infraction est considérée d’un point de vue moral et fait référence au libre-arbitre, « clé de voute du droit pénal classique » selon MM. MERLE et VITU153. En droit, exiger le discernement, c’est ne pas s’en tenir à l’élément matériel de l’infraction, mais c’est requérir en sus un élément d’ordre moral154. On mesure ce contenu moraliste du concept à travers les définitions et commentaires qu’a pu en développer la doctrine. Par exemple, selon M. Philippe ROBERT, « il n’y a discernement que si le mineur a agi dans la plénitude de

l’appréciation exacte de la gravité du fait qu’il a volontairement commis et s’il a eu au moment de la perpétration de l’acte la parfaite et consciente connaissance de l’immoralité de l’acte »155. Selon le sociologue Philip MILBURN, en introduisant dans

152 Emile GARÇON, Le droit pénal, origines, évolution, état actuel, Payot, Paris, 1922. 153 Roger MERLE et André VITU, ouvrage op. cit. n°118.

154 On verra infra que cette conception du discernement en tant qu’élément de l’infraction est controversée. 155 Philippe ROBERT, ouvrage op. cit. n°38.

le code pénal de 1810 le critère du discernement, les décideurs ont introduit une disposition éminemment morale. Cette notion peut qualifier la conception qui, au XIXème siècle, guidait l’action sociale : la conscience et la connaissance de la moralité de ses actes par le sujet de droit156. Henri MICHARD a également mis en exergue cette idée selon laquelle le discernement est un critère à substrat moral, éminemment subjectif. Le Professeur Philippe BONFILS confirme que l’irresponsabilité de l’infans, présumé dépourvu de discernement, illustre le « fondement moral -sinon religieux-du

droit pénal »157. De même, Mme Christine LAZERGES souligne que lorsque le discernement est le pivot du système, cela signe « une conception purement morale de

la responsabilité pénale »158. Lorsque le libre arbitre fait défaut chez l’auteur d’une infraction, la sanction pénale est inconcevable car lui seul confère à la faute de l’agent une signification morale qui appelle le blâme et justifie le reproche.

2. Une conception morale survivante

78. DES CONSIDÉRATIONS MORALES INDÉPENDANTES DU RECOURS AU DISCERNEMENT. - Ces références morales qui fondaient assurément la justice des mineurs avant la seconde Guerre Mondiale n’ont pas tout à fait disparu avec l’effacement du critère du discernement en 1945. Elles y ont survécu et n’ont pas été totalement absentes des discours et des pratiques psycho-éducatives prônées depuis lors. La moralité serait le principe fondateur de l’action publique prévue à l’égard des mineurs de justice. Certains extraits de textes de Jean CHAZAL, pourtant grand humaniste, opposé au modèle disciplinaire de justice pénale des mineurs, laissaient apercevoir des réflexes très moralistes, derrière l’écran de la rhétorique psychanalytique :

79. « […] Les petits enfants privés de soins maternels et de tendresse, ceux qui ne

peuvent ressentir la chaleur de la communion profonde avec la mère, ceux qui sont

156 Philip MILBURN, Quelle justice pour les mineurs ? Entre enfance menacée et adolescence menaçante, Erès, 2009. 157 Philippe BONFILS, « Le droit substantiel des mineurs », in dossier spéc., « Les mineurs délinquants », A.J. pénal 2005, p.

45.

sevrés trop tôt subissent leurs premières épreuves affectives. Elles peuvent plus tard s’exprimer dans des réactions d’agressivité et d’opposition, dans une soif immodérée de jouissance, dans un besoin tyrannique de domination. Nous sommes sur le chemin de la délinquance. […] Si, sous l’effet d’une dissociation familiale ou d’erreurs psychologiques profondes un tout jeune garçon s’est embrouillé dans ses sentiments œdipiens, […] il peut exprimer dans la délinquance les désordres de son affectivité. Fixé à sa mère, il devient timide et passif. Il est possible qu’au cours de son adolescence il évolue rapidement vers l’onanisme, les amitiés particulières, la pédérastie »159. 80. M. Philippe MEYER160, dans l’étude qu’il a consacrée dans les années 1970’ à la prise en charge judiciaire de l’enfance inadaptée, a montré comment les rapports d’évaluation, les décisions judiciaires et les entretiens pédagogiques sont traversés par des considérations pétries de morale, qui participent selon lui d’une politique de normalisation des comportements.

81. Même dans des périodes où le discernement n’est pas en apparence le critère d’application du droit pénal des mineurs, « le caractère coercitif et moral de la justice

pénale, écrit M. Philip MILBURN, ne disparaît pas totalement, il est simplement recouvert par les rationalisations psychologiques et psycho-sociales qui constituent le paradigme de référence »161.

82. ITÉRATIF RECOURS AU DISCERNEMENT. – Du reste, le discernement a été réintégré en 1956 alors même que l’on se prévalait d’une rupture nette et définitive avec le modèle disciplinaire. Maurice PATIN, président de la Chambre criminelle ayant rendu l’arrêt Laboube de 1956 réintroduisant explicitement le discernement dans le droit pénal des mineurs, signalait alors que, ce faisant, « la chambre criminelle avait

souligné son attachement aux principes libéraux et aux règles traditionnelles d’un droit

159 Jean CHAZAL, L’enfance délinquante, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1953, p. 38-39. 160 Philippe MEYER, L’enfant et la raison d’état, Le Seuil, coll. « Points », Paris, 1977. 161 Philip MILBURN, ouvrage op. cit. n°156.

pénal dont les auteurs croyaient au libre-arbitre, et qui se fonde sur des notions morales plus hautes que le seul intérêt de la société ou du délinquant lui -même »162. 83. En définitive, ce recours récurrent au discernement traduit la nature profondément pénale - et donc morale - de la justice des mineurs, et ce, peu importe le modèle ou l’idéologie que l’on entend afficher. Mais, en toute hypothèse, le discernement semble être le support de techniques de traitement gouvernées par la pénitence et l’intimidation.