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Le caractère spécifique du débat monétaire aux États-Unis

Chapitre 2 : La théorie des cycles de crédit

1. Les débats monétaires aux États-Unis à l’aube du 20 ème siècle

1.1. Le caractère spécifique du débat monétaire aux États-Unis

Avant de présenter les débats monétaires de la fin du 19ème siècle, un rapide détour par

l'histoire des États-Unis nous semble important afin de comprendre la place centrale occupée par ces questions dans la vie politique de ce pays. Il convient en effet de bien avoir à l’esprit l’importance du fait monétaire aux États-Unis. Pour illustrer cette spécificité, les historiens économiques aiment par exemple rappeler qu’un sujet aussi technique que le choix de l'étalon monétaire fut le problème majeur de l'élection présidentielle de 1896.

Pour comprendre cette singularité, il est nécessaire de remonter à la formation même des États-Unis d’Amérique au 18ème siècle. Celle-ci s’accompagne en effet sur le plan monétaire

d’une forte pénurie de numéraire, c’est-à-dire de métaux précieux. Il en résulte deux conséquences qui, par la suite, caractérisent à un niveau fondamental la place accordée à la monnaie dans les débats politiques américains. La première de ces conséquences est le caractère particulièrement conflictuel revêtue par la question monétaire aux États-Unis. La seconde est leur « dangereux goût » pour l’inflation, pour reprendre la formule employée par Jacques Mertens (1944) :

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Un fait d'importance capitale domine la vie économique aux États-Unis pendant le XVIIIème siècle : la

pénurie de numéraire […] La « scarcity of coin » eut une seconde conséquence : elle fut le point de départ d'un mouvement inflationniste dont l'influence se manifesta tout au long du XIXème siècle. C'est là un des

aspects les plus curieux de l'histoire monétaire des États-Unis. La pénurie de numéraire avait servi de prétexte, entre 1700 et 1750, à une expansion excessive de la circulation de billets de banque et de papier d'État. De cette première expérience, la population avait gardé un dangereux goût pour l'inflation et une préférence marquée pour la monnaie-papier. (Mertens, 1944 : 178)

On retrouve également cette vision sous la plume de John Kenneth Galbraith dans L’argent (1975) lorsqu’il retrace l’histoire du papier-monnaie aux États-Unis :

La première émission de monnaie papier fut le fait de la colonie du Massachusetts et eut lieu en 1690 ; on a pu dire que c’était « non seulement l’origine de la monnaie papier en Amérique mais aussi dans l’Empire britannique et, pratiquement, dans la chrétienté ». Comme on l’a annoncé, elle eut pour cause la guerre […] Pendant les vingt années qui suivirent, les billets circulèrent côte à côte avec la monnaie d’or et d’argent d’une valeur nominale équivalente. Il était toutefois inévitable que les responsables coloniaux finissent par s’aviser de ce que les billets n’étaient pas uniquement un bon expédient temporaire mais pouvaient parfaitement constituer un substitut universel aux impôts. On en émit d’autres quand les circonstances semblaient l’exiger et leur rachat fut sans cesse remis à plus tard. (Galbraith, 1975 : 92-93)

Ce qui le fait conclure que :

Si l’histoire de la banque commerciale appartient aux italiens et celle de la Banque Centrale aux britanniques, celle du papier-monnaie émis par un gouvernement appartient indubitablement aux américains (Galbraith, 1975 : 83)

Cette inclinaison pour l’inflation et le papier-monnaie, ce que Mertens nomme « l’inflationnisme américain », se matérialise par d’importantes émissions de billets et se caractérise par une opposition économique (paysans contre industriels), financière (créditeurs contre débiteurs) et géographique (Ouest contre Est) :

Puisque le métal disparaissait de la circulation et demeurait introuvable, il semblait tout naturel à ces « pionniers » d'émettre du papier. La spéculation immobilière était le principal moyen dont ils disposaient pour faire fortune. Ils achetaient des terres incultes, les revendaient à un bon prix après quelques années de culture et s'engageaient plus avant dans le Far-West pour défricher de nouvelles régions. Cette population de la « frontière » désirait par conséquent deux choses : la hausse du prix des terres cultivées et un crédit abondant lui permettant d'acheter des terres. L'inflation-papier telle qu'elle fut pratiquée de 1700 à 1750, remplissait ces conditions. Elle répondait à ce désir fondamental des classes débitrices d'alléger le poids de leurs dettes par une augmentation de la quantité de monnaie […] Débiteurs contre créanciers, pionniers contre capitalistes, Ouest contre Est, telles sont les bases de l'inflationnisme américain. (Mertens, 1944 : 179)

C'est dans ce cadre que le bimétallisme est institué en 1792 par Alexander Hamilton, précisément dans le but de lutter contre le manque de numéraire14. Néanmoins ce système est

remis en cause par les importantes découvertes de champs aurifères en Californie, en Russie et

14 En pratique cependant, les faibles quantités de métaux frappés ne permirent pas au système de fonctionner

correctement dans un premier temps. Aux alentours de 1830, l'or avait ainsi complètement disparu de la circulation. Celle-ci fut rétabli par le Coinage Act du 28 juin 1834 par une réévaluation de l'or.

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en Australie entre 1848 et 1851. La production d'or quintuple en six ans15, de telle sorte qu'entre

1850 et 1873, elle est aussi importante que celle des trois siècles et demi précédents ! Par la suite, la plupart des pays adoptent l'étalon-or16, rejoignant ainsi le Royaume-Uni.

Pour les États-Unis, la situation est toutefois différente : l'évolution y est nettement plus lente et mouvementée. En raison de la hausse de sa production, l'or se déprécie fortement, ce qui eut pour conséquence de faire sortir l'argent de la circulation et de priver les agents de moyens de paiements pour les petites transactions. Pour remédier au problème, la loi de 1853 réduisit le poids des monnaies d'argent, leur conférant un pouvoir libératoire limité (uniquement pour les paiements n'excédant pas cinq dollars). Seul le dollar d'argent, qui n'était plus utilisé à l'intérieur du pays depuis 1806, conserva le cours légal17 (sans circuler davantage après la loi).

En 1862, en pleine guerre de Sécession, les États du Nord émirent les premiers greenbacks afin de financier le conflit. Inconvertibles, les greenbacks perdirent rapidement de leur valeur et, par conséquent, l'or et l'argent disparurent de la circulation monétaire. A la fin de la guerre, l'objectif du gouvernement fut de retirer progressivement les greenbacks et de rétablir la convertibilité-or18. Cependant, la déflation qui s'en suivit suscita une opposition importante

au point que le retrait des greenbacks fut suspendu en 1868, et finalement, dans un contexte politique houleux, le retour au pair effectif seulement en 1879.

C'est au cours de cette décennie agitée que l'argent fut démonétisé par la loi de 1873 avec la suppression de la frappe du dollar d'argent. Ce point fût décidé dans l'indifférence la plus totale, la réforme se déroulant au cours forcé et le dollar d'argent étant largement inconnu

15 Se reporter à J. Mertens, La naissance et le développement de l'étalon-or, 1696–1922, p.34–35 : « On comprend

qu'un pareil afflux d'or, fournissant en vingt-trois ans autant de métal qu'en trois siècles et demi, soit resté le fait central de l'histoire monétaire du XIXème siècle et qu'on en ait fait la cause nécessaire et suffisante de l'adoption

universelle de l'étalon-or ».

16 C'est le cas de l'Allemagne et des pays scandinaves en 1873. La même année, l'Union Latine (France, Suisse,

Belgique, Italie et Grèce) suspend la libre frappe de l'argent et passe à un système, qui tout préservant un lien avec l'argent, se rapproche du fonctionnement de l'étalon-or (on parla ainsi de bimétallisme boiteux).

17 C'est pourquoi certains auteurs comme James L. Laughlin (1898) considèrent que la loi de 1853 avait pour but

d'instituer l'étalon-or : « The act of 1853 was a practical abandonment of the double standard in the United States » (The History of Bimetallism in the United States, p, 79). Cette thèse ne nous semble toutefois pas soutenable dans la mesure où la loi ne modifie pas le statut monétaire du pays : son problème ne portait pas sur la question du choix de l'étalon, mais celle des imperfections de la circulation de monnaie divisionnaire. La pièce d'argent d'un dollar continua d'être frappée pour l'exportation.

18 La monnaie bancaire était également inconvertible depuis l'introduction des greenbacks. Le papier-monnaie était

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du public et même des législateurs. Quelques années plus tard, l'importante augmentation de la production d'argent aux États-Unis19, et la dépréciation qui s'en suivit, donnèrent au texte une

dimension qu'il n'avait pas au moment du vote. Le Congrès se trouva accusé d'avoir caché au peuple le passage à l'étalon-or, et les opposants à la loi allèrent jusqu'à parler du « crime de 1873 »20. D'un point de vue théorique, la loi de 1873 n'instituait pas encore l'étalon-or aux

États-Unis (ce qui devint le cas seulement en 1900). Cependant, dans les faits, plus aucune pièce d'argent à plein pouvoir libératoire n'y fut frappée après cette date. L'argent avait perdu son statut d'étalon monétaire.

La controverse argentiste de la fin du 19ème siècle illustre pleinement le propos de

François Simiand (1934) selon lequel la question monétaire possède aux États-Unis une dimension conflictuelle et politique sans égale dans le reste du monde :

C'est le pays où nous trouvons à première vue, dans les conditions monétaires, dans la politique monétaire, les changements les plus forts, les plus répétés, les plus variés : en aucun pays les questions monétaires n'ont été traitées davantage de façon explicite comme de grande importance dans l'évolution générale, n'ont été plus mêlées à la vie politique et aux diverses relations de la vie sociale ; en aucun pays elles ne paraissent avoir eu plus de liens très caractéristiques […] avec les traits fondamentaux de la constitution et de l'évolution économique de cette société. (Simiand, 1934 : 27)

Ce contexte institutionnel agité nourrit d’intenses débats autour des questions monétaires à la fin du 19ème siècle aux États-Unis, débats que nous allons maintenant présenter

pour comprendre le cadre dans lequel se situe la contribution de Fisher en 1911.