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L’état des débats monétaires au début du 20 ème siècle aux États-Unis

Chapitre 2 : La théorie des cycles de crédit

1. Les débats monétaires aux États-Unis à l’aube du 20 ème siècle

1.2. L’état des débats monétaires au début du 20 ème siècle aux États-Unis

La pensée économique américaine de la fin du 19ème siècle, qu’il s’agisse de la Quantity

School que de la Credit School21, est fortement imprégnée en matière bancaire et monétaire par

les idées de David Ricardo, Thomas Tooke et John Stuart Mill. Dans un article consacré à l’état de la théorie quantitative aux États-Unis avant la publication du Purchasing Power of Money, Jérôme de Boyer des Roches et Rebeca Gomez Betancourt (2013)22 rappellent l’influence de

19 En 1873, elle s'élevait au triple de celle de 1868 et en 1876 elle représentait 40 % de la production mondiale. 20 Pour une discussion plus approfondie de ce point, voir Jean-Paul Hütter, La question de la monnaie d'argent aux

États-Unis des origines à 1900. Editions des Presses Modernes.

21 Caractérisation effectuée par Frederik R. Clow (1903). Elle renvoie essentiellement à l’opposition de ces deux

écoles sur la validité de la théorie quantitative de la monnaie.

22 J. De Boyer des Roches & R. Gomez Betancourt (2013), “American quantity theorists prior to Irving Fisher’s

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ces auteurs britanniques sur les débats américains de la fin du siècle. En réaction à la démonétisation de l’argent, ceux-ci se structurent autour de trois thèmes : la stabilité du niveau général des prix, la nécessité d’une réforme de l’organisation bancaire et le choix de l’étalon monétaire.

Le retrait de l’argent de la circulation monétaire pose tout d’abord la question de son rapport avec la Grande Dépression (1873-1896), et en particulier avec la baisse du niveau général des prix constatée à cette période. Sur le plan théorique, cette corrélation soulève le problème des déterminants de la valeur de la monnaie. Ce débat oppose principalement Francis Walker (1888) à James Laughlin (1903)23. Le premier s’appuie sur la théorie quantitative pour

affirmer que la valeur de la monnaie dépend de sa quantité. Par conséquent, si celle-ci se réduit, sa valeur augmente, ce qui se traduit par de la déflation. Ainsi, Walker défend le bimétallisme et la circulation de l’argent afin de soutenir le niveau général des prix.

A l’inverse, Laughlin considère que les variations du niveau général des prix ne constituent pas une conséquence de la démonétisation de l’argent. Selon lui, la théorie quantitative n’est valable que lorsque l’État détient le monopole de la frappe monétaire et que les billets sont inconvertibles. Dans ces conditions, s’applique en effet le principe, mis en évidence par Ricardo, du seigneuriage. Celui-ci montre que la valeur de la monnaie est indépendante de celles des métaux précieux qui la constituent, mais dépend de sa quantité. Cependant, sous le National Banking System, il y avait plus d’un millier de National Bank aux États-Unis (1 976 par exemple pour l’année 187324), autorisées par la loi à émettre librement

des billets convertibles en or. Ainsi, selon Laughlin et ses disciples, la valeur des billets s’aligne sur le coût de production de l’or en raison de la convertibilité qui offre des possibilités d’arbitrage aux agents. Le seigneuriage disparaît et, avec lui, une justification de la théorie quantitative. Les variations du niveau général des prix reflètent donc non pas des changements dans la quantité de monnaie, mais dans les conditions de production.

En arrière-plan de ce débat théorique sur la théorie quantitative, se pose la question de du choix du régime monétaire. Face au « crime » de 1873, un puissant mouvement argentiste

23 Nous nous référons ici à : F.A. Walker (1888), Political Economy, New York : Henry Holt & Company ; et

J.L. Laughlin (1903), The Principles of Money, Londres : John Murray.

24 Ce chiffre est issu du rapport remis par O.M.W. Sprague (1910) à la National Monetary Commission : “History

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se constitue politiquement à partir de 1876 afin de réintroduire la libre frappe de l'argent. Ses partisans étaient favorables au recours à l'argent afin de stimuler les prix à la hausse25.

Cependant, comme cela transparaît dans le débat entre Walker et Laughlin, le fond de la discussion ne porte pas tant sur le choix entre deux régimes monétaires (étalon-or ou bimétallisme), mais plutôt sur celui entre politique monétaire restrictive ou bien inflationniste. Ce clivage perdure jusqu'aux élections présidentielles de 1896, date à laquelle les partisans de l'étalon-or remportent de justesse le scrutin au terme d'un débat passionné26.

La théorie quantitative de la monnaie se trouve donc au cœur d’un double problème aux États-Unis à la fin du 19ème siècle : un débat théorique (la compréhension des variations du

niveau général des prix) et pratique (le choix du système monétaire). L’intérêt de Fisher pour ces questions apparaît dès 1894 avec la publication d’un article sur le fonctionnement du bimétallisme27. Dans cet article, il ne prend parti pour aucun camp, et se limite à mettre en

évidence les conditions de bon fonctionnement du bimétallisme. Selon lui, l’objectif de la politique monétaire étant la stabilité des prix, celui-ci peut être atteint aussi bien sous l’étalon- or que dans un système bimétalliste28. Cependant, dès la préface du Purchasing Power of

Money, il s’élève contre le recours à la théorie quantitative pour justifier des politiques monétaires inflationnistes qui, selon lui, est responsable d’un rejet de celle-ci :

At any rate, since the “quantity theory” has become the subject of political dispute, it has lost prestige and has even come to be regarded by many as an exploded fallacy. The attempts by promoters of unsound money to make an improper use of the quantity theory – as in the first Bryan campaign – led many sound money men to the utter repudiation of the quantity theory. The consequence has been that, especially in American, the quantity theory needs to be reintroduced into general knowledge. (Fisher, 1911 : viii)

25 Pour tempérer les revendications des argentistes, plusieurs mesures hybrides furent votées. La loi Bland-Allison

(1878) garantit aux producteurs d'argent de gros rachats à intervalles réguliers afin d'enrayer la dépréciation du métal blanc. La loi Sherman (1890) s'inscrit dans sa continuité en augmentant le volume de ces achats.

26 « Jamais auparavant le pays n'avait été porté à un tel degré d'agitation politique par un problème économique »

constate Alonzo B. Hepburn dans A History of the Cunrrecy in the United States, 1915, p, 361. On peut d'ailleurs noter que les cadres politiques habituels volèrent en éclat : Mc Kinley (républicain) reçut le soutien des démocrates favorables à l'étalon-or tandis que les argentistes, y compris républicains, se rangèrent derrière la candidature démocrate.

27 I. Fisher (1894). “The mechanics of bimetallism”, The Economic Journal, Vol. 4, n°15, pp. 527-537.

28 On peut néanmoins noter qu’en 1895, Fisher écrit à un ami : “ [I am] working on an essay which will either be

a long article or a short book on bimetallism against its expediency or necessity […] I never was so morally aroused I think as against the ‘silver craze’” (I. Fisher dans The works of Irving Fisher, Vol. 1, p.7, edited by W. Barber, Londres : Pickering & Chatto, 1997). Cependant, c’est moins le bimétallisme en tant que tel que Fisher combat que sa justification par les bienfaits de l’inflation.

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En 1911, la réhabilitation de la théorie quantitative constitue ainsi une priorité pour Fisher. C’est pourquoi il cherche à la rendre plus rigoureuse à travers l’équation des transactions dans le chapitre 2 de son ouvrage. Mais Fisher ne se contente pas de reformuler la théorie quantitative : il y intègre également la monnaie bancaire dans les chapitres 3 et 4.

Cette prise en compte du crédit bancaire est à relier au troisième grand débat monétaire alors en cours États-Unis : y a-t-il nécessité, ou non, à réformer le système bancaire ? En raison des multiples crises ayant affecté le National Banking System (1873, 1884, 1893, 1907), l’organisation bancaire se trouve effectivement mise en cause car ces perturbations ont pour point commun de trouver leur origine dans un dysfonctionnement sur le marché du crédit. A cette période, la structure du National Banking System se caractérisait par une inflexibilité des réserves, une inélasticité de l’offre de monnaie et l’absence de toute Banque Centrale. En effet, les National Central Bank (banques nationales les plus importantes basées à New York, puis à partir de 1887 également à Chicago et Saint Louis) et les Reserve City Bank (banques nationales de statut intermédiaire) devaient détenir 25% de leurs dépôts sous la forme de réserve tandis que ce ratio s’élevait à 15% pour les Country Bank (les banques nationales de plus petites tailles)29. Par ailleurs, l’émission monétaire était adossée à celle du papier d’état : ces banques

ne pouvaient émettre que 90% des bons du trésor qu’elles détenaient sous forme de billets (cette valeur est rehaussée à 100% en 1900). Enfin, l’absence de toute Banque Centrale contraignait des chambres de compensation, ou bien des banques privées (à l’image de J.P. Morgan lors de la crise de 1907), à assumer la fonction de prêteur en dernier ressort en période de crise.

Dans une étude consacrée aux variations du taux d’intérêt sur le marché New-Yorkais, Edwin W. Kemmerer (1911)30 illustre pleinement cette inélasticité de l’offre de monnaie. Il

montre que les fluctuations du taux d’intérêt sont directement déterminées par les cycles de production du secteur agricole. La demande de crédit évolue en effet au rythme des mises en culture et de l’écoulement périodique des produits. Il en résulte une mise sous tension cyclique des réserves des banques, ce qui se traduit par des hausses prononcées du taux d’intérêt. Le

29 Cette inflexibilité était renforcée par le fait que les National Central Bank détenaient physiquement une large

partie de l’encaisse-or car les Reserve City Bank étaient autorisées à y stocker jusqu’à 50% de leurs réserves. De la même manière, les Country Bank étaient autorisées à stocker jusqu’à 60% de leurs réserves dans les Reserve City Bank. Ce système pyramidal accentuait la concentration des réserves, ce qui exposait fortement le système bancaire en cas de run des déposants.

30 E.W. Kemmerer (1911), “Seasonal variations in the relative demand for money and capital in the United States”,

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crédit bancaire se présente ainsi sous une forme déséquilibrante, à même d’affecter les prix par ses effets sur le taux d’intérêt. C’est ce qui a conduit certains auteurs (Mitchell, Hardy…) à conclure, dans la lignée de la Banking School, que la théorie quantitative était remise en cause par l’existence de la monnaie bancaire.

Le chapitre 4 du Purchasing Power of Money constitue précisément une réponse à ces économistes. Ce que Fisher cherche à y démontrer, c’est l’absence d’influence à long terme du crédit bancaire sur la relation entre quantité de monnaie en circulation et niveau général des prix. En d’autres termes, il tente d’établir que le ratio est, en longue période, constant. Il est donc important d’avoir en tête que l’objectif de Fisher dans ce chapitre est moins d’expliquer le déroulement du cycle économique que de prouver la comptabilité entre l’existence de la monnaie bancaire et la théorie quantitative. Il en découle une conception pour le moins originale de l’équilibre économique sur laquelle nous allons revenir dans la section suivante, après avoir présenté les enchaînements à l’œuvre dans les cycles de crédit.