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Chapitre 1 : La déflation par la dette

2. Les conséquences de la déflation

2.1. L’effet d’endettement réel

Nous venons d’exposer ce qui, d’après Fisher, était à l’origine de la baisse des prix. Il convient maintenant de comprendre pourquoi elle perdure dans son analyse. La grande thèse de Fisher contenue dans la déflation par la dette est l’idée que le désendettement, au lieu de conduire à une réduction de l’endettement, entraine à l’inverse une augmentation de l’endettement réel des agents économiques. Il s’agit d’une idée originale et tout à fait nouvelle à son époque en matière de théorie du cycle.

Surendettement Choc de confiance Perturbations interbancaires Ventes de titres Contraction du crédit Baisse du prix des titres Baisse du prix des biens

Panique sur le marché des biens + hausse du taux d’intérêt réel

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Le mécanisme sur lequel repose son raisonnement est le suivant : si la déflation est plus forte que le désendettement, c’est-à-dire si la baisse des prix est plus rapide que la réduction de la valeur nominale des dettes, alors la valeur réelle des dettes augmente. Dans le cas où une société est surendettée, une telle dynamique peut subvenir car le mouvement de désendettement atteint des proportions tellement importantes qu’il engendre une diminution aussi véloce que brutale des prix :

When a whole community is in a state of over-indebtedness, the dollar reacts in such a way that the very act of liquidation may sometimes enlarge the real debts instead of reducing them! Nominally, of course, any liquidation must reduce debts, but really (by swelling the worth of every dollar in the country) it may swell the unpaid balance of every debt in the country, because the dollar which has to be paid may increase in size faster than the number of dollars in the debt decreases. (Fisher, 1932 : 25)

Concrètement, cela signifie que, même si un agent réduit le montant nominal de sa dette, sa valeur en termes de marchandises est plus élevée. Ainsi, le pouvoir d’achat de sa dette est plus important malgré sa réduction nominale : il devra donc écouler plus de marchandises, ou offrir plus de travail, pour la rembourser. C’est précisément dans ces termes que Fisher analyse la récession de 1929 dans la troisième partie de son article de 193314. Il estime ainsi que, si entre

1929 et 1933 le niveau global d’endettement a diminué de 20% aux Etats-Unis en termes nominaux, l’endettement réel a en revanche progressé de 40% car le dollar s’est apprécié de 75% sur la période.

L’ampleur du désendettement s’explique par deux raisons dans le raisonnement de Fisher. La première est l’idée que le processus se propage des débiteurs les plus fragiles vers les plus solides car le désendettement des premiers fragilise la position des seconds :

And when this process starts [la déflation par la dette], it may go on and on, much after the fashion of a vicious circle. First, mass payment by the weaker debtors swells the whole community’s dollar, and so weakens the financial position of stronger debtors; whereupon, many of these rush to liquidate too, thus further swelling the dollar, till it weakens the position of still stronger debtors; whereupon many of these in turn rush to liquidate… (Fisher, 1932 : 25)

De plus, lorsqu’un mouvement de désendettement de grande ampleur s’enclenche, les agents sont contraints d’y prendre part, même s’ils sont conscients que cela alourdit le poids réel de leurs dettes. En effet, ceux qui ne s’y conforme pas voient non seulement la valeur réelle de leurs dettes augmenter, mais également sa valeur nominale :

For, granting that mass liquidation has once started, each individual who does not join in will come of still worse. For, even if he stays out, his ten thousand neighbors will liquidate just the same, and thereby swell his dollar – and thereby swell his whole debt instead of part of it. (Fisher, 1932 : 25-26)

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La rationalité des agents n’est pas donc en cause dans la dynamique perverse engendrée par le désendettement. En effet, les individus agissent dans leurs intérêts individuels en cherchant à réduire le montant nominal de leurs dettes. Cependant, c’est précisément par cette recherche mutuelle de leur intérêt individuel qu’ils aggravent collectivement leur situation. Il s’agit ici d’une propriété importante de la théorie de Fisher : en cas de déflation par la dette, le marché est déficient car il ne permet pas la réalisation de l’intérêt collectif par l’intermédiaire de la recherche de l’intérêt personnel.

2.2. L’impact sur la demande globale

Nous venons de voir comment la déflation générait un effet d’endettement réel dans l’analyse de Fisher. Afin de comprendre pourquoi la déflation peut s’auto-entretenir, il faut maintenant expliquer par quels canaux de transmission cet effet d’endettement réel impacte la demande globale. En effet, quelles hypothèses, dans le raisonnement de Fisher, permettent d’affirmer que la baisse des prix, au lieu de stimuler la demande, se traduit plutôt par une contraction de celle-ci ? Autrement dit, pourquoi l’effet d’encaisse réelle15 ne joue-t-il pas ?

L’effet d’endettement réel agit sur la demande globale à travers deux mécanismes : l’un lié à la redistribution des richesses induite par la déflation, l’autre engendré par les anticipations de profits. Ce sont eux qui expliquent pourquoi récession et déflation s’alimentent mutuellement dans la théorie de Fisher.

Commençons tout d’abord par expliciter l’influence de la déflation sur la distribution des richesses. La baisse des prix, par l’effet d’endettement réel qu’elle provoque, enrichit les créanciers et appauvrit les débiteurs. Au niveau macro-économique, si prêteurs et emprunteurs ont les mêmes comportements, cela n’a aucune conséquence sur la demande globale. En effet, ce qui est perdu par les uns (débiteurs) est gagné par les autres (créanciers). Mais, précisément, pour Fisher, les créanciers et les débiteurs n’agissent pas de manière symétrique. En particulier, les créditeurs ont une plus grande aversion au risque que les débiteurs, c’est pourquoi ils détiennent des créances et non des dettes. Ainsi, lorsque la déflation s’enclenche, les prêteurs

15 Nous entendons ici par effet d’encaisse réelle sa définition habituelle à savoir l’impact sur la demande des

variations de l’encaisse monétaire réelle du fait de la modification du niveau général des prix. Nous reviendrons plus en détail sur ce point au chapitre 4 lorsque nous discuterons l’effet Fisher.

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sont les plus susceptibles d’être affectés par la défiance collective à l’égard de l’activité économique :

There are, of course, some persons who incomes run opposite to the general trend. That is, certain bondholders and salaried folk have fixed and safe money incomes; and whenever prices fall, these incomes will buy more. In terms of real income, their fortunes have actually improved. But even most of these people share the general fears. In fact, they are the very type most accustomed to play safe and are, therefore, the most easily alarmed by general conditions. (Fisher, 1932 : 33)

L’impact de l’effet d’endettement réel sur la distribution des richesses se diffuse donc à la demande globale par l’intermédiaire de l’investissement. C’est la contraction de ce dernier qui génère une baisse de la demande.

Venons-en maintenant au second canal par lequel la déflation impacte la demande globale : les anticipations des agents. Le point de départ de ce mécanisme est l’hypothèse posée par Fisher selon laquelle les entrepreneurs ont des recettes très sensibles aux variations de prix tandis que leurs dépenses sont relativement rigides en comparaison, à commencer par les salaires, les intérêts et les impôts. Dès lors, en cas de déflation généralisée, les recettes de firmes sont plus affectées que leurs coûts :

Profits are the spread between the receipts which fall when prices fall and the expenses which are, if not quite fixed, at any rate less responsive to the assault of deflation than prices are. These relatively unyielding expenses in the profit account include interest, taxes, rent, salaries, and to a less extent wages. (Fisher, 1932 : 29-30)

Il en résulte des anticipations de profits négatives qui contractent le niveau de la production :

In a capitalistic or private profit system, it is the profit taker who usually makes the decision as to the rate at which his enterprise is to be run. Therefore, variations in profits, or in the expectation of profits, lead the business man to vary correspondingly the general policy of his enterprise. When his profits are squeezed too thin for comfort, naturally he will cut his production and release some of his employees, so that the community's general output, trade and employment, will take a slump. (Fisher, 1932 : 30-31)

Nous pouvons noter la place centrale occupée par les profits escomptés dans la diffusion de la crise par le canal des anticipations. Deux autres facteurs contribuent également à déprimer la demande globale par ce biais. Il s’agit de la confiance individuelle des agents dans l’activité d’une part, et de la défiance collective à l’égard de cette dernière d’autre part. En effet, d’un côté, la réponse psychologique des individus à la crise aggrave la dépression car elle amplifie de faibles baisses de revenus qui auraient pu être absorbées par le marché :

All of the down movements thus far mentioned [...] have psychological effects. Already we have seen that shrinking net-worth leads to distress selling. But distress selling implies distress. A conscientious business man, caught too deeply in debt and forced into bankruptcy, may become despondent, even to the point of suicide. Distress also occurs when profits merely decline, though there may still be hope for a better future. (Fisher, 1932 : 32)

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De l’autre, la crise de confiance collective entraîne une course à la liquidité qui, comme nous l’avons déjà souligné, impacte même les créanciers. Fisher est ainsi tout à fait conscient que la déflation peut engendrer une contraction de la demande globale sans que l’effet de répartition entre créanciers et débiteurs n’intervienne, simplement par la thésaurisation résultant de la défiance de l’ensemble de la communauté :

It should be clear that hoarding, once introduced, becomes a tremendous factor in the vicious spiral, and can continue it with or without over-indebtedness. Hoarding lowers the price level. The lowered price level hurts business (debts or no debts); hurt business increases fear, and the fear increases hoarding. (Fisher, 1932 : 36)

Le canal des anticipations est donc tout aussi important que celui de la répartition, et occupe un rôle majeur dans la propagation du choc dans la théorie de Fisher.

Précisons un point au sujet des anticipations. Nous venons de voir que, chez Fisher, ce sont principalement les profits et leur baisse anticipée qui agissent sur les comportements des individus. A contrario, les anticipations de prix ne jouent aucun rôle direct sur les décisions des agents. Elles ne jouent qu’un rôle indirect, en tant qu’ingrédient de la baisse des profits anticipés. Bien que sans grande conséquence pour la théorie de Fisher, notre interprétation tranche avec la présentation habituellement faite de l’aspect dynamique par lequel récession et dépression s’entretiennent dans la déflation par la dette. Il nous semble que l’accent mis sur les anticipations de prix relève plus de la reconstruction rationnelle que d’un élément réellement présent sous la plume de Fisher. On peut, à titre d’exemple, citer les développements de Tobin dans un article de 199316 qui illustrent la manière dont l’analyse de Fisher est généralement

présentée :

The process of change works on aggregate demand in just the wrong direction. Greater expected deflation, or expected disinflation, is an increase in the real rate of interest, necessarily so when nominal interest rates are constrained by the zero floor of the interest on money. Here is another Fisher effect, another factor Fisher stressed in his explanation of the Great Depression. (Tobin, 1993 : 60)

Pour notre part, nous n’avons trouvé aucun passage, ni dans l’ouvrage de 1932, ni dans l’article de 1933, dans lequel Fisher fait explicitement intervenir les anticipations de prix. Il nous semble donc préférable d’insister plutôt sur les anticipations de profit, d’autant plus que cela appuie notre thèse selon laquelle, dans l’analyse de Fisher, c’est aussi par le biais de l’investissement que la déflation déprime la demande.

16 J. Tobin, “Price flexibility and output stability: an old Keynesian view”, The Journal of Economic Perspectives,

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In fine, la baisse conjuguée des profits anticipés (canal des anticipations) et de l’investissement (canal de la répartition des richesses) aboutit à une réduction de la production, de l’emploi et des échanges :

Assuming, as above stated, that the fall of prices is not interfered with by reflation or otherwise, there must be a still great fall in the net worths of business, precipitating bankruptcies and a like fall in profits, which in a « capitalistic », that is, a private-profit society, leads the concerns which are running at a loss to make a reduction in output, in trade and in employment of labor. (Fisher, 1933 : 342)

Il est remarquable de relever que Fisher, en rupture avec les théories dominantes du cycle de son époque17, cherche à intégrer le sous-emploi à son analyse. Néanmoins, à la différence de

Keynes, il ne développe pas de théorie analogue à la demande effective pour relier le niveau du produit à celui de l’emploi. La déflation par la dette ne contient donc pas d’explication du chômage involontaire. On peut néanmoins retenir le caractère charnière des années 1930 mis en avant par Édouard Challe18 (2000) en matière de théorie du cycle avec l’apparition de

l’impératif d’intégrer le chômage dans l’étude des fluctuations.

Nous venons d’exposer l’ensemble des enchaînements présentés par Fisher dans la déflation par la dette, du surendettement à la contraction de la production et de l’emploi. Il nous reste à nous interroger sur une propriété de sa théorie : le marché s’auto-régule-t-il ou bien est- il incapable d’enrayer la déflation ? A travers cette question se pose celle de savoir si la déflation par la dette constitue une théorie complète du cycle, comme Fisher la présente, ou bien uniquement une explication de la crise. Pour y répondre, nous serons amenés à préciser la question de l’existence, ou non, d’un processus de reprise dans la déflation par la dette.