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La conception spécifique de la neutralité monétaire de Fisher

Chapitre 2 : La théorie des cycles de crédit

2. Les mécanismes des cycles de crédit selon Fisher

2.2. La conception spécifique de la neutralité monétaire de Fisher

A travers cette théorie, Fisher estime avoir démontré que l’existence du crédit bancaire ne remettait pas en cause la théorie quantitative de la monnaie. En effet, selon lui, en moyenne d’un cycle de crédit, la relation proportionnelle entre M et P est vérifiée :

We have emphasized the fact that the strictly proportional effect on prices of an increase in M is only the normal or ultimate effect after transition periods are over. The proposition that prices vary with money holds true only in comparing two imaginary periods for each of which prices are stationary or are moving alike upward or downward and at the same rate. (Fisher, 1911 : 159)

Autrement dit, la théorie quantitative est valide à long terme (en statique) bien qu’elle ne soit jamais correcte à court terme (en dynamique). Il s’agit d’une conception pour le moins originale de la théorie quantitative de la monnaie. Elle a d’ailleurs conduit Joseph Schumpeter (1954) à ne pas considérer Fisher comme un « véritable » quantitativiste46.

L’analyse de Fisher s’appuie sur la forte relation entretenue entre physique et économie depuis les premiers écrits des théoriciens de l’équilibre général. En effet, dès sa thèse, Mathematical Investigations in the Theory of Value and Prices (1892), il s’inscrit au côté de Léon Walras, Vilfredo Pareto ou Francis Edgeworth parmi les auteurs majeurs de ce courant émergent, composé dans un premier temps essentiellement d’ingénieurs et de mathématiciens.

46 “All the more important is it to realize that those critics were wrong who classed Fisher as a sponsor of the most

rigid and most mechanical type of quantity theory […] it should be clear, not only from all the other writings of Fisher but especially from his Theory of Interest, that he cannot be classed with quantity theorists except in a special sense” (J.A. Schumpeter, History of Economic Analysis, 1954, pp. 1067-1068)

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Une caractéristique essentielle de cette approche est la rupture avec la démarche sociale et politique des auteurs classiques dans le but de fournir des fondements plus objectifs et scientifiques à la théorie économique.

Walras constitue une parfaite illustration de cette nouvelle orientation. Dans sa correspondance47, il confie ainsi avoir puisé dans sa lecture des Éléments de Statique de Louis

Poinsot (1803), une des idées centrales des Éléments d’Économie Politique Pure (1874) : celle d’un système d’équations définissant l’équilibre général48. En 1909, dans son article

« Économique et Mécanique », Walras définit ainsi les propriétés de l’équilibre général par analogie au mouvement de la mécanique céleste et aux équations de liaison entre masse et accélération. Claude Ménard (1978) explique par la recherche de légitimité scientifique ce rapprochement de l’économie avec une discipline plus mûre et mieux établie institutionnellement. Il souligne ainsi l’influence du comtisme sur les sciences sociales dans la seconde moitié du 19ème siècle, et en particulier sur l’économie :

By rejecting, at the end of the XIXth century, the qualifier of « politics » which had accompanied its birth,

the economics was persuaded that it had definitively broken with the traps of the ideology to make a commitment in the royal road of the science, to become « positive » (Ménard, 1978 : 137)

Fisher, lui-même mathématicien, est probablement l’auteur chez qui cette relation entre physique et économie est la plus explicitée49. D’un point de vue épistémologique, sa principale

préoccupation est de rendre le fait économique quantifiable afin d’objectiver le discours économique, de l’éloigner de l’idéologie et de le rapprocher de la science. C’est pourquoi il a massivement recours aux mathématiques. Cette démarche se traduit également par un emprunt conséquent au vocabulaire de la mécanique afin de rendre tous les concepts économiques mesurables. De telle sorte qu’en économie, l’individu possède un statut analogue à la particule physique, l’espace spatio-temporel est celui composé par l’ensemble des marchandises, ou encore l’énergie trouve sa source dans l’utilité. Selon Fisher :

the economist need not envelop his own science in the hazes of ethics, psychology, biology and metaphysics. (Fisher, 1892 : 23)

47 Lettre du 23 mai 1901 à Dick May (pseudonyme de Melle L. Weill, sociologue française fondatrice de l’École

libre des Sciences Sociales en 1896).

48 Voir Ulrich Schwalbe, “Irving Fisher’s Mathematical Investigations in the Theory of Value and Prices”, in The

Economics of Irving Fisher: Reviewing the Scientific Work of a Great Economist edited by Hans-E Loef and Hans G. Monissen, 1999, p. 295.

49 Se reporter à l’article d’Annie L. Cot (2005), “Breed out the Unfit and Breed in the Fit : Irving Fisher, Economics,

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et à l’inverse :

the economist borrows much of his vocabulary from mechanics. Instances are: equilibrium, stability, elasticity, expansion, inflation, contraction, flow, efflux, force, pressure, resistance, reaction, distribution (price), levels, movement, friction. The student of economics thinks in terms of mechanics far more than geometry, and a mechanical illustration corresponds more fully to his antecedent notions than a graphical one. (Fisher, 1892 : 24)

C’est cette représentation radicalement novatrice de l’économie que nous retrouvons dans sa conception de l’équilibre. Plus précisément, dans ce cas, c’est aux lois hydrauliques que Fisher rattache les lois économiques. Cette identification lui permet de dessiner50, mais aussi

de faire construire51 une machine destinée à illustrer mécaniquement l’existence d’un équilibre

général à trois marchandises52 :

Cet appareil ne constitue pas une simple merveille scientifique ; ce n’est pas seulement un procédé pratique d’illustration des systèmes d’équations auxquels recourt l’économie mathématique : c’est, à proprement parler, un véritable instrument d’investigation, qui est susceptible de faire voir avec une singulière netteté quels seraient, cœleris paribus, les effets de telle ou telle cause, et à en donner une mesure approximative. (Barone, 1894, dans Moret, L’emploi des mathématiques en économie politique, 1915, p. 140)

Dans l’analyse de Fisher, le niveau de l’eau en pleine mer constitue la métaphore du niveau d’équilibre économique général, et les vagues peuvent être comparées aux fluctuations permanentes qui rythment l’activité économique. Le système économique est tel un bateau dont les oscillations sur l’eau s’expliquent par ses caractéristiques techniques : la structure de l’économie (du bateau) l’oriente spontanément vers son point d’équilibre. Néanmoins, les fluctuations ont un caractère permanent et non transitoire (comme les vagues) : ainsi s’il existe bien un équilibre pour Fisher, l’économie n’atteint jamais ce point, sauf de manière accidentelle et momentanée :

A ship in a calm sea will pitch only a few times before coming to rest, but in a high sea the pitching never ceases. While continually seeking equilibrium, the ship continually encounters causes which accentuate the oscillation. (Fisher, 1911 : 71)

C’est cette représentation singulière de l’équilibre qui lui permet d’affirmer l’absence d’effets à long terme du crédit bancaire sur la relation entre quantité de monnaie en circulation et niveau général des prix. Ainsi, la théorie quantitative demeure valide en longue période : la monnaie est neutre alors même que les variations de sa quantité exercent des effets réels sur l’économie à court terme. Néanmoins, l’analyse de Fisher repose sur deux erreurs, que nous

50 I. Fisher, Mathematical Investigations in the Theory of Value and Prices, op. cit., p. 38.

51 Voir infra pp. 101-102 en annexe une photographie de la machine élaborée par Fisher, ainsi que ses plans. 52 15 ans après sa construction, en septembre 1907, Maffeo Pantaleoni rappelait encore toute l’ingéniosité de

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allons maintenant discuter après avoir reformulé sa théorie sous la forme d’un modèle séquentiel.