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Le cadre théorique de la recherche

Dans le document 2015 M S 18 N C P ’ - : S G ’ L U Q O D (Page 71-77)

CHAPITRE IV LE CADRE THÉORIQUE DE LA RECHERCHE

4.2 Le cadre théorique de la recherche

Les connaissances existantes sur les mobilisations paysannes, les mouvements sociaux transnationaux et les paysanneries africaines constituent un apport important pour asseoir notre réflexion sur les dynamiques des mobilisations paysannes ouest-africaines. Les approches théoriques et conceptuelles existantes nous apparaissent cependant insuffisantes pour encadrer une recherche s’appuyant sur une épistémologie constructiviste. C’est ainsi que, tout en prenant acte des avancées théoriques, empiriques et conceptuelles des recherches existantes, nous avons retenu une approche théorique relativement récente, mais qui s’appuie sur une compréhension constructiviste du phénomène de transnationalisation de l’action collective, pour encadrer notre recherche : l’approche de la géographie des solidarités transnationales.

4.2.1 L’approche de la géographie des solidarités transnationales

Dans la dernière décennie, dans la foulée de l’émergence de mouvements sociaux transnationaux, un certain nombre de chercheurs s’inspirant de la géographie critique ont développé des cadres d’analyse visant à mieux rendre compte des dynamiques sociospatiales

des mobilisations sociales. Ce sont les approches de la « géographie de la résistance » (Geographies of Resistance) (Featherstone, 2008; Pile et Keith, 1997) et de la « géographie des solidarités transnationales » (Dufour et Goyer, 2009; Masson, 2009). Pour développer leurs théories, ces chercheurs se sont appuyés sur les réflexions entourant les concepts d’échelle et de rééchellonnage (rescaling) développés par Brenner (1999).

Brenner s’est intéressé aux changements d’échelle de la régulation socio-économique et politique en Europe (du national vers le supranational et l’infranational) et non aux échelles d’action collective des mouvements sociaux. Davantage que son objet d’étude, l’intérêt de la pensée de Brenner pour l’analyse des mouvements sociaux transnationaux est son appréhension des échelles du politique et des espaces de régulation comme n’étant pas des

« donnés » mais comme étant plutôt l’expression de processus sociopolitiques et de projets d’acteurs spatialisés et historicisés. Comprendre les échelles comme étant construites par les acteurs implique pour la recherche de ne pas délimiter a priori les frontières (géographiques) des échelles, mais d’en faire une question empirique en se demandant comment ont évolué les contours d’une échelle pendant une période donnée.

Certains chercheurs issus de la géographie critique ont étendu la réflexion conceptuelle de Brenner au-delà des seules échelles du politique afin d’appuyer une nouvelle appréhension des échelles de l’action collective et des solidarités. Nous avons montré plus haut que les différents courants de recherche sur les mouvements sociaux n’ont pas problématisé la question des échelles : les mobilisations collectives sont considérées – implicitement – comme se déployant dans les espaces politiques où les relations de pouvoir sont exercées; ces derniers étant des « contenants » dans lesquels se déploient les actions des mouvements en réaction à des processus qui leur sont externes. Les recherches issues de la géographie critique suggèrent que ce postulat de départ implicite est erroné.

Les recherches de Featherstone (2008) démontrent en effet que les « spatialités de la résistance » (des groupes subalternes) ne sont pas, dans leur essence, subordonnées aux

« spatialités préexistantes de la domination » (Featherstone, 2008, p. 52, traduction libre) puisque des groupes subalternes ont, de tous temps, « été constitués par le biais de, et ont constitué des, relations qui s’étendent au-delà de places et de sites particuliers » (Featherstone, 2008, p. 3, traduction libre). Ce que les recherches de Featherstone démontrent est que les solidarités et l’action collective ne se développent pas nécessairement à la même échelle que celle où les relations de pouvoir sont exercées et qu’elles peuvent s’articuler autour d’une dynamique sociospatiale qui leur est propre. En clair, le fait que l’action collective d’un mouvement se déploie dans un ou des espaces politiques donnés n’implique pas que les spatialités des solidarités et de l’action collective soient déterminées par les spatialités existantes du pouvoir. Cette proposition a des implications importantes pour la recherche : si les spatialités de la résistance ou de l’action collective ne sont pas subordonnées aux spatialités de la domination ou du pouvoir, alors ce serait faire fausse route que d’appréhender les acteurs collectifs transnationaux comme s’inscrivant uniquement dans une dynamique réactive par rapport à la reconfiguration des spatialités du pouvoir politique (du national vers le supranational, notamment).19 Or, notre recension des écrits a révélé que c’est autour de cette conception des espaces et des échelles de l’action collective que s’articulent la grande majorité des recherches sur les mouvements sociaux transnationaux.

Il est à noter que les approches géographiques des solidarités ou des résistances transnationales ne se définissent pas en opposition aux approches structuralistes ou culturelles, mais problématisent plutôt une question qui ne l’était pas dans ces deux familles d’approches théoriques, celle de la spatialité des mouvements sociaux transnationaux. Dans la perspective des approches géographiques des mouvements sociaux transnationaux, si l’on ne tient pas compte des dynamiques sociospatiales propres aux mouvements, ni l’émergence d’opportunités ou de contraintes structurelles supranationales (approche du processus politique), ni l’interprétation des acteurs de ces opportunités et contraintes (approche des dynamiques contestataires), ni même le processus de construction de formes de résistance

19 D’autant plus que la centralité de cette dynamique en ce qui concerne les États eux-mêmes est remise en question, notamment par la théorie des échelles de Brenner (1999).

dans un contexte de domination (approche de la résistance) ne permettent d’expliquer de façon satisfaisante le phénomène de la transnationalisation de l’action collective (Conway, 2008; Dufour et Goyer, 2009; Featherstone, 2008; Featherstone, Phillips, et Waters, 2007;

Masson, 2006, 2009).

Alors que les approches structuralistes et celles articulées autour des concepts de domination et de résistance accordent une importance centrale aux effets de structure, les approches de la géographie de la résistance et des solidarités s’appuient sur une compréhension constructiviste des phénomènes sociaux. Le regard porté sur la transnationalisation de l’action collective des mouvements porte ainsi attention aux significations données par les acteurs au déploiement spatial de leurs activités à diverses échelles et à divers moments et donc aux logiques spatialisées et historicisées des actions collectives. La focale d’analyse se déplace alors des opportunités politiques offertes par un contexte donné (la « structure des opportunités politiques ») à l’histoire longue des solidarités transnationales (Featherstone, 2008) et au travail militant nécessaire à la production de la transnationalisation par les mouvements, c’est-à-dire vers le « processus de construction des solidarités par-delà les frontières nationales » (Dufour et Goyer, 2009, p. 118).

Pour Dufour et Goyer (2009), c’est en s’intéressant à la construction militante des échelles de luttes et d’action collective qu’il est possible de voir comment l’action collective des acteurs peut dépasser « la relation structurante aux institutions pour proposer des espaces de créativité, plus ou moins autonomes des cadres institutionnels, en tout cas répondant aussi à des logiques internes au processus de transnationalisation lui-même » (p.130). La recherche menée par Dufour et Giraud (2007) sur la Marche mondiale des femmes (MMF) est révélatrice à cet égard. Les chercheures ont étudié la MMF dans la période comprise entre deux mobilisations transnationales importantes (donc non articulée structurellement autour de l’organisation d’évènements), soit entre la Marche de 2000 et celle de 2005. La recherche mené a démontré que cette période avait constitué pour les militantes un « moment d’identité collective » au sens de Melucci (1989, 1996), soit un moment où les actrices du mouvement ont revisité collectivement leurs objectifs et leurs moyens d’action, un moment où les

relations interpersonnelles (transnationales) ont été activées et un moment où les militantes se sont investies émotivement. Le processus de construction des solidarités transnationales pendant cette période a ainsi été perçu par les militantes davantage comme une fin en soi que comme un instrument de mobilisation stratégique. Ces résultats suggèrent que si les actions collectives transnationales d’un mouvement donné peuvent être, à certains moments, étroitement liées à des agendas institutionnels (ou évènementiels), elles peuvent, à d’autres moments, en être autonomes et poursuivre des finalités différentes en fonction de logiques et de dynamiques internes. Dufour et Goyer (2009) arrivent à des conclusions similaires en ce qui concerne les échelles d’action :

Parfois, ces échelles seront construites en liens avec des institutions (et parfois les niveaux institutionnels vont être désignés stratégiquement par les acteurs comme étant des échelles pertinentes d’action), mais parfois ces échelles seront déterminées, choisies, construites, de manière autonome des niveaux institutionnels, ou en opposition à eux (p.120).

L’approche de la géographie des solidarités transnationales propose que les pratiques sociales des acteurs, leur histoire et leur trajectoire spatiale ont un impact sur la constitution des réseaux d’acteurs, sur l’articulation des conflits et des cibles et sur leur construction spatiale.

Cette approche propose ainsi que les logiques et dynamiques internes de transnationalisation des mouvements résultent :

1) de « pratiques matérielles » (organisationnelles et relationnelles) de construction d’une capacité d’action à des échelles dépassant le cadre national et;

2) de « pratiques discursives » de construction par les acteurs de certains espaces comme étant des espaces pertinents d’action collective.

Si ces éléments semblent avoir des similitudes avec les 2e et 3e facteurs explicatifs des mobilisations développés par l’approche du processus politique (la mobilisation des ressources et les processus de cadrage), ils sont cependant abordés fort différemment ici.

Alors que l’approche du processus politique cherche à décrire ces facteurs comme des éléments structurels, la géographie des solidarités transnationales porte attention à la façon dont les acteurs les construisent et les produisent. En d’autres termes, plutôt que de chercher à

décrire des situations objectives pour expliquer l’action collective, la géographie des solidarités transnationales cherche à comprendre comment les acteurs ont produit leur propre contexte d’action, à la fois en termes matériel (la construction de réseaux militants à des échelles dépassant le cadre national) et discursif (la construction scalaire des enjeux et de l’action collective). En clair, dans l’approche du processus politique, la structure des opportunités politiques (SOP) est l’élément explicatif central des mobilisations. La mobilisation des acteurs à des échelles dépassant le cadre national est fonction de leur perception des opportunités (et des menaces) qui se présentent à diverses échelles. Dans la perspective de la géographie des solidarités transnationales par contre, la SOP est secondaire dans l’analyse. Le cœur de l’exercice descriptif et compréhensif qui est proposé se concentre sur les dynamiques d’acteurs et leurs logiques d’action. Les acteurs construisent leur contexte d’action, à la fois dans le temps long et dans le temps court et, de ce fait, ce sont centralement leurs dynamiques qu’il convient d’étudier pour comprendre les trajectoires et les dynamiques de mobilisation à des échelles dépassant le cadre national.

L’approche de la géographie des solidarités transnationales étant encore relativement jeune, nous ne disposons que d’un corpus limité d’études empiriques s’inscrivant dans sa suite. Les études existantes concernent principalement des mouvements et des mobilisations liés à la mouvance altermondialiste (Featherstone, 2007 et 2008; Pile et Keith, 1997) et au mouvement féministe transnational (Dufour, Masson et Caouette, 2010; Dufour et Goyer, 2007).20 Cette approche n’a cependant pas encore été mobilisée ni pour l’étude de mouvements sociaux transnationaux sur le continent africain, ni pour l’étude de mouvements paysans transnationaux.

20 Il n’y a pas d’étude portant sur des mouvements féministes africains dans cet ouvrage.

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