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Du Lacoste sous les tropiques ?

Dans le document Géopolitique du fait religieux au Cameroun (Page 32-41)

Ceci dit, qu’entendons-nous par géopolitique du fait religieux ? N’est-ce qu’une banale tropicalisation du concept inventé par Yves Lacoste ? À la lecture de tout ce qui précède, il appert avec évidence que les rapports de forces religieux au Cameroun, concernent plus souvent le symbolique que la territorialité physique. Les rapports de force d’ordre religieux impliquent donc surtout ce qu’on pourrait appeler la

territorialité symbolique. La notion de territoire – physique, en réalité –

étant centrale dans l’étude géopolitique, d’après la conception originelle même de son fondateur : Yves Lacoste. Il y’a donc un accord… imparfait

entre le théoricien de la géopolitique et nous. Nous prenons en compte le territoire physique, s’il y’a lieu, mais pas seulement, ni prioritairement, ni exclusivement. Il s’opère, dans notre approche, une forme de re- sémantisation du territoire au sens géographique qui, lui, est toujours physique.

La géopolitique du fait religieux au Cameroun, dont il est question ici, élargit la notion de Géopolitique des religions (Hérodote n°

106, 2002) telle que l’entend Yves Lacoste. Pour le fondateur de la revue

de géopolitique, Hérodote, la géopolitique, au sens strict, est « l’analyse des rivalités de pouvoirs sur des territoires, compte tenu des rapports de force, mais aussi des arguments que met en avant chacun des protagonistes de ces conflits », et la « géopolitique des religions [quant à elle, s’intéresse] principalement [aux] rivalités territoriales entre des forces politiques qui se réclament de façon explicite ou implicite de représentations religieuses plus ou moins différentes » (Lacoste, 2002 : 3). Aussi, « l’analyse géopolitique de phénomènes religieux peut [-t-elle, d’après Lacoste,] aussi porter sur le dispositif spatial d’un pouvoir religieux ou sur l’organisation religieuse d’une société ». Il insiste, du reste, sur le fait que cette géopolitique des religions concerne les « rivalités territoriales de plus ou moins grande envergure entre des ensembles politiques désignés, à tort et à raison, par des appellations religieuses, chacun d’eux légitimant ses positions ou revendications territoriales, ses craintes ou ses ambitions démographiques, par l’idée qu’il détient la seule vraie religion, la plus valable des civilisations, et qu’il peut tout craindre des fanatiques de la religion rivale ».

Ainsi, Lacoste circonscrit la géopolitique du religieux autour des rivalités de pouvoirs sur des territoires physiques avec expression de violences ouvertes ; et c’est là toute la nuance avec la conception de ce volume sur la Géopolitique du fait religieux au Cameroun. Nous l’entendons comme l’analyse des rapports de forces de groupes se revendiquant religieux, pour la conquête de territoires physiques et/ou

symboliques, avec expression d’une violence protéiforme. En effet, cette

violence peut être ouverte, comme le souligne Lacoste, mais aussi, d’après nous, symbolique ou sournoise. Quant aux territoires de la foi (Lasseur, op. cit.), qui font ainsi l’objet de rivalités de pouvoirs de la part de forces à la religiosité bruyamment proclamée, ils concernent à la fois des espaces physiques, mais aussi des territoires symboliques. Au compte de ces « territoires symboliques », l’influence spirituelle – monnayable auprès d’aînés sociaux -, L’argent de Dieu (Politique Africaine, 1989) et

tous les enjeux liés aux dynamiques et itinéraires d’accumulation des « vendeurs du sacré ». Au Cameroun, comme ailleurs, ces rivalités de pouvoir, autour de la foi, commencent à l’intérieur des groupes religieux eux-mêmes, avec des contradictions internes qui aboutissent parfois à des schismes ou y demeurent circonscrites sous la forme de conflits hégémoniques sur fond idéologique ou ethnique1. L’autre versant de la géopolitique du sacré au Cameroun est, bien évidemment, le rapport de force inter-religiosités car, c’est dans l’altérité confessionnelle que se niche peut-être le plus important potentiel éruptif. Le troisième versant se structure autour des rivalités de pouvoir (discrètes, bien souvent) entre mouvements religieux et l’administration politique depuis la Colonisation.

Enfin, l’autre nuance avec l’approche lacostienne se cristallise autour du phenomène religieux lui-même. Si Lacoste s’intéresse directement aux religions dans leurs rapports de forces à elles-mêmes, nous insistons, pour notre part, davantage sur le « fait religieux » dans son ensemble que sur les religions à elles seules. Il est vrai qu’à première vue, « fait religieux » et « religieux » semblent être des synonymes. Même si elles appartiennent au même champ lexical, ces notions en donnent des nuances de gris complémentaires mais sémantiquement distanciées, quoique d’une manière relativisable. Les religions concernent directement les formes, représentations et institutions du sacré. Alors que le fait religieux, quant à lui, élargit cette focale pour traduire toutes les typologies de rapport au sacré. De ce fait, si les

religions se circonscrivent à la croyance, le fait religieux, selon notre

conceptualisation, concentre, à la fois, la croyance, l’incroyance et les agnosticismes. Car, quoique l’incroyance affirme sa non-reconnaissance du Transcendant, et les agnosticismes, leur inconnaissance de celui-ci, leurs philosophies n’en constituent pas moins des discours sur le sacré. Discours naguère condamnés par toutes les institutions religieuses (c’est bien là que se niche l’un de leur consensus le plus important). Pour autant, l’incroyant et l’agnostique, acteurs toujours minorés ou ignorés dans les études sur le religieux, méritent pourtant que les sciences sociales des religions, notamment dans ce versant géopolitique, leur consacrent davantage d’espace dans leurs travaux.

1 Voir par exemple le cas, déjà cité précédemment, de « La bataille de l’archidiocèse de

Douala » (Bayart et Mbembe, 1989) pour les conflits hégémoniques internes aux religiosités, à base ethnique, et Hebga, 1995, pour ceux à base idéologique.

Notre approche tente ainsi de renouveler les objets d’étude en géopolitique des religions et d’élargir sa focale, en sortant de l’approche de la matérialité territoriale pour embrasser le registre du spirituel. La symbolique du sacré, celle des nuances doctrinaires ou celle de l’influence spirituelle devenant donc, elles aussi², des sortes de territoires désincarnés. À la primauté lacostienne du territoire physique, nous substituons la non-exclusivité entre les territorialités physiques et symboliques.

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