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Introduction du Chapitre 2

Section 1. Les exigences de légitimité et de preuves dans la relation entre les financeurs solidaires et les entreprises de l’ESS les financeurs solidaires et les entreprises de l’ESS

3) Dimension relationnelle : renvoie aux modalités émotionnelles et affectives impliquées dans les transactions ; cet aspect mobilise les processus de construction

2.1. La valeur sociale pour les financeurs solidaires

Afin de composer leur portefeuille solidaire, les financeurs solidaires sont obligés de juger la légitimité de chaque entreprise candidate en faisant appel à leur perception de la correspondance entre les actions de l’entreprise et les critères qui composent leur système de normes, valeurs, croyances et définitions de la valeur sociale (Suchman 1995). L’analyse transactionnelle des entretiens réalisés auprès de dix représentants de neuf institutions du financement solidaire a ainsi révélé que les financeurs solidaires mobilisent deux types de critères pour aborder la valeur sociale d’une entreprise de l’ESS : les critères liés aux modes d’entreprendre et ceux liés aux domaines d’activité.

2.1.1. Critères de valeur sociale liés aux modes d’entreprendre

En ce qui concerne les modes d’entreprendre, l’analyse de la dimension structurelle (épargne salariale solidaire, agrément ESUS et label Finansol) met en avant les critères de valeur sociale suivants : ne pas avoir de titres de capital négociés sur un

marché financier ; avoir un statut juridique associé à l’économie sociale (association, mutuelle, coopérative, fondation) ; employer un pourcentage de salariés en situation d’insertion (chômeurs de longue durée, handicapés graves, etc.) ; avoir un système de gouvernance démocratique où certains dirigeants sont élus par les salariés ; ou encore avoir une politique de rémunération qui limite les salaires des salariés les mieux rémunérés. L’analyse de la dimension cognitive (solidarité, utilité sociale et impact social) permet, quant à elle, d’identifier les critères de valeur sociale suivants : proposer un produit ou service jugé « socialement innovant » ; avoir le potentiel de changement d’échelle ; ne pas dépendre des aides de l’État ; être jugé « socialement utile » et pertinent dans son contexte socio-historique ; avoir un impact social positif et mesurable ; mesurer son impact social ; avoir des dirigeants charismatiques et jugés compétents ; bien prendre en compte les évolutions de la demande et de la société ; avoir des politiques de productivité et d’efficience.

Or, si l’on compare les deux groupes de critères de modes d’entreprendre, il apparaît clairement que les critères de valeur sociale issus de la dimension structurelle, et notamment ceux liés à l’agrément ESUS, mettent en avant des critères plus formels associés aux modes d’entreprendre caractéristiques, d’un point de vue historique, des entreprises de l’ESS et de la tradition associative en France depuis la Loi du 1er juillet 1901 (Legifrance [Internet] 2018b) : non-lucrativité ; statut juridique de l’économie sociale ; insertion professionnelle ; gouvernance démocratique ; et équité salariale. Les critères de modes d’entreprendre identifiés au sein du discours des financeurs autour des notions de solidarité, d’utilité sociale et d’impact social (dimension cognitive) mettent, d’autre part, en avant les critères de modes d’entreprendre qui caractérisent l’ « entrepreneuriat social » au sens anglo-saxon de venture philanthropy : innovation sociale, changement d’échelle, auto-financement, activité socialement utile, impact social mesurable, attitude d’entrepreneur, diagnostic des besoins, productivité, efficience et efficacité (Boutillier 2008 ; Chabanet et Richard 2017 ; Draperi 2010).

2.2.2. Critères de valeur sociale liés aux domaines d’activité

En ce qui concerne les domaines d’activité, les analyses des dimensions structurelle et cognitive permettent, au moment de juger la valeur sociale d’une entreprise de l’ESS, d’identifier deux critères prédominants : l’accès à l’emploi et l’engagement humanitaire. L’accès à l’emploi apparaît, tout d’abord, comme la finalité sociale prioritaire pour la plupart des financeurs solidaires. L’analyse de la dimension structurelle montre que la majorité des gens qui intègrent le réseau de la finance solidaire

passe par leur entreprise en choisissant un fonds solidaire dans leur dispositif d’épargne salariale. Ceci implique, pour les financeurs solidaires, que l’argent collecté soit principalement l’argent des « salariés français » et que la valeur sociale des entreprises financées prenne prioritairement en compte les critères qui traduisent la solidarité entre les personnes actives sur le marché du travail et ceux qui en sont éloignés ou se trouvent en situation de précarité professionnelle (Bélec et Fourrier 2014). Les domaines d’activité privilégiés par les financeurs solidaires sont, dès lors, les entreprises d’insertion, les entreprises adaptées ou les entreprises créées en zone défavorisées. L’analyse de la dimension cognitive montre, quant à elle, que la plupart des financeurs solidaires assimilent la notion de solidarité à celle d’engagement humanitaire (Blais 2007 ; Blais 2008), ce qui revient à dire que l’on va considérer comme ayant plus de valeur sociale les activités situées hors du champ politique traditionnel, c’est-à-dire hors du champ étatique cherchant à garantir les droits individuels et assister les personnes en situation d’exclusion sociale et les plus démunis (incluant même la nature dans la catégorie des fragiles qu’il faut assister) à travers les leviers de la compassion et du don volontaire pour corriger les défaillances du marché et de l’État. Les financeurs solidaires privilégient ainsi les entreprises dont le domaine d’activité concerne un public en situation de vulnérabilité ou d’exclusion.

Or, historiquement, la prépondérance des critères d’accès à l’emploi et d’engagement humanitaire a eu un effet structurant sur le marché de la finance solidaire qui favorise quatre domaines d’activités : l’accès à l’emploi pour garantir le droit au travail ; l’entrepreneuriat dans le pays en développement afin de garantir la solidarité internationale ; l’accès au logement pour garantir le droit au logement ; et le soutien d’activités écologiques pour garantir le droit à disposer d'un environnement sain et propre. Apparaissent ainsi, par effet d’exclusion, comme domaines « marginaux » ou « secondaires » d’autres critères également présents dans les publications de Finansol, dans la définition d’utilité sociale de la loi de 2014 et dans l’agrément ESUS : la santé, le tourisme social, les activités culturelles, l’éducation à la citoyenneté (éducation populaire), la préservation et le développement du lien social, le maintien et le renforcement de la cohésion territoriale, entre autres.

2.2.3. Critères générateurs de confiance et de sympathie

Pour conclure l’analyse des critères mobilisés par les financeurs solidaires pour aborder la valeur sociale des entreprises de l’ESS, il nous reste ici à intégrer les aspects émotionnels et affectifs de la construction de confiance et de sympathie entre les

financeurs et les entreprises. Dans un marché où les garanties et les indicateurs de valeur sociale sont loin d’être standardisés, normalisés et universels, la dimension relationnelle indique, en effet, que la création de confiance et de sympathie implique notamment deux éléments : la coprésence et la capacité de narrer une histoire convaincante. Les visites de terrain et la rencontre des parties prenantes des entreprises (les salariés ou les bénéficiaires) permettent, à ce titre, aux financeurs solidaires d’observer la valeur sociale en train d’être performée, en acte. Cela signifie que les financeurs ont besoin d’un contact face-à-face pour voir si l’entreprise a l’air d’être bonne, et donc de prendre du temps pour se connaître et établir les garanties de création de la valeur sociale, mais exige aussi des entreprises de l’ESS une capacité à proposer un récit convaincant de leurs valeurs économiques et sociales et de compter sur une équipe dirigeante charismatique et aptes sur le plan du management pour raconter cette histoire et ainsi montrer la valeur sociale sur le terrain et inspirer confiance dans le récit.

Encadré 34. Les critères de valeur sociale des financeurs solidaires

Type de critère Caractéristiques Critères

Mode d’entreprendre Critères historiques de l’ESS en France (associés à l’agrément ESUS et au label Finansol)

- Ne pas avoir des titres de capital négociés sur un marché financier (non-lucrativité) ;

- Avoir un statut juridique associé à l’économie sociale (association, mutuelle, coopérative, fondation) ;

- Employer un certain pourcentage de salariés en situation d’insertion (chômeurs de longue durée, handicapés graves, etc.) ;

- Avoir un système de gouvernance démocratique où certains dirigeants sont élus par les salariés ;

- Avoir une politique de rémunération qui limite les salaires des salariés les mieux rémunérés (équité salariale). Critères propres à l’entreprenariat social au sens anglo-saxon (associés aux notions de solidarité, utilité

- Avoir un produit ou service jugé « socialement innovant » (innovation sociale) ;

- Avoir le potentiel de changement d’échelle ;

- Ne pas dépendre des aides de l’État (auto-financement) ;

sociale et impact social)

- Être jugé « socialement utile » et pertinent dans son contexte socio-historique ;

- Avoir un impact social positif et mesurable ;

- Mesurer son impact social ;

- Avoir des dirigeants charismatiques et jugés comme compétents (attitude d’entrepreneur) ;

- Avoir une bonne prise en compte des mutations de la demande et de la société (diagnostic de besoins) ;

- Avoir des politiques de productivité et d’efficience (efficacité). Domaine d’activité Principaux (selon les critères d’accès à l’emploi et d’engagement humanitaire)

- Accès à l’emploi (entreprises d’insertion, entreprises adaptées, entreprises créées en zone défavorisées) ;

- Engagement humanitaire (accès au logement, soutien d’activités écologiques, entrepreneuriat dans des pays en développement).

Marginaux ou secondaires (mais mentionnés dans les publications de Finansol et dans la Loi 2014) - Santé ; - Tourisme social ; - Activités culturelles ;

- Éducation à la citoyenneté (éducation populaire) ;

- Préservation et développement du lien social ;

- Maintien et renforcement de la cohésion territoriale, - Autres. Génération de confiance et de sympathie Coprésence pour observer la « valeur sociale » en acte - Visites de terrain ;

- Rencontre des parties prenantes.

Capacité à proposer une histoire

convaincante

- Récit qui articule les valeurs (économique et sociale) ;

- Équipe dirigeante charismatique et compétente. Source : élaboration propre.