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La première partie de cette thèse vient d’évoquer les deux principales raisons ayant amené l’UCPA à mettre en œuvre une enquête sur sa valeur sociale avec l’aide du GRÉUS : 1) un changement de stratégie pour gérer la dissonance entre valeur économique et valeur sociale au sein de l’organisation, et 2) une demande externe de redevabilité (accountability) de la valeur sociale.

Le Chapitre 1 a ainsi porté sur les pratiques de justification de la valeur sociale en vigueur en 2015 à l’UCPA jusqu’à nous permettre d’identifier un lien entre le changement de direction générale réalisé en 2012 et une nouvelle manière d’envisager et de gérer la dissonance entre valeur sociale et valeur économique au sein de l’association (dissonance interne). Le passage d’une stratégie de gestion de la dissonance de type « compartimentage » à une « hétérarchie » a impliqué le chevauchement de plusieurs critères d’évaluation et déclenché un processus de réflexivité organisationnel exigeant une enquête plus approfondie sur la valeur sociale de l’UCPA et la façon d’en apporter la preuve (D. Stark 2011a ; D. Stark 2002). Un tel diagnostic, ouvrait, dès lors la voie à l’hypothèse selon laquelle le projet de recherche-action sur l’utilité sociale nous intéressant ici répondait, en partie, à un processus de transformation visant à instaurer une « dissonance organisée » entre valeur sociale et valeur économique au sein de l’UCPA.

Le Chapitre 2 a, quant à lui, porté sur l’analyse des spécificités des demandes de redevabilité (accountability) de valeur sociale auxquelles les financeurs solidaires soumettaient l’UCPA, et nous a permis de mettre à jour, d’une part, l’existence de deux fortes « dissonances » entre les critères d’évaluation mobilisés par les financeurs solidaires et leur perception de la valeur sociale de l’UCPA (dissonance externe) et, d’autre part, d’interpréter que les attentes des financeurs solidaires en termes de reddition de comptes quantitatifs de la valeur sociale n’étaient pas vraiment élaborées, standardisées ou normalisées (Joannidès et Jaumier 2013a). Ce diagnostic nous a, dès lors, invité à envisager l’hypothèse selon laquelle le type de preuves d’engagement pour la valeur sociale que les financeurs attendaient de l’UCPA se rapprochait davantage d’enjeux moraux et identitaires que d’enjeux d’exhibition des résultats et d’optimisation des performances. Les financeurs qui hésitaient à investir dans l’UCPA n’attendaient pas des chiffres relatifs à sa valeur sociale mais plutôt un récit convaincant de ses actes, de leur motivation et de leurs conséquences sur la société. Le projet de recherche-action

représentait donc également, en ce sens, une réponse de l’UCPA à la demande externe d’administration de preuves « moins dissonantes » de son engagement pour la valeur social.

L’analyse qualitative de ces deux phénomènes proposés ici, venant expliquer pourquoi l’UCPA a dû instituer une situation problématique autour de la question sur sa valeur sociale, présente un caractère monographique et traite en profondeur de la cohérence interne d’une constellation de traits enregistrés pour un cas singulier. Or, une telle singularité révèle des traits exemplaires à portée générale et qui permettent de mieux répondre à la question plus large de savoir pourquoi les entreprises de l’ESS mettent en œuvre des processus d’évaluation de leur valeur sociale ?

Premièrement, c’est donc sur la base de l’analyse des pratiques de justification de la valeur sociale de l’UCPA que nous avançons ici l’hypothèse selon laquelle toute organisation de l’ESS est habitée par la dissonance entre valeur sociale et valeur économique. Les membres des organisations de l’ESS doivent justifier leurs décisions, leurs actions et leurs résultats en faisant implicitement ou explicitement référence à des critères d’évaluation renvoyant à des définitions de ce qui est bien et juste d’un point de vue social ou économique (Boltanski et Thévenot 2011 [1991] ; D. Stark 2011a). Les critères d’évaluation sociaux rendent compte du projet ou de la mission sociale de l’organisation tandis que les critères d’évaluation économique rendent compte de l’insertion de l’organisation au sein d’un système économique ou d’un marché concurrentiel. Il est, en ce sens, important de reconnaître que les organisations de l’ESS constituent des cadres d’action où de multiples registres de valeurs et critères d’évaluation sont en jeu. D. Stark (Ibid.) appelle « dissonance » ce type de situation où des critères d’évaluation divers et antagonistes se chevauchent et les organisations de l’ESS peuvent ainsi adopter différentes stratégies pour aborder la dissonance entre valeur sociale et valeur économique. Nous avons envisagé trois stratégies pour gérer la dissonance - la cacophonie, le compartimentage et l’hétérarchie (l’hétérarchie semblant être la meilleure issue pour accueillir la dissonance de façon vertueuse en conciliant, d’une part, pérennité économique et contribution à la société et, d’autre part, réflexivité organisationnelle et innovation) (D. Stark 2002). C’est ainsi que l’évaluation de l’utilité sociale en tant que processus d’enquête sur la valeur sociale peut constituer le moyen idéal de gérer la « dissonance interne » à travers le développement de critères d’évaluation sociaux d’une organisation de l’ESS et leur articulation avec des critères économiques plus classiques d’évaluation.

Secondement, l’analyse des demandes de redevabilité (accountability) sur la valeur sociale auxquelles les financeurs solidaires soumettaient l’UCPA nous invite à postuler que toute organisation de l’ESS est soumise, dans sa relation avec ses principales parties prenantes, à une demande de preuves en ce qui concerne son engagement en faveur de la valeur sociale. Or, de telles preuves ne peuvent se réduire à de simples indicateurs quantitatifs de performance sociale (Joannidès et Jaumier 2013a). Les relations entre les organisations de l’ESS et ses parties prenantes apparaissent, dès lors, comme des « transactions » dont le caractère « encastré » et « intersubjectif » implique que ce qui circule entre eux n’est pas seulement de l’argent, des biens et des services, mais également du sens, des symboles et de la reconnaissance (Dewey et Bentley 1960 [1949] ; Mead 2006 [1934] ; Polanyi 2009 [1944]). C’est ainsi qu’à la base de tout processus de redevabilité (accountability) se trouvent des enjeux moraux et identitaires situés en amont des enjeux de contrôle des résultats et de performances. Pour que les indicateurs sociaux d’une organisation de l’ESS soient légitimes et crédibles aux yeux d’un tiers, un récit convaincant de ses actes, de leur motivation et de leurs conséquences sur la société doit donc exister. Pour qu’une partie prenante valide les « comptes » (les indicateurs quantitatifs de valeur sociale) d’une organisation de l’ESS elle doit vérifier ou supposer l’existence des « contes » ou d’une narration auxquels elle adhère et qu’elle soutient (Viveret 2008). Ainsi, dans le scénario où les critères de valeur sociale d’une partie prenante entrent en « dissonance » avec l’image que cette dernière se fait d’une organisation, aucun indicateur quantitatif ne s’avèrera suffisant pour gagner l’approbation de cette partie prenante. L’évaluation de l’utilité sociale en tant que processus d’enquête sur la valeur sociale peut, dès lors, apparaître comme le moyen idéal de gérer les « dissonances externes » à travers un dialogue avec les parties prenantes et un travail sur l’identité et les fondements mêmes de l’organisation.

PARTIE II

Comment les entreprises de l’ESS s’engagent-elles dans