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Ce chapitre a débuté en évoquant l’importance de la relation de l’UCPA avec les acteurs du secteur de la finance solidaire. Face à la crise du financement associatif, l’UCPA avait, en effet, décidé depuis 2012 de s’orienter vers ce secteur pour subvenir à ses besoins d’accès au capital. Or, lorsque le projet de recherche-action sur l’utilité sociale a démarré en 2015, les relations entre l’UCPA et les financeurs solidaires étaient ambiguës : quatre institutions avaient déjà accepté de la financer, mais deux avaient refusé. Celles qui avaient accepté de le faire attendaient des éléments de preuve de la valeur sociale de l’UCPA tandis que celles ayant refusé argumentaient que les activités de l’UCPA ne rentraient pas dans la définition de valeur sociale de leur portefeuille. Nous avons ainsi réalisé une série de onze entretiens auprès d’acteurs de la finance solidaire et analysé la bibliographie sur le secteur afin de mieux comprendre les spécificités des demandes externes de redevabilité (accountability) sur la valeur sociale auxquels l’UCPA était soumise, et ceci dans un triple objectif : comprendre, en premier lieu, la définition de la valeur sociale que les acteurs de la finance solidaire mobilisent pour analyser la légitimité d’une entreprise de l’ESS à faire partie de leur portefeuille ; comprendre, ensuite, les spécificités des demandes de redevabilité (accountability) sur la valeur sociale auxquelles les financeurs solidaires soumettent les entreprises de l’ESS ; et enfin, connaître leurs perceptions et leurs attentes en ce qui concerne la valeur sociale de l’UCPA.

Une fois les entretiens réalisés, leur contenu retranscrit et la bibliographie sur le secteur de la finance solidaire en France analysée, il convenait de procéder à une analyse de contenu à travers la grille de lecture dite transactionnelle (Commons 2001 [1931] ; Dewey et Bentley 1960 [1949] ; Renault 2007 ; Renault 2008 ; Renault 2009 ; Zacklad 2004 ; Zacklad 2005 ; Zacklad 2006). Cette approche analytique issue de la philosophie pragmatiste américaine nous a, en effet, permis d’appréhender la dimension sociale, c’est-à-dire les aspects communicationnels et relationnels, qui sous-tendent la relation socio-économique générée dans le cadre de la finance solidaire. L’analyse de

la relation entre financeurs solidaires et entreprises de l’ESS en tant que « transaction » nous a, en effet, permis de mieux appréhender le caractère « encastré » et « intersubjectif » d’une telle relation où le financement fait circuler, au-delà de l’argent, de la reconnaissance, des signes et des symboles générateurs d’un certain apprentissage (Polanyi 2009 ; Mead 2009). De ce point de vue, les acteurs, désormais cognitivement interdépendants, ont besoin les uns des autres non seulement pour accomplir leur fonction économique, mais également pour définir leur identité et la situation dans laquelle ils s’insèrent.

L’approche transactionnelle nous a ainsi permis d’identifier deux grandes « dissonances » entre les critères mobilisés par les financeurs solidaires pour évaluer la valeur sociale des entreprises désireuses de faire partie de leur portefeuille ainsi que leur perception de la valeur sociale de l’UCPA (D. Stark 2011a). En ce qui concerne les critères liés aux modes d’entreprendre, les financeurs qui ne soutenaient pas l’UCPA valorisaient la tradition anglo-saxonne de l’entrepreneuriat social et n’associaient pas l’UCPA à une « innovation sociale » (Boutillier 2008 ; Chabanet et Richard 2017 ; Draperi 2010 ; Laville, Klein et Moulaert 2014). Ils ne percevaient nullement, à ce titre, l’UCPA comme une réponse nouvelle ou novatrice à de nouveaux besoins sociaux (ou à des besoins mal satisfaits) mais plutôt comme une extension historique des pouvoirs publics avec des problèmes de gestion et d’auto-financement. En ce qui concerne le domaine d’activité, les financeurs valorisaient notamment les activités liées à l’accès à l’emploi, à l’accès au logement, à l’aide à l’entrepreneuriat dans les pays en développement ou à la transition écologique, mais associaient notamment l’UCPA au tourisme social. Les financeurs qui ne soutenaient pas l’UCPA jugeaient, par conséquent, que son activité n’était pas une priorité en termes d’« engagement humanitaire » (Blais 2007 ; Talbot 2013 ; Lasida 2011). Le fait que l’UCPA était associée au tourisme social laisse également apparaître une dissonance entre cette image et celle d’éducateur à la citoyenneté, de créateur de lien social et de promoteur de la mixité sociale que l’UCPA avait commencé à projeter depuis 2012 (cf. Chapitre 1).

L’approche transactionnelle nous a également permis de constater que les attentes des financeurs solidaires en termes de reddition de comptes quantitatifs de la valeur sociale n’étaient pas vraiment élaborées, standardisées ou normalisées. Dans le cas de l’UCPA, ces attentes se concentraient, en effet, sur les indicateurs d’activités et de production relatifs à la création d’emploi, à la responsabilité sociétale en matière de ressources humaines et aux actions concernant le public en situation précaire et d’exclusion. En ce qui concernait les autres aspects de la valeur sociale, c’était plutôt à

l’UCPA de proposer aux financeurs solidaires les indicateurs sur lesquels elle était prête à s’engager.

Les dissonances autour des critères de valeur sociale de l’UCPA et les exigences peu élevées de reddition d’indicateurs quantitatifs sur la valeur sociale auquel l’association était soumise invite à envisager l’hypothèse selon laquelle le type de preuves d’engagement pour la valeur sociale que les financeurs attendaient de l’UCPA se rapprochait davantage d’enjeux moraux et identitaires que d’enjeux d’exhibition des résultats et d’optimisation des performances. En ce sens, les financeurs qui hésitaient à investir dans l’UCPA n’attendaient pas des chiffres sur sa valeur sociale, mais plutôt un récit convaincant de ses actes, de leur motivation et de leurs conséquences sur la société. Les freins à l’incorporation de l’UCPA aux portefeuilles d’une partie des financeurs solidaires apparaissent ainsi davantage liés aux « contes » (aux conventions, à l’image que les acteurs ont des activités, du public et de l’objectif social de l’UCPA) qu’aux « comptes » (aux indicateurs quantitatifs de valeur sociale de l’UCPA) (Viveret 2008). Par conséquent, plus qu’un problème de définition et de mesure d’indicateurs, la principale difficulté que l’UCPA rencontrait pour accéder au financement solidaire était liée à l’identité (ou à sa narration) qu’elle projetait auprès de certains financeurs.

Les financeurs solidaires pouvant être considérés comme un « autrui généralisé », au sens de G. H. Mead (2006 [1934]), dont la « perspective » importe pour l’UCPA, le fait qu’un groupe d’acteurs de la finance solidaire remettait en question la légitimité de l’UCPA à faire partie du réseau de la finance solidaire ne laissait pas l’UCPA indifférente. Du moment où l’on appréhende la relation entre l’UCPA et les financeurs solidaires comme une « transaction » entre acteurs cognitivement interdépendants, les dissonances externes que nous avons pu identifier sur la valeur sociale de l’UCPA contribuent à instituer une situation troublante ou indéterminée au sein de l’UCPA. C’est en cela, d’ailleurs, que les questionnements des financeurs solidaires ont pu contribuer à ce que l’UCPA formalise la question de sa valeur sociale dans un projet de recherche-action destiné à évaluer son utilité sociale. D’où l’hypothèse ici avancée selon laquelle le projet de recherche-action constituait également une réponse de l’UCPA face à la dissonance et à la demande externe d’administration de preuves de son engagement pour la valeur sociale. La deuxième partie de la thèse sera consacré à l’analyse de la mise en place de ce projet.