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Section 2. Problématique de la thèse

2.1. Approche théorique : une perspective pragmatiste de la valeur sociale

Nous partageons le point de vue des économistes et des sociologues qui trouvent dans la philosophie pragmatique, et notamment dans celle de J. Dewey, une grille d’analyse particulièrement pertinente pour aborder le phénomène de l’évaluation à partir d’une perspective interdisciplinaire (Antal, Hutter et Stark (eds.) 2015 ; Beckert et Aspers (eds.) 2011 ; Boulanger 2014 ; Callon 2009 ; Cottereau et Marzok 2012 ; de Munck et Zimmermann 2015 ; Doganova et al. 2014 ; Helgesson et Muniesa 2013 ; Hutter et Stark 2015 ; Kornberger et al. (eds.) 2015 ; Muniesa 2011 ; Renault 2017a ; Renault 2017b ; Renault, Meriot et Gouzien 2017 ; D. Stark 2011a ; Vatin (ed.) 2009 ; Renault 2016). Cette thèse s’inscrit donc dans une approche épistémologique constructiviste inspirée du pragmatisme et dont le principal atout réside avant tout, selon nous, dans le fait que la théorie de l’évaluation de J. Dewey permet de dépasser les dualismes ou les dichotomies qui hantent la théorie de la valeur et de l’évaluation en sciences sociales : « idéalisme » et « réalisme », « émotivisme » et « rationalisme », « valeur économique » et « valeur sociale », etc. (Anderson 2011 [1911] ; Bidet 2008 ; Bidet, Quéré et Truc 2011 ; Boltanski et Thévenot 2011 [1991] ; Dewey 2011a [1918, 1926, 1939, 1944] ; Mead 1911 ; Orléan 2011 ; Zask 2015).

15 Nous voyons bien, en France, que les méthodes qui privilégient les mesures quantitatives, la monétarisation et les référentiels standardisés (comme le Social Return on Investment ou SROI, l’Outcome Star, la base d’indicateurs IRIS, les études de coûts sociaux évités ou les analyses randomisées) prennent une place prépondérante dans le débat sur l’évaluation sociale dans l’ESS ces dernières années (Avise, La Fonda et Le Labo de l’ESS 2017 ; Avise, La Fonda et Le Labo de l’ESS 2018 ; Bellue, Stievenart et Dasnoy 2013 ; Branger et al. 2014 ; Duquerty et Baudet 2017 ; Duquerty et Baudet 2018 ; Stievenart et Pache 2014 ; JurisAssociation 2017 ; Agence Phare 2017).

La théorie de l’évaluation de J. Dewey démontre qu’il n’existe pas de séparation entre le sujet-évaluateur et l’objet-évalué, et que la « valeur » n’existe pas indépendamment de son processus d’évaluation (Dewey 2003a [1919] ; Dewey 2011a [1918, 1926, 1939, 1946]) (cf. Chapitre 3). Le « tournant » de la théorie de J. Dewey consiste justement à mettre l’accent sur le « processus situé » d’évaluation, lequel permet de sortir d’une approche dualiste qui attribue le fondement de la valeur soit à la conscience de l’évaluateur, soit à une propriété de l’objet évalué (idéalisme versus réalisme). La valeur, pour J. Dewey, est une « considération », une « qualité » qu’on attribue aux choses (Dewey 1915 ; Dewey 1923). Elle est, en ce sens, un adverbe, et non un substantif (Helgesson et Muniesa 2013 ; Quéré 2015). Le fondement de cette considération n‘est pas entièrement « subjectif » dans la mesure où la valeur fait référence au résultat d’un processus d’évaluation situé, c’est-à-dire que valeur signifie « valué » ou, en d’autres termes, ce qui a de la valeur pour quelqu’un dans une situation existentielle spécifique (Hutter et Stark 2015 ; Dewey 2014)16.

En mettant l’accent sur le processus situé, la théorie de l’évaluation de J. Dewey permet également de sortir de l’opposition entre ceux qui attribuent l’expérience de formation des valeurs à une réponse affectivo-motrice et ceux qui l’attribuent à la réflexion (émotivisme versus rationalisme). Selon J. Dewey (2011a [1939]), la formation de valeurs est un processus qui articule des aller-retours permanents entre des moments d’« appréciation immédiate » (émotion) et des moments de « jugements évaluatifs » (raison). L’appréciation immédiate, d’une part, fait référence au fait que toute expérience produit une réponse affectivo-motrice qui met en jeu notre sensibilité en termes d’attraction ou de répulsion : les choses nous plaisent ou nous déplaisent. Le jugement évaluatif, d’autre part, fait référence au fait que les appréciations immédiates sont susceptibles d’être soumises à réflexion, à examen et à comparaison afin de définir le comportement à adopter (Bidet, Quéré et Truc 2011 ; Dewey 2011a [1939]). La formation de valeurs apparaît, dès lors, à la fois comme le processus par lequel un élément de l’expérience gagne de l’importance pour l’organisme humain et comme le processus de jugement de ce qui est bien, juste, bon, adéquat, utile, désirable ou précieux (Bidet, Quéré et Truc 2011 ; Dewey 2011a [1939]). Ce processus incluant, au-delà de la question de ce qui vaut dans telle ou telle situation, la question de faire advenir ou conserver ce qu’on juge avoir de la valeur. L’évaluation ou la formation de valeurs

16 Dans Values, liking, and thought, Dewey (1923, p. 617) écrit que : « (…) speaking literally, there are no such things as values… There are things, all sorts of things, having the unique, the experienced, but undefinable, quality of value. Values in the plural, or value in the singular, is merely a convenient abbreviation for an object, event, situation, res, possessing the quality. Calling the thing a value is like calling the ball struck in baseball, a hit or a foul ».

permettent, dès lors, de s’interroger sur « ce à quoi nous tenons », sur « ce qui nous est cher » et sur « les moyens d’en prendre soin » (Hache 2011 ; Renault 2012).

La théorie de la valeur de J. Dewey permet, enfin, de dépasser la séparation disciplinaire et ontologique entre valeur économique et valeur(s) sociale(s) (Anderson 2011 [1911] ; Cottereau et Marzok 2012 ; Hutter et Stark 2015 ; Muniesa 2011 ; Orléan 2011). D’un point de vue pragmatique, toute valeur est le résultat d’un processus de formation qui articule « appréciation immédiate » et « jugement évaluatif », comme celui que nous venons de décrire (Dewey 2011a [1939]). La spécificité de la valeur dite « économique » est que, dans le moment « réflexif », la valeur prend une forme quantitative de type « monétaire » qui est le résultat d’un jeu des conventions d’équivalences. D’un côté, la valeur économique est donc une des formes à laquelle la formation de valeur peut aboutir. De l’autre, d’un point de vue pragmatique, toute valeur, même celle ayant pris une expression monétaire, est « sociale ». Dans le processus de formation de valeur, le « social » intervient en tant que « cadre de référence » ou « monde commun », notamment en tant qu’horizon interprétatif, et en tant que « cadre relationnel intersubjectif » ou « situation d’interaction », notamment dans sa dimension mimétique (Anderson 2011 [1911] ; Cottereau et Marzok 2012 ; Mead 1911 ; Orléan 2011 ; Schutz et Luckmann 1973)17. Parmi les théories économiques, ce sont celles qui appartiennent aujourd’hui à la famille institutionnelle ou institutionnaliste qui correspondent le mieux à cette approche de la valeur et de l’évaluation, et notamment le courant de l’Économie de conventions (Chavance 2018 ; Eymard-Duvernay (ed.) 2006 ; Orléan 2004 ; Pribram 1986)18.

Même si, en termes théoriques, nous postulons qu’il n’existe pas de différence ontologique entre valeur économique et valeur sociale, nous mobiliserons dans ce travail, dans une perspective critique, ces deux termes afin de faire la différence entre la part de la valeur créée par les organisations de l’ESS qui contribue au Produit intérieur brut (PIB), c’est-à-dire l’apport productif en termes de vente et de consommation marchande, et la part de la valeur qui contribue à la société au sens large, c’est-à-dire à

17 Notamment au cours du moment « réflexif », le processus évaluatif appréhende les événements, les objets et les personnes en relation avec d’autres événements, d’autres objets ou d’autres personnes, et des faits extérieurs à l’appréciation immédiate. L’évaluation a, en ce sens, trait à une « propriété relationnelle des objets ». Elle implique une médiation et va au-delà du biologique ou de l’organique pour convoquer la matrice sociale et culturelle. L’évaluation implique le collectif et l’intersubjectif (Dewey 1993, p. 245 [1938] ; Dewey 2011a [1939] ; Renault 2012 ; Renault 2016).

18 Bien entendu on ne peut négliger les apports de l’ancienne école institutionnaliste à ces réflexions et notamment les travaux de J. R. Commons (1924 ; 1970 [1950] ; 1990 [1934]).

la qualité de vie, à la qualité des relations interpersonnelles, à la qualité de la cohésion sociale et au monde commun compris comme univers symbolique partagé (culture et institutions) (Gadrey 2004a ; Gadrey et Jany-Catrice 2010 ; Lasida 2011 ; Perret 2003).