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Ce chapitre s’est ouvert avec l’évocation de la genèse du GRÉUS comme le résultat de l’intérêt d’un groupe de personnes ayant participé à une journée d'échanges et de débats sur l’évaluation de l’utilité sociale organisé par l’Institut Catholique de Paris de poursuivre leur réflexion relative à la problématique de l’évaluation de la valeur sociale des entreprises de l’ESS. Le groupe en question, composé d’enseignants-chercheurs, de praticiens, et d’étudiants en master et de doctorants, s’est ainsi constitué en février 2013 avec comme objectif principal d’approfondir la réflexion sur la pratique de l’évaluation de l’utilité sociale des organisations de l’ESS lors de rencontres mensuelles. Le présent chapitre s’est ainsi employé à synthétiser les principales réflexions théoriques, méthodologiques et épistémologiques ayant eu lieu au sein du

GRÉUS en les articulant autour de trois partis-pris. Ces trois partis-pris constituent les « jugements », « croyances » ou « hypothèses » (Dewey 2012 [1922] ; Gadamer 1996 [1960] ; Peirce 1905) à partir desquels le GRÉUS a appréhendé le phénomène de la pratique de l’évaluation de l’utilité sociale des organisations de l’ESS en France et à partir desquels nous avons abordé l’expérimentation mise en œuvre à l’UCPA.

Le premier parti-pris du GRÉUS a consisté à adopter une conception pragmatiste de la valeur et de l’évaluation. Les membres du groupe se sont, en effet, rendu compte que les débats sur la valeur en économie et en sociologie laissaient transparaître une conception spectatrice de la connaissance amenant à penser l’évaluation comme un processus capable de révéler une réalité fixe et indépendante du sujet évaluateur. Inspiré du « tournant » de la théorie de la valeur opéré par J. Dewey (2011a [1918, 1926, 1939, 1946]), le GRÉUS a, dès lors, endossé une épistémologie constructiviste concevant la relation entre sujet-évaluateur et objet-évalué comme une « transaction » (Dewey et Bentley 1960 [1949]) dans laquelle la valeur « révélée » est relative aux activités du sujet-évaluateur. L’approche pragmatiste a ainsi eu quatre conséquences sur la conception de la valeur et sur la compréhension du processus d’évaluation de l’utilité sociale au sein du GRÉUS : 1) l’évaluation de l’utilité sociale est un processus situé et contingent qui se déploie dans le cadre d’une enquête et par lequel un groupe de personnes définissent et manifestent « ce à quoi ils tiennent » dans une organisation ou dans un projet. On ne peut pas séparer les résultats d’une évaluation de l’utilité sociale du processus ayant permis de convenir de cette utilité sociale ; 2) sur le plan empirique, « ce à quoi nous tenons » se manifeste dans « ce par quoi nous tenons ». La valeur est une qualité qui doit être incarnée ou performée au sens artistique. Évaluer l’utilité sociale consiste à observer les manifestations concrètes de l’attachement d’une personne ou d’un groupe de personnes à travers leurs attitudes actives, leurs comportements et leurs manières de faire dans des situations concrètes ; 3) Pour enquêter sur « ce à quoi nous tenons » et sur « ce par quoi nous tenons », il est nécessaire d’explorer les allers-retours entre les appréciations immédiates et les jugements évaluatifs toute en affirmant une ontologie relationnelle de la valeur. La valeur est sociale ou relationnelle dans la mesure où son processus de formation implique les cadres de référence collectifs et l’intersubjectivité. Il n’existe pas, dans le processus évaluatif, de coupure entre émotion, intelligence individuelle et intelligence collective. Le processus de qualification de l’utilité sociale d’une organisation implique l’exploration de l’attachement des parties prenantes à travers l’examen de leurs émotions et de leurs affects et la promotion de la réflexion personnelle et en groupe ; 4) l’évaluation de l’utilité sociale constitue une « transaction » entre les évaluateurs, l’organisation évaluée et ses

parties prenantes. L’évaluation est un processus « créatif » qui permet d’estimer tout en transformant la valeur. En ce sens, l’évaluateur participe et contribue à convenir de l’utilité sociale de l’organisation évaluée.

Le deuxième parti-pris du GRÉUS consiste à adopter une conception conventionnaliste de l’utilité sociale. Les membres du GRÉUS se sont, en effet, aperçus que la notion d’utilité sociale était le terme le plus courant en France pour se référer à la notion de valeur sociale dans le secteur de l’ESS, et ont remarqué que la plupart des travaux sur l’utilité sociale faisaient référence à l’économie et à la sociologie des conventions (Gadrey 2004a ; Perret 2010). L’approche conventionnaliste dialoguait bien avec l’épistémologie constructiviste que le groupe avait endossée, nous invitant par là-même à explorer les implications d’envisager notre « objet d’évaluation » comme une convention socio-politique permettant d’affirmer la spécificité de l’apport des organisations de l’ESS. L’approche conventionnaliste a eu quatre conséquences sur la conception de l’utilité sociale au sein du GRÉUS : 1) l’utilité sociale est un ensemble de règles et de normes qui émergent, se consolident et disparaissent comme le résultat de débats sociaux et politiques situés dans l’espace et dans le temps. Ces règles et ces normes intègrent le cadre cognitif et moral des parties prenantes de l’organisation et leur capacité à perdurer dépend du niveau d’adhésion qu’elles suscitent. Elles restent toujours ouvertes à des controverses et à des conflits de représentations et d’interprétations ; 2) l’utilité sociale fait, à l’instar du bien commun et de l’intérêt général, partie du type de conventions qui n’ont pas de définition et de contenu préétabli et qui exigent en permanence d’être précisées et validées par des procédures démocratiques. L’utilité sociale fait plus précisément référence à l’apport spécifique d’une organisation de l’ESS à la société en tant que contribution au bien commun ; 3) l’évaluation de l’utilité sociale est une situation de dialogue dans laquelle les parties prenantes cherchent à construire un accord sur l’apport de l’organisation au bien commun. Pour que cet accord soit légitime, il doit se soumettre à l’impératif de justification et clarifier les points normatifs sur lesquels il repose. Cela implique que l’argumentaire relatif à l’utilité sociale doit articuler sous une forme grammaticale : une vision du bien commun, une valeur centrale, une vision de l’humain et une vision du vivre-ensemble ; 4) il existe, au sein de la société contemporaine, une pluralité de registres de valeur et de formes du bien commun auxquels les acteurs font référence dans l’exercice de leurs compétences normatives. Toute évaluation de l’utilité sociale mobilise - de façon implicite ou explicite - une forme du bien commun. Ceci implique qu’il faille réfléchir au registre de valeur et à la forme du bien commun qu’il convient de mobiliser au moment d’évaluer une organisation de l’ESS.

Le troisième parti-pris du GRÉUS consiste à adopter une théorie non-utilitariste de l’action. Les membres du GRÉUS se sont, ici, aperçus que la notion d’impact social était venue concurrencer, dans les débats en France, la notion d’utilité sociale au moment de faire allusion à la valeur sociale des organisations de l’ESS. Une analyse des méthodes de l’impact social a ainsi mis en évidence les fondements utilitaristes de cette approche anglo-saxonne en nous invitant, par là-même, à nous intéresser aux limites d’une évaluation basée sur une théorie de l’action utilitariste au moment d’évaluer l’apport des entreprises de l’ESS au bien commun (Machado Pinheiro 2015 ; Perret 2003 ; Perret 2010). La réflexion sur les limites d’une théorie de l’action utilitariste a eu quatre conséquences sur la compréhension du processus d’évaluation de l’utilité sociale au sein du GRÉUS : 1) au-delà de contrôler les effets des activités d’une organisation, l’évaluation de l’utilité sociale porte un enjeu de sens et de reconnaissance. Elle participe à la réactivation des représentations sur la valeur sociale de l’organisation et peut participer à son développement, à l’affirmation de son originalité et de ses valeurs ou à énoncer d’une nouvelle manière son identité, sa cohérence interne et ses fondements ; 2) au-delà d’une simple analyse de la capacité de l’organisation à atteindre les objectifs qu’elle s’est fixés, l’évaluation de l’utilité sociale considère également sa contribution à la société comme monde commun. Les organisations de l’ESS jouent ici un rôle crucial dans la création, l’enrichissement, la consolidation et l’extension de l’univers symbolique partagé par ses parties prenantes. L’évaluation doit, dès lors, prendre en compte, à la fois, au niveau sociétal, le discours de l’organisation et ses effets sur son cadre institutionnel et symbolique et, au niveau des parties prenantes, ses effets sur leur processus de construction de soi et de reconnaissance ; 3) avant de mesurer un indicateur quantitatif de l’utilité sociale d’une organisation de l’ESS, il faut construire un langage commun et une série de conventions d’équivalence. Le meilleur moyen de convenir de l’utilité sociale et de ses indicateurs est d’impliquer les parties prenantes dans un processus de dialogue pluraliste. Il est important ici que les principales parties prenantes participent, que tous prennent la parole, que l’on prenne le temps de se comprendre et de parvenir à des accords (et des désaccords) pour enfin s’accorder sur une vision partagée ; 4) les méthodes qualitatives ont leur place dans l’évaluation de l’utilité sociale, non seulement en tant qu’étape du processus de quantification, mais également en tant que manière scientifiquement légitime de généraliser la connaissance que l’on a d’une organisation. Ces méthodes répondent, dès lors, mieux aux enjeux de comparaison globale d’une organisation dans son environnement et de représentativité exemplaire de la totalité implicitement hétérogène et singulière d’un cas particulier à portée générale. Il convient ici de se montrer particulièrement attentif au fait que les

méthodes quantitatives, par nature individualistes, peuvent s’avérer moins pertinentes pour saisir le cadre cognitif et normatif de l’action et rendre compte des phénomènes proprement « sociaux » comme les conventions, les grammaires du bien commun ou le monde commun.

Les trois partis-pris du GRÉUS convergent vers une épistémologie constructiviste qui intègre trois éléments principaux : la « transaction » (Dewey et Bentley 1960 [1949] ; Khalil 2003a ; Renault 2016), la « convention » (Gadrey 2004a ; Boltanski et Thévenot 2011 [1991] ; Desrosières 2008) et l’« agir constitutif » (Perret 2003 ; Perret 2010 ; Arendt 2002 [1958]). La transaction met, tout d’abord, en avant la nature relationnelle de la valeur et l’interdépendance entre, d’une part, les résultats de l’évaluation et le processus d’évaluation et entre, d’autre part, l’évaluateur et les parties prenantes de l’évaluation. La convention met ensuite en avant l’importance du cadre cognitif et normatif de l’évaluation, du rôle des compétences morales des parties prenantes, du caractère pluraliste de notre société et de l’impératif de justification auxquels sont soumis les résultats de l’évaluation. L’agir constitutif met finalement en avant l’importance de la dimension constitutive de l’action, de la demande de sens et de reconnaissance des individus et des organisations, et du rôle que les organisations jouent dans la construction du monde commun. Ces trois éléments mettent en évidence le caractère situé, contingent et créatif du processus évaluatif ; le fait que la valeur constitue une qualité qui doit être incarnée et légitimée par des procédures démocratiques ; et nous indiquent qu’il convient de mettre en œuvre une rationalité interprétative au moment de s’accorder sur ce que représente l’utilité sociale d’une organisation de l’ESS.

Les trois partis-pris du GRÉUS correspondent au résultat d’une première phase de travail de réflexion du groupe autour de questions jugées fondamentales par ses membres. Après un an de lectures et de partage d’expériences à l’occasion de rencontres mensuels, le groupe a estimé que suivre une expérience de terrain en commun serait une bonne façon de progresser dans la réflexion collective sur l’évaluation de l’utilité sociale des organisations de l’ESS. C’est ainsi que l’expérimentation réalisée au sein de l’UCPA, à laquelle le chapitre qui suit est consacré, a été l’occasion de mettre en place les partis-pris qui viennent d’être analysés.

Encadré 53. Synthèse des 3 partis-pris du GRÉUS

Parti-pris 1 : Une conception pragmatiste de la valeur et de l’évaluation - La valeur comme résultat d’un processus d’évaluation

- La valeur comme comportements observables

- La formation des valeurs comme un processus relationnelle - L’évaluation comme estimation et création de valeur

Parti-pris 2 : L’utilité sociale comme convention socio-politique - L’utilité sociale comme convention socio-politique en devenir

- L’utilité sociale comme déclinaison de la convention de bien commun - L’utilité sociale comme un accord légitime sous forme de grammaire - L’utilité sociale comme contribution à une des formes du bien commun

Parti-pris 3 : Une vision non-utilitariste de la valeur sociale des organisations de l’ESS - On évalue pour prouver et améliorer, mais aussi pour réfléchir à l’identité et au sens - On évalue la dimension instrumentale de l’agir, mais aussi la constitutive

- Avant de mesurer, il faut se mettre d’accord par le dialogue

- Les méthodes qualitatives sont également une forme de généralisation légitime Source: élaboration propre.

CHAPITRE 4 - L’expérimentation de la méthode d’évaluation de

l’utilité sociale du GRÉUS à l’UCPA