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Introduction du Chapitre 3

Section 2. Parti-pris 2 : L’utilité sociale comme convention socio-politique

2.4. L’utilité sociale comme contribution à une des formes du bien commun

La quatrième conséquence de l’approche conventionnaliste sur notre réflexion autour de l’utilité sociale a été de montrer qu’il existe plusieurs formes du bien commun et d’assumer qu’il fallait réfléchir et se mettre d’accord sur la forme du bien commun la mieux adaptée au moment d’évaluer une organisation de l’ESS. Selon L. Boltanski et L.

Thévenot (2011 [1991]), il faut dès lors bien parler de « grammaires » au pluriel étant donné qu’ils abordent l’action sous une optique pluraliste. Le principe du pluralisme103 est au fondement même de leur modèle et a pour ambition de rendre compte de la diversité des situations sociales, des logiques d’action, des formes de jugement, des formes de rationalité, des mondes communs, des ordres de généralité et des biens communs existants (Nachi 2006). L’idée de base est ici qu’il existe, au sein de chaque société, une pluralité de « registres de valeur »104 auxquels les acteurs font référence dans l’exercice de leurs compétences normatives. Chaque registre de valeur représente une manière unique d’établir des équivalences et de parvenir à un accord entre les personnes sur la base d’un principe supérieur commun ou d’une forme spécifique du bien commun (cf. Encadré 46).

Encadré 46. La pluralité des formes du bien commun

De la justification analyse les arguments que les acteurs utilisent pour se justifier en décomposant la pluralité des positions ou registres de valeurs depuis lesquelles ces acteurs s’expriment selon le contexte, les personnes, les institutions et les objets qui composent la situation (Boltanski et Thévenot 2011 [1991]). Les registres de valeur sont des constructions socio-historiques et L. Boltanski et L. Thévenot décrivent la genèse et le développement de six registres de valeur propres à la France et aux sociétés pluralistes et complexes de la fin du XXe siècle (Ibid., p. 57 [1991]). Chaque registre de valeur mobilise une échelle de valeur105 pour qualifier, juger et justifier l’attribution d’un état de valeur106 à une personne, à une organisation ou à une chose. Ils sont, en ce sens, soumis à une même structure formelle, mais répondent aux exigences grammaticales de différentes façons selon le principe supérieur commun ou la forme du bien commun sur lequel il repose : le jaillissement de l’inspiration, l’engendrement depuis la tradition, la réalité de l’opinion, la prééminence des collectifs, la concurrence, l’efficacité, etc. (Ibid., p. 200-262 [1991]).

Il convient ici de souligner que l’exercice de modélisation de L. Boltanski et L. Thévenot n’a pas la prétention « structuraliste » de révéler des registres de valeur universaux et atemporels (Lévi-Strauss 2010 [1958]). Les six registres sont un état des lieux des formes du bien commun qu’ils avaient pu observer en France en 1991 et ne sont pas figés (Boltanski et Thévenot 2011 [1991]). En effet, L. Boltanski a ajouté un septième registre à l’occasion d’un texte rédigé en 1999 en collaboration avec E. Chiapello (2011 [1999]). Nous nous intéressons donc à la théorie de L. Boltanski et L. Thévenot, non de par le

103 Dans la théorie de L. Boltanski et L. Thévenot (2011 [1991]) le pluralisme a été assumé contre le mode de pensée moniste prétendant imposer la supériorité d’un système de valeurs sur les autres (Nachi 2006). En ce sens, ces auteurs défendent une position proche à celle défendue par Michäel Walzer (2008 [1983]) pour qui une justification de la justice doit tenir compte de la diversité des façons de spécifier le bien commun.

104 « Registre de valeur » se dit « cité » ou « monde commun » dans la terminologie de L. Boltanski et L. Thévenot (2011 [1991]) (cf. Chapitre 1).

105 « Échelle de valeur » se dit « ordre de grandeur » dans la terminologie de L. Boltanski et L. Thévenot (Ibid. [1991]).

106 « État de valeur » se dit « état de grandeur » dans le jargon de Boltanski et Thévenot (Ibid. [1991]).

contenu des grammaires spécifiques qu’elle propose, mais plutôt parce qu’elle souligne l’importance de l’impératif de justification, des compétences normatives et des règles qui interviennent dans la construction de la justification d’un jugement ou d’un accord. Source : élaboration propre.

Pour le GRÉUS, reconnaitre qu’il existe plusieurs formes du bien commun et assumer qu’il faille réfléchir à la forme du bien commun le plus approprié au moment d’évaluer une organisation de l’ESS implique de faire-valoir le fait que nous sommes dans une société pluraliste où coexistent plusieurs visions du bien commun et plusieurs registres de valeurs auxquels les acteurs se réfèrent dans l’exercice de leurs compétences normatives. Même si l’efficacité et la performance tendent à l’emporter sur d’autres formes du bien commun dans le cadre des processus évaluatifs mis en œuvre dans la société contemporaine, le GRÉUS remet en question la pertinence de mobiliser ces formes du bien commun « économicistes » ou « utilitaristes » et proches des registres industriel et marchand, pour évaluer la contribution des entreprises de l’ESS à la société (Jany-Catrice 2012a ; Boltanski et Thévenot 2011 [1991] ; Jany-Catrice et Méda 2013 ; Polanyi 2007 [1977] ; Perret 2003). Or, les principales caractéristiques des pratiques dites « sociales et solidaires » sont la relation, l’interdépendance, la responsabilité et l’intérêt collectif, c’est-à-dire le fait que ces organisations servent à tisser des liens et à renforcer la cohésion sociale avant même de satisfaire des besoins (Lasida 2011). En ce sens, les formes du bien commun proches des organisations de l’ESS sont plutôt celles proches des registres domestique et civique (Boltanski et Thévenot 2011 [1991]).

Encadré 47. Synthèse du parti-pris 2 : L’utilité sociale comme convention socio-politique

Constat : la notion d’utilité sociale est le terme le plus courant en France pour se référer à la notion de valeur sociale dans le secteur de l’ESS. L’approche conventionnaliste permet d’aborder l’objet ou thématique d’évaluation qui nous intéresse ici, à savoir l’utilité sociale, comme une convention socio-politique permettant d’affirmer la spécificité de l’apport des organisations de l’ESS.

Les conséquences de l’approche conventionnaliste sur l’évaluation de l’utilité sociale :

- L’utilité sociale comme une convention socio-politique en devenir : une convention socio-politique en devenir est un ensemble de règles et de normes qui émergent, se consolident et disparaissent en tant que résultat de débats sociaux et politiques situés dans l’espace et dans le temps. Ces règles et ces normes intègrent le cadre cognitif et moral des parties prenantes de l’organisation, et leur capacité à perdurer dépend du niveau d’adhésion qu’elles suscitent. Elles restent toujours sujettes à controverses et à des conflits de représentations et d’interprétations.

- L’utilité sociale comme déclinaison de la convention de bien commun : l’utilité sociale fait, à l’instar du bien commun et de l’intérêt général, partie du type de conventions qui n’ont pas de définitions et de contenus préétablis et qui exigent en permanence d’être précisées et validées par des procédures démocratiques. Plus précisément, l’utilité sociale fait ici référence à l’apport spécifique d’une organisation de l’ESS à la société en tant que contribution au bien commun.

- L’utilité sociale comme accord légitime sous forme grammaticale : l’évaluation de l’utilité sociale est une situation de dialogue où les parties concernées cherchent à élaborer un accord sur l’apport de l’organisation au bien commun. Pour que cet accord soit légitime, il doit se soumettre à l’impératif de justification et clarifier les points d’appui normatif qui le soutiennent. Ceci implique que l’argumentaire sur l’utilité sociale doive s’articuler sous une forme grammaticale : une vision du bien commun, une valeur centrale, une vision de l’humain et une vision du vivre-ensemble.

- L’utilité sociale comme contribution à une des formes du bien commun : il existe, au sein de la société contemporaine, une pluralité de registres de valeur et de formes du bien commun auxquels les acteurs font référence dans l’exercice de leurs compétences normatives. Toute évaluation de l’utilité sociale mobilise - de façon implicite ou explicite - une forme du bien commun, ce qui implique qu’il faille réfléchir au registre de valeur et à la forme du bien commun qu’il convient de mobiliser au moment d’évaluer une organisation de l’ESS.

Source : élaboration propre.

Section 3. Parti-pris 3 : Une vision non-utilitariste de la valeur sociale des