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CHAPITRE 2 : SÉCURITÉ ET SOUVERAINETÉ ALIMENTAIRES : ÉVOLUTION,

I. D ES CONCEPTS DISTINCTS

I.2. La souveraineté alimentaire

Nous avons vu dans la précédente section que le concept de sécurité alimentaire a émergé dans un contexte historique et juridico-économique qui lui a permis de se complexifier et de voir sa portée significative devenir davantage contraignante par son intégration au sein du droit international économique de l’OMC, notamment au sein l’AA. Cependant, l’histoire récente de la souveraineté alimentaire n’a pas une assise aussi légitime et acceptée à grande échelle par les acteurs possédant une voix au sein du système économique et juridique international. L’apparition de la notion de « souveraineté alimentaire » sur la scène internationale est intimement liée au mouvement paysan international La Via Campesina15 (Thivet, 2012).

La souveraineté alimentaire s’inscrit dans la longue liste de rhétoriques proposées par les mouvements sociaux, Organisations non gouvernementales (ONG) et Organisations de la société civile (OSC) pour soulager les individus qui souffrent de la faim et de la malnutrition dans le monde au moyen d’un système agroalimentaire mondial alternatif. Destinée donc à réorienter l’attention publique portée sur les solutions au problème de « la faim dans le monde », la notion de « souveraineté alimentaire » a fait l’objet de multiples définitions et remaniements sous l’impulsion des alliances tissées par les mouvements sociaux, les ONG et les OSC. C’est ainsi qu’une panoplie de définitions en découle, toutes différentes et paradoxales les unes des autres, mais néanmoins convergentes, elles enrichissent la forme et le fond du concept de la souveraineté alimentaire (Patel, 2009).

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La Via Campesina est un mouvement dont la création remonte à avril 1992, quand divers représentants d’organisations paysannes d’Amériques centrales, d’Amérique du Nord et d’Europe se sont réunis à Managua (Nicaragua) dans le cadre du deuxième congrès de l’Union nationale des agriculteurs et éleveurs. Sa création émane du souhait des paysans et petits agriculteurs présents au congrès d'établir un terrain d’entente entre les familles agricoles du Nord et du Sud. La Déclaration de Managua produite au terme du congrès reflète bien les assises idéologiques qui sont à la base de l’organisation, alors qu’il y est déclaré que « l’unité est la voie qui nous permettra de faire entendre notre message et nos propositions à ceux qui usurpent notre droit de cultiver la terre et d’assurer la dignité de nos familles » (Desmarais, 2009). Alors que l’Uruguay Round dans le cadre du GATT bat son plein, manifestement une voix dissidente, celle de La Via Campesina qui est contre la libéralisation des échanges des produits agricoles prend forme et s’organise.

Mais, c’est à Mons (Belgique), en mai 1993, à l’occasion d’une rencontre entre les organisations paysannes issues de différentes régions du monde que La Via Campesina s’est définie officiellement comme un mouvement paysan international. On y réitéra « le rejet explicite du modèle néolibéral de développement rural, le refus catégorique de se faire exclure des politiques agricoles et [la] ferme détermination à travailler ensemble pour donner plus de pouvoir à la voix paysanne » (Desmarais, 2009).

En réponse à l’inclusion du domaine agricole au sein des compétences de l’OMC en 1995, La Via Campesina propose ainsi un cadre de travail permettant l’adoption et la mise en œuvre de politiques agricoles alternatives. Elle suggère ainsi de libérer les politiques agricoles de la vision proposée par l’OMC et par ses accords contraignants pour les pays membres. La Via Campesina propose et exige un paradigme agricole nouveau : la souveraineté alimentaire. En effet, « la paternité du concept de souveraineté alimentaire revient aux syndicats agricoles et mouvements de paysans et « sans terre » […] qui firent référence pour la première fois en marge – faute d’accréditation au sein des espaces de discussion officiels – du Sommet Mondial de l’Alimentation organisé à Rome par la FAO en novembre 1996. Alors que les solutions apportées à la « faim dans le monde » demeuraient centrées, sous l’influence des instances internationales, sur des considérations liées à l’augmentation de la production agricole et à la libéralisation des politiques agricoles, La Via Campesina réussirent à opérer un déplacement majeur dans le « cadrage » historiquement institué de ce problème public » (Thivet, 2012). C’est ainsi que, la première définition de la souveraineté alimentaire, donnée par La Via Campesina lors du SMA organisé par la FAO en 1996, à Rome est : « le droit de chaque nation

de maintenir et développer sa capacité de produire ses aliments de base dans le respect de ses cultures et des produits » et « le droit de produire notre propre nourriture sur notre territoire » (Thivet, 2012).

Selon l’OI agricole, la réalisation du droit à l’alimentation passe par la mise en place d’un système dans lequel, la souveraineté alimentaire est garantie, soit un système où la souveraineté alimentaire constitue une condition préalable à l’atteinte d’une sécurité alimentaire véritable et durable. Pour y arriver, la considération et l’application des sept principes suivants constituent des prérequis indispensables : « la nourriture comme droit humain de base (réaffirmation du droit à l’alimentation), la réforme agraire, la protection des ressources naturelles, la réorganisation du commerce des produits agroalimentaires, la fin de la mondialisation de la faim, la paix sociale, et le contrôle démocratique » (Windfuhr, et al., 2005). Ces sept principes (Tableau 3 ci-dessous) sont complexes, puisque chargés en contenus, ils renferment diverses revendications et prescriptions allant à l’encontre du système agroalimentaire dominant tel que promu par les OI comme la BM, la FAO, le FMI et l’OMC. Leur compréhension constitue ainsi une nécessité pour saisir la portée revendicatrice du concept de souveraineté alimentaire tel que formulé en 1996, et tel qu’il se présente à ce jour.

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Tableau 3 : Principes, revendications et prescriptions de la souveraineté alimentaire

N° Principes Revendications et prescriptions

1 La nourriture

comme droit humain de base

Les États devraient déclarer que :

- l’accès à la nourriture est un droit constitutionnel, et

- le développement du secteur primaire devrait être garanti pour contribuer à la réalisation concrète du droit à l’alimentation.

2 La réforme

agraire - Le « droit à la terre » : doit permettre aux individus qui travaillent la terre de la posséder et de la contrôler ;

- et ce sans discrimination sur la base du genre, de la religion, de la race, de la classe sociale ou de l’idéologie.

3 La protection des

ressources naturelles

- Ceux et celles qui travaillent la terre doivent avoir le droit de gérer les ressources naturelles de manière durable, et de préserver la biodiversité de l’environnement.

- De ce fait :

 le brevetage et la commercialisation des ressources génétiques par les compagnies privées doivent être interdits;

 l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) promulgué à l'OMC est ainsi jugé en contradiction avec la réalisation de la souveraineté alimentaire.

4 La réorganisation

du commerce des produits

agroalimentaires

- Les politiques agricoles nationales doivent prioriser la production pour la consommation intérieure et l’autosuffisance alimentaire.

- Les importations alimentaires ne doivent pas se substituer à la production agricole locale, ni abaisser le prix des produits alimentaires.

5 La fin de la

mondialisation de la faim

- La souveraineté alimentaire est fragilisée par la mainmise des sociétés transnationales sur les politiques agricoles (grâce à la facilitation par des institutions multilatérales telles l’OMC, la BM, le FMI, etc.) et par les capitaux spéculatifs.

- La fin de la mondialisation de la faim nécessite la régulation et la taxation des capitaux spéculatifs, ainsi que l’élaboration d’un code de conduite renforcé visant les sociétés transnationales.

6 La paix sociale - Tout individu a le droit d’être à l’abri de la violence, donc la nourriture ne doit pas être utilisée comme une arme.

- Ainsi, les déplacements, l’urbanisation forcée, la répression et le racisme auxquels sont confrontés les petits agriculteurs ne peuvent être tolérés.

7 Le contrôle

démocratique - La plus grande participation des petits exploitants agricoles à la formulation des politiques agricoles à tous niveaux géographiques, plus particulièrement celle des femmes rurales dans les prises de décision concernant les questions d’alimentation et de développement rural.

- L’ONU et les organismes qui y sont affiliés devront s’engager dans un

processus de démocratisation afin que le contrôle démocratique devienne une réalité.

La définition initiale de la souveraineté alimentaire telle que soumise par La Vía Campesina en 1996, soutenue par les sept principes qui y sont inhérents à sa concrétisation, posait ainsi une base étoffée, laquelle a contribué à son développement. L’OI de paysans ne possédant pas le monopole du concept de souveraineté alimentaire, ce dernier a été repris par plusieurs mouvements sociaux, ONG et OSC, et les principes le définissant ont depuis été davantage approfondis et formulés en des objectifs politiques plus concrets. Ainsi, les définitions modifiées et élargies de la souveraineté alimentaire qui ont suivi la première définition se présentent comme suit :

Forum mondial sur la souveraineté alimentaire à Havane en 2001, puis lors du forum ONG/OSC à Rome, en 2002.

« La souveraineté est le droit des peuples à définir leurs propres politiques et stratégies durables de production, de distribution et de consommation d’aliments qui garantissent le droit à l’alimentation à toute la population, sur la base de la petite et moyenne production, en respectant leurs propres cultures et la diversité des modèles paysans, de pêche et indigènes de production agricole, de commercialisation et de gestion des espaces ruraux, dans lesquels la femme joue un rôle fondamental » (ONG/OSC, 2001).

Forum de Nyéléni en 2007 « La souveraineté alimentaire est le droit des peuples à une

alimentation saine, dans le respect des cultures, produite à l’aide de méthodes durables et respectueuses de l’environnement, ainsi que leur droit à définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles. Elle place les producteurs, distributeurs et consommateurs des aliments au cœur des systèmes et politiques alimentaires en lieu et place des exigences des marchés et des transnationales » (ONG/OSC, 2007).

L’attention portée aux politiques agricoles, en réaction aux conséquences résultant de l’importation d’aliments à faibles prix (dumping) au sein des pays où règne un état de sécurité alimentaire précaire, a d’ailleurs été entérinée dans la déclaration de principe approuvée à la troisième Conférence internationale de La Vía Campesina tenue en 2000 à Bangalore, en Inde. Le concept élargi de la souveraineté alimentaire englobait ainsi, en plus de tous les éléments mentionnés à la définition de 1996, « le droit des peuples de définir leur politique agroalimentaire ». La Déclaration finale du premier Forum mondial sur la souveraineté alimentaire tenu à la Havane en 2001, intégra à son tour le sujet des politiques agricoles. Cette même Déclaration, tout en présupposant que la souveraineté alimentaire implique la primauté de la production locale à petite échelle pour les marchés locaux sur la place accordée aux importations alimentaires.

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Cependant, il y est mentionné que la souveraineté alimentaire ne doit pas être assimilée à l’autarcie, à l’autosuffisance ou à la disparition du commerce international des aliments, dans la mesure où l’OMC n’intervient pas pour dicter les politiques agricoles nationales à privilégier. Le Forum des ONG sur la souveraineté alimentaire, tenu en 2002 a permis au concept de profiter d’une plus grande visibilité grâce à son organisation en parallèle au SMA organisé par la FAO en juin 2002. Par contre, la Déclaration du forum pour la souveraineté alimentaire tenu à Sélingué au Mali en février 2007 et celle issue du forum ONG/OSC tenu en parallèle au SMA de 2009, ont quant à elles renforcées l’idée selon laquelle le producteur agricole est au centre du processus de souveraineté alimentaire.

En somme, la souveraineté alimentaire aura su évoluer dans le temps au gré des événements qui ont façonné les systèmes agroalimentaires à différents niveaux géographiques. Plus particulièrement, elle s’est présentée comme une critique structurée et une alternative légitime au modèle agroalimentaire actuel (sa légitimité venant surtout du fait qu’elle a endossé les acteurs à la base des systèmes alimentaires). Les définitions présentées ci-dessus montrent que la représentation initiale qu’en donnait La Via Campesina se sera complexifiée, organisée et précisée grâce à la tenue de rencontres d’envergure, tout en conservant les sept principes nécessaires à la réalisation de la souveraineté alimentaire comme base idéologique, comme raison d’être. C’est dans l’esprit de ces sept principes que l’interprétation des définitions de la souveraineté alimentaire doit être effectuée.