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CHAPITRE 2 : SÉCURITÉ ET SOUVERAINETÉ ALIMENTAIRES : ÉVOLUTION,

I. D ES CONCEPTS DISTINCTS

I.1. La sécurité alimentaire

L’intérêt de la communauté internationale pour les questions liées à l’enjeu alimentaire s’est manifesté au début des années 1940, alors que les États, traumatisés par l’écroulement de l’ordre mondial et mus par une volonté ferme de créer une nouvelle solidarité internationale, ont reconnu que la libération des êtres humains du besoin constitue un fondement impératif de la paix11 (Thériault, et al., 2003). Le lien entre paix, stabilité et niveau de vie suffisant sera

confirmé par la création de l’ONU en 1945. Aux termes de l’article 55 de la Charte des Nations Unies, les États parties se sont engagés à favoriser « le relèvement des niveaux de vie […] et des conditions de progrès et de développement dans l’ordre économique et social, [et] la 11 L’idée du droit à un niveau de vie suffisant, y compris le droit à l’alimentation, apparaît d’abord dans le discours

sur l’état de l’Union présenté par le président américain Franklin Delano Roosevelt le 6 janvier 1941 devant le Congrès des États-Unis d’Amérique : « ce sont là des choses simples et fondamentales qu’il ne faut jamais perdre de vue dans la tourmente et l’incroyable complexité de notre monde moderne. La force interne et permanente de nos systèmes économique et politique dépend de la mesure dans laquelle ils répondent à ces attentes. […] Dans les jours futurs, que nous cherchons à rendre sûrs, nous entrevoyons un monde fondé sur les quatre libertés essentielles […]. La première est la liberté de parole et d’expression – partout dans le monde. La deuxième est la liberté de chacun d’honorer Dieu comme il l’entend – partout dans le monde. La troisième consiste à être libérée du besoin – ce qui, sur le plan mondial, suppose des accords économiques susceptibles d’assurer à chaque nation une vie saine en temps de paix pour ses habitants – partout dans le monde. La quatrième consiste à être libérée de

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solution des problèmes internationaux dans les domaines économique, social, de la santé publique et autres problèmes connexes […] » (ONU, 1945). Instituée en 1943, la FAO s’est fixée comme objectif de libérer les Hommes de la faim par la coopération des États en rationalisant la production et le commerce des biens alimentaires au profit des producteurs et des consommateurs, en luttant contre la fluctuation des prix, en optimisant l’utilisation des stocks d’excédents et en organisant l’aide alimentaire. Faute de volonté politique, elle n’a cependant pas été dotée de moyens financiers et humains suffisants pour s’imposer dans le premier cercle des OI. Ainsi, la volonté d’éradiquer les famines, la faim et la malnutrition dans le monde au moyen de la coopération internationale a donc réellement émergé au tournant de la seconde guerre mondiale. C’est donc à partir de cette époque que nous pouvons retracer les premiers balbutiements du concept de sécurité alimentaire, tel qu’utilisé de nos jours par le droit international économique de l’OMC.

Le droit à l’alimentation, précurseur du concept de sécurité alimentaire, fut consacré en 1948 dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme, qui prévoit en son article 25, le droit de toute personne « à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires »12. Cette disposition sera reprise ultérieurement par

le Pacte International relatif aux Droits Économiques, Sociaux et Culturels (PIDESC) de 1966 (entré en vigueur en 1976). Les États parties au PIDESC reconnaissent « le droit qu’a toute personne d’être à l’abri de la faim » (ONU, 1966). Le concept de sécurité alimentaire s’est donc progressivement construit sur la base des droits fondamentaux de l’Homme, notamment le droit à l’alimentation. C’est pour cette raison que Duhaime et Godmaire (2002) affirme que : « À l’origine, les problèmes liés à l’alimentation étaient compris sous l’angle des droits fondamentaux et non en termes de sécurité alimentaire » (Duhaime, et al., 2002).

Cependant, il faudra attendre la crise alimentaire mondiale de 1973-1974, marquée par une sévère famine dans en zone sahélienne, pour que la faim soit remise à l’agenda international. Ainsi, les États se sont entendus pour amorcer une réflexion systématique sur les causes des crises alimentaires et sur les moyens de les prévenir (Action contre la faim, 2000).

C’est dans le souci d’élaborer un concept davantage précis, concret et efficace que celui du droit à l’alimentation, lequel n’a pu empêcher la crise alimentaire internationale de 1973-1974 de sévir, que la Conférence mondiale de l’alimentation (SMA) s’est tenue à Rome en 1974 sous

12(ONU, 1948), adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies (AGNU), résolution 217 A (III), 10 décembre

l’égide de l’ONU. Elle se conclut par un « engagement international sur la sécurité alimentaire mondiale » des Nations unies. Cette résolution, rédigée à la suite d’une baisse vertigineuse de la production mondiale de céréales ainsi qu’à la flambée des prix (Thériault, et al., 2003), aborde la sécurité alimentaire sous l’angle de la régulation de l’offre et engage les pays à coopérer pour maintenir des stocks de céréales disponibles en cas de pénurie. En effet, la constitution de stocks alimentaires mondiaux pouvant être utilisés en cas d’urgence et lors de crises alimentaires représente à ce moment un fondement majeur de l’opérationnalisation du concept de sécurité alimentaire minimale. Les bénéficiaires de cette aide alimentaire sont les pays, les nations et les peuples des pays « sous-développés ». Le concept de sécurité alimentaire fut consacré lors de cette conférence et va être défini comme la « disponibilité à tout moment des approvisionnements mondiaux en denrées alimentaires adéquates […] pour faire face à une augmentation de la consommation alimentaire […] et pour répondre aux fluctuations de la production et des prix » (FAO, 2010). La disponibilité alimentaire était donc au cœur de l’interprétation du concept de la sécurité alimentaire au sens de la Conférence alimentaire mondiale de 1974. Pour autant, on constate très rapidement que les stocks n’empêchent pas l’extension des famines. A titre illustratif, de nombreuses situations d’insécurité alimentaire en ASS ont été enregistrées ces dernières années. Il s’agit des situations de sécheresses au Sahel (1983 – 1984) et en Éthiopie (1985 – 1986), celles des conflits armés au Soudan (1985, 1986, 1988, 1992), celles de famine au Nigéria (1968), etc. Au-delà de ces quelques exemples ci- dessus énumérés, il semble que l’insécurité alimentaire subsaharienne a des origines plutôt structurelles13 que conjoncturelles qui font d’elle un mal récurent en ASS (Nubukpo, 2000).

Amartya Sen démontre donc que les famines ne sont pas dues au seul manque de nourriture mais résultent plus fondamentalement des inégales « capacités d’accès à la nourriture » (Sen, 1981), initiant alors un changement de paradigme qui débouchera au deuxième SMA de 1996, sur une autre définition de la sécurité alimentaire à laquelle on fait encore référence aujourd’hui. Le concept de sécurité alimentaire s’est considérablement raffiné à la faveur d’une connaissance plus approfondie des facteurs qui sont de nature à influer sur la situation alimentaire des collectivités de même que les individus (Benbouzid, et al., 1995). Ainsi, la FAO affirme en 1983 que « la sécurité alimentaire consiste à assurer à toute personne, et à tout moment, un accès physique et économique aux denrées alimentaires dont elle a besoin ». La Banque

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Mondiale (BM) quant à elle, la définie en 1986 comme « l’accès pour toute personne et à tout moment à une alimentation suffisante pour mener une vie active et pleine de santé » (Thériault, et al., 2003). Somme toute, les acteurs dans le domaine reconnaissent que l’accroissement des stocks mondiaux de produits alimentaires ne favorise guère la sécurité alimentaire si tous les individus ne disposent pas dans les faits des denrées dont ils ont besoins (Duhaime, et al., 2002). Il découle de tout ce qui précède que la disponibilité alimentaire d’une part, ne garantit pas une circulation marchande ou non marchande sur les marchés internationaux et nationaux et sur les marchés locaux et régionaux, et d’autre part, ne permet pas aux individus et aux familles d’accéder à la nourriture. Ainsi, l’accessibilité devient donc un critère important qu’il faut prendre en compte lorsqu’on cherche à évaluer l’état de l’insécurité alimentaire d’un ménage, d’un pays ou d’une région. Dans le souci de placer davantage l’individu au cœur du concept de sécurité alimentaire, la diversité et la spécificité des modes de vie comme la nécessité d’une alimentation suffisante permettant une participation active dans la société seront aussi prises en compte par la suite dans la définition du concept de sécurité alimentaire. À ce sujet Maxwell (1996) affirme qu’« une vie active et en santé découlent de la disponibilité et de l’accessibilité des biens alimentaires » (Maxwell, 1996).

Au-delà des conditions de disponibilité et d’accessibilité physiques et économique de denrées alimentaires au niveau individuel et des ménages, des critères subjectifs ont fait également leur apparition dans les récentes définitions du concept de sécurité alimentaire.

Alors que les indicateurs objectifs tels que la quantité d’aliments et le nombre de calories fournissant l’énergie nécessaire à la vie étaient prioritairement considérés dans la définition du concept de sécurité alimentaire minimale, les définitions de la sécurité alimentaire qui suivirent ont intégré des éléments identitaires. C’est ainsi que les caractéristiques culturels sont considérées quant à la satisfaction des besoins alimentaires. La fonction biologique ne résume plus à elle seule la consommation des aliments. La prise en considération des traditions, des règles religieuses et d’autres qualificatifs subjectifs aura teinté la signification du concept de sécurité alimentaire (Parent, et al., 2007).

Les définitions de la sécurité alimentaire telles que proclamées par la FAO en 1983 et par la BM en 1986, combinées à l’avènement de plusieurs faits marquants sur la scène internationale depuis les années 80 et l’acception répandue du phénomène de la libéralisation économique, auront contribué à élargir la signification de la sécurité alimentaire. En effet, l’émergence et

l’institutionnalisation du concept de « développement durable14 » (Brundtland, 1988), la fin de

la guerre froide, la constitution et l’acception d’un nouvel ordre économique international, et l’intégration des produits agroalimentaires au sein du système commercial international de l’OMC auront façonné le sens associé de nos jours au concept de sécurité alimentaire.

Ainsi, la définition la plus récente et élargie de la sécurité alimentaire a été adoptée lors du SMA de 1996 sous l’égide de la FAO. En effet, « La sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive, leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active » (FAO, 1996). Plus qu’à l’insuffisance de l’offre mondiale, l’insécurité alimentaire est désormais liée aux problèmes de solvabilité de la demande et d’organisation logistiques des approvisionnements (Laroche Dupraz, et al., 2010). C’est ainsi que, sur la base de cette définition élargie, cinq conditions doivent être requises pour l’atteinte de la sécurité alimentaire : la disponibilité, l’accessibilité physique et économique, la consommation de denrées suffisantes, salubres, saines, nutritives et conformes aux préférences alimentaires des consommateurs, la durabilité en référence au concept de développement durable et la « stabilité » (Poulain, 2012).

D’abord, la disponibilité peut tout d’abord être définie comme la résultante de la capacité des acteurs œuvrant à la production et la circulation alimentaire à rendre effectivement disponibles les approvisionnements pour l’usage des consommateurs. Elle est notamment le résultat des mécanismes d’approvisionnement (production et circulation marchandes et non marchandes) en ce qui concerne la quantité et la qualité des aliments disponibles, effectivement présents pour la consommation (Guy, et al., 2004).

Ensuite, l’accessibilité est la capacité de la population à se porter acquéreur de l’approvisionnement de denrées alimentaires disponibles sur les marchés (Duhaime, et al., 2002). Elle est dite économique lorsqu’il est référé à la capacité des consommateurs de s’en porter acquéreur par les moyens économiques usuels (transaction monétaire, échanges de biens, etc.), alors qu’on la qualifie de physique afin de traiter de l’habileté et de la relative facilité qu’ont les consommateurs à rejoindre les lieux physiques où la nourriture désirée est disponible (Guy, et al., 2004).

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Quant à la consommation, elle est l’utilisation finale des denrées et des services alimentaires une fois leur acquisition effectuée, puis une fois les aliments consommés et métabolisés. Elle recèle et prend en considération des aspects quantitatifs (nourriture en quantité suffisante), qualitatifs (salubrité, innocuité, apport nutritif, etc.) et culturels (préférence alimentaire). En ce qui concerne la durabilité, elle s’assimile à une situation où la disponibilité, l’accessibilité et la consommation sont maintenues et reproduites, et ce, nonobstant les fluctuations des composantes du système alimentaire concerné (Duhaime, et al., 2002). Selon les conditions initiales prévalant, le caractère durable sera plus ou moins rencontré. Ainsi, « le concept de sécurité alimentaire s’inscrit […] dans une perspective de développement durable afin de dépasser l’objectif fixé dans les définitions du concept élaborées au cours des décennies précédentes (antérieurement au SMA de 1996) d’atteindre une sécurité alimentaire ponctuelle qui ne peut alors qu’être précaire » (Behnassi, et al., 2013).

Enfin, la stabilité de la sécurité alimentaire est une situation dans laquelle la disponibilité et l’accessibilité à une nourriture adéquate sont permanentes (FAO, 2006). La stabilité est mentionnée comme l’un des piliers de la sécurité alimentaire durable dans la Déclaration du SMA de 2009 (FAO, 2009). En effet, c’est une situation dans laquelle la résilience à s’adapter aux fluctuations (sociales, économiques et environnementales) sans que l’état initial de la sécurité alimentaire n’en soit affecté négativement.

En somme, le droit à l’alimentation et les instruments juridiques, qui émanent des organisations onusiennes, en particulier la FAO – ont contribué au développement et à l’acceptation répandue du concept de sécurité alimentaire.

Les assises juridiques du concept de sécurité alimentaire sont aujourd’hui ancrées dans divers accords et déclarations plus ou moins contraignants pour les États parties. La sécurité alimentaire se sera donc frayée un chemin jusqu’aux tables de négociations cherchant à encadrer les échanges économiques au niveau mondial. Le concept de sécurité alimentaire a été exclu de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) de 1947. Les négociations commerciales qui se sont déroulées dans le cadre de l’Uruguay Round (1986- 1994) et qui ont abouti à la signature des Accords de Marrakech dont l’Accord sur l’agriculture (AA) en fait partie, ont grandement ouvert la porte à l’intégration du concept de sécurité alimentaire au sein d’instruments juridiques qui cherchent d’abord la libéralisation des échanges mondiaux de biens et services. Malgré le fait que la sécurité alimentaire ne découle

pas des discussions qui ont abouti à la signature des accords contraignants de l’OMC, elle y apparaît à maintes reprises, notamment dans l’AA.

En guise de conclusion, bien que le système agroalimentaire international peine à éradiquer la faim et la malnutrition dans le monde, les forums et rencontres spécialisés des Nations unies qui ont favorisé l’émergence concept de sécurité alimentaire essayent tant bien que mal de cerner les problématiques alimentaires et d’y apporter des pistes de solutions possibles. C’est donc dans un contexte de gouvernance alimentaire mondiale défaillante et de politiques peu incitatives à la production agricole, qu’émerge le discours sur la souveraineté alimentaire, en réaction à la libéralisation de l’agriculture (Laroche Dupraz, et al., 2010).