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La reconnaissance de l’autre : un relativisme déguisé?

Réalisons d’entrée de jeu un effort de définition en établissant le relativisme en tant qu’approche selon laquelle les valeurs, croyances et comportements humains ne connaissent aucune référence qui soit absolue et transcendante. Il y a d’une part le relativisme culturel, qui soutient l’acceptabilité de toutes les pratiques culturelles associées au contexte social dans lequel elles prennent place. D’autre part, il y a le relativisme moral selon lequel aucun critère foncier ne permet d’établir une hiérarchisation immuable des valeurs. Pour s’affranchir du poids que constitue cette relativité en apparence handicapante, il est impératif que la formation d’un sens critique et le développement d’une pensée structurée soient d’épicentre des efforts pédagogiques en ÉCR.

Ces deux acceptions du relativisme supposent-elles que tout produit de l’esprit humain (pratique, croyance ou positionnement éthique) doit être jugé acceptable? Les tenants de l’approche relativiste répondraient qu’il incombe à toute société d’imposer ses propres limites et de jauger le degré d’acceptabilité d’un comportement humain selon les référents éthiques qui lui sont spécifiques122. En effet, le concept-clé sur lequel reposent les arguments soutenus par les relativistes est celui de la diversité morale qui établit par ailleurs la recevabilité d’une multiplicité de codes moraux et de modes de vie raisonnablement envisageables123. Par ailleurs, si les termes désignant les valeurs sont partout les mêmes, il convient de noter que leur sens et l’importance qui leur est accordée sont loin d’être identiques toujours et partout124. À cet égard, Kekes soutient que « The implication of relativism is that there cannot be a uniquely reasonable system of values125 ».

Le relativisme en tant qu’approche morale n’est pas sans soulever les critiques, parmi lesquelles la plus significative porte sur l’impasse axiologique qui lui est inhérente. Celle-ci est explicitée dans The Morality of Pluralism alors que l’auteur soutient que si toutes les valeurs étaient relatives, la hiérarchisation de celles-ci serait intenable et, donc, la

122 John Kekes. The Morality of Pluralism, Princeton : Princeton University Press, 1993, p. 14

123 Stoljar dans Daniel M. Weinstock (dir.). Le défi du pluralisme, Montréal : Département de philosophie

(UQAM), 1993, p. 128

124 Olivier Reboul. Les valeurs de l’éducation, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 69 125 John Kekes op. cit., p. 8

résolution de conflits impossible126. Plus précisément, comme les valeurs seraient équivalentes en termes d’acceptabilité, aucune n’aurait en conséquence préséance sur les autres. Aucune valeur ne remplirait donc de fonctions d’autorité ou de référent moral à partir duquel le jugement des comportements humains ou de la recevabilité des valeurs pourrait s’opérer. Si les référents moraux fondamentaux sont inexistants, la résolution de conflits devient pour ainsi dire impossible. Mentionnons néanmoins que du point de vue relativiste, il n’est pas exclu que les sociétés soient en mesure de se doter, de façon indépendante, de codes moraux permettant d’appréhender, de structurer et de jauger les valeurs. Ce flou symbolique contribue toutefois à alimenter la thèse de la désintégration morale dépeinte dans The Morality of Pluralism de Kekes. En effet, ce dernier parle de la « disintegration of morality » pour qualifier la déstructuration graduelle du monisme (idée de l’existence d’absolus) causée par la pensée relativiste127.

À ce sujet, le pape Benoît XVI dénonçait aussi en 2005 la « dictature du relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif et qui donne comme mesure ultime uniquement son propre ego et ses désirs128 ». Ce que le chef de l’Église catholique critiquait alors, au-delà du fait que l’intégrité des valeurs traditionnelles chrétiennes était selon lui menacée, c’est la désintégration d’un filet moral engendré par la domination d’un mode de pensée relativiste au détriment d’une approche universaliste qui valoriserait un corpus de valeurs partagées. Marie McAndrew met pour sa part en relief le questionnement soutenu par Alain Touraine quant à la légitimité du relativisme culturel au regard des fondements de la société démocratique qui est basée sur « l’articulation complexe des droits de la personne129 ». Conformément à cette critique, la posture relativiste serait intenable au sein d’une société de droits singulièrement marquée par la mondialisation et de massifs mouvements d’immigration qui nécessitent l’accueil d’étrangers porteurs de cadres symboliques propres. Exempte de référents moraux, cette perspective ne permettrait donc pas une saine gestion

126 John Kekes op. cit., p. 47 127 Ibid., p. 8

128 Le Saint-Siège. Homélie du cardinal Joseph Ratzinger lundi le 18 avril 2005, [En ligne]

http://www.vatican.va/gpii/documents/homily-pro-eligendo-pontifice_20050418_fr.html

129 McAndrew dans Marie-Antoinette Hily et Marie-Louise Lefebvre (dir.). Identité collective et altérité :

des droits des citoyens et des conflits de normativités « multiples et exclusives130 » inhérentes à leur inéluctable confrontation.

À l’aune de ces critiques, McAndrew met en doute la capacité de l’éducation relativiste à jouer un rôle probant dans la fonction de transmission des savoirs. Elle s’interroge plus précisément sur la « possibilité de reconstruire un savoir critique commun prenant en compte une multiplicité de perspectives » et met en surbrillance le risque de la dévalorisation d’une définition exclusive des curriculums131. Ce que McAndrew décrie, c’est en quelque sorte l’explosion de l’univers des possibles dans le champ pédagogique. Elle craint que la consistance des savoirs transmis à l’école ne soit compromise par l’idée partagée qu’une multiplicité de croyances, puisque relatives, est par le fait même admissible. Cette appréhension pose de fait le problème de la transmission des savoirs et de la raison puis soulève plus largement la question des valeurs de l’École. Cette dernière doit- elle présenter le savoir comme un absolu, ou encore doit-elle l’exposer en tant qu’objet de découverte changeant et variable? Les disciplines issues des sciences de la nature sont constituées de savoirs dont l’immuabilité est tributaire du processus épistémologique dont ils sont issus (la méthode scientifique, par exemple). À l’inverse, nous verrons ultérieurement que l’ÉCR, résolument inscrite dans un créneau culturel et exempt d’indicatifs clairs et directifs, permet difficilement de présenter un corpus de savoirs fondamentaux.

À cet effet, Richard Dawkins illustre de façon imagée et virulente l’impasse engendrée par la pensée relativiste en matière de savoirs : « Montrez-moi un relativiste culturel dans un avion à 10 000 mètres et je vous montrerai un hypocrite. Les avions sont construits selon des principes scientifiques et ils fonctionnent132 ». Un questionnement soulevé lors du Forum ouvert sur le dialogue en ÉCR présentait le sujet de la création du monde comme une « patate chaude » qui relève d’emblée l’opposition d’une pensée

130 François Galichet. L’éducation à la citoyenneté, Paris : Anthopos (Diffusion Economica), 1998, p. 142-

143

131 McAndrew dans Marie-Antoinette Hily et Marie-Louise Lefebvre (dir.) op. cit., p. 288

132 Traduction de la citation de Richard Dawkins "Show me a cultural relativist at thirty thousand feet and I’ll

show you a hypocrite. Airplanes are built according to scientific principals and they work" tirée de Wikipédia: l’encyclopédie libre. Le relativisme, [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Relativisme#cite_note-7

scientifique à une pensée croyante. Serait-il approprié que l’enseignant d’ÉCR concède un avantage à l’hypothèse du Big Bang par rapport au schème créationniste, ou doit-il les présenter comme équivalents? Peut-être serait-il inconfortable, en vertu de son devoir d’impartialité, alors que l’enseignant de sciences, lui, n’aurait aucune réticence à présenter la théorie scientifique de l’origine du monde comme étant une hypothèse faisant pratiquement consensus. Nous verrons, en seconde partie de parcours, comment l’enseignant d’ÉCR peut trouver une posture qui lui permette d’aborder une question comme celle-ci avec assurance et confiance.

Or, étant donné que la qualité de l’apprentissage réalisé par un individu est largement tributaire du sens qu’il lui octroie et de la valeur qu’il lui accorde, la question de la relativité des savoirs apparaît centrale. Là réside en fait l’une des données que l’on doit considérer dans l’équation du rapport au savoir puisque celui-ci représente une relation de sens, et donc de valeur, entre un individu (ou un groupe) et les processus ou produits du savoir133. Cette relation de sens est centrale en ÉCR et doit être continuellement redéfinie.

Par exemple, il faut constamment déconstruire l’idée selon laquelle il suffit d’avoir une opinion pour obtenir des points, sentiment qui est largement renforcé par des formulations usuelles telles que « selon toi » ou « que penses-tu de?». Nous verrons en effet qu’il n’est pas suffisant pas de formuler un point de vue pour démontrer la maîtrise d’une compétence en ÉCR.

Notre postulat était que la première des deux finalités du programme d’ÉCR, à savoir la reconnaissance de l’autre, est assortie à la représentation philosophique relativiste. Afin de soutenir cette idée, il importe de voir comment se définit la finalité dans les termes du programme. Il y est d’abord annoncé que « toutes les personnes sont égales en valeur et en dignité134 » et que, le cas échéant, les visions du monde, attitudes et actions de ces dernières doivent être reconnues. Il y est également signalé que cette reconnaissance doit

133 Bernard Charlot, Élisabeth Beautier et Jean-Yves Rochex. École et savoirs dans les banlieues… et ailleurs,

Paris, Éditions Bordas, 2000, p. 29

134 Québec, Ministère de l’éducation, du loisir et du sport. Programme de formation de l’école

québécoise (programme du premier cycle et du deuxième cycle du secondaire) : Éthique et culture religieuse, op. cit., p. 2

pouvoir rendre possible « l’expression de valeurs et de convictions personnelles135 ». Ainsi l’idée de diversité morale est-elle intrinsèque à cette finalité du programme et sous-entend par ailleurs la recevabilité d’une multiplicité de modes de vie. L’importance accordée à cette prise en compte de la diversité symbolique est une réaction à l’observation du pluralisme grandissant caractéristique des sociétés modernes également vécu par le Québec. Les auteurs du programme ne manquent pas de souligner cet état de fait et précisent que cette multiplication sociale provoque l’introduction d’une diversité de croyances et de valeurs qui, complexifiant globalement l’univers symbolique québécois, introduisent le besoin de doter les futurs citoyens d’outils permettant d’évoluer au sein de cette profusion normative.

Les instruments de l’accomplissement de cette finalité relative à la gestion de la diversité sont les attitudes que les élèves sont appelés à développer via le cours d’ÉCR. Parmi celles-ci, notons la tolérance, l’ouverture, le respect et la curiosité à l’égard de la différence136. Ainsi l’élève est-il amené à évoluer dans un esprit d’« ouverture à la diversité

des valeurs, des croyances et des cultures137 ». On souhaite à cet effet qu’il déploie des dispositions intellectuelles d’accueil face à la différence et qu’il soit en mesure d’appréhender la diversité avec une ouverture propice à lui permettre de reconnaître l’Autre dans sa globalité symbolique, et d’ainsi outrepasser sa culture immédiate pour s’acclimater à une culture plus complexe. Ce déverrouillage doit notamment s’effectuer au regard de la culture religieuse, qui vise la prise en compte de représentations tant religieuses que séculières et « l’exploration des univers socioculturels dans lesquels celles-ci s’enracinent et évoluent138 ».

L’organisation thématique des objets de contenu du programme d’ÉCR alimente aussi cette impression de relativité des savoirs, par opposition à une étude comparative ou différenciée des différentes traditions religieuses et perspectives éthiques. Le choix de cette

135 Québec, Ministère de l’éducation, du loisir et du sport. Programme de formation de l’école

québécoise (programme du premier cycle et du deuxième cycle du secondaire) : Éthique et culture religieuse, op. cit.

136 Ibid. 137 Ibid., p. 13 138 Ibid., p. 1

classification n’est selon nous pas fortuite, ou du moins elle traduit les ambitions du programme et constitue un dispositif de support à la reconnaissance de l’Autre. En effet, l’approche thématique permet d’aborder des faits religieux ou éthiques en présentant les diverses représentations qui en émanent. Il s’agit donc d’une approche intégrative en ce sens qu’elle mobilise une série d’éléments de contenu issus de différentes traditions religieuses qui alimentent la compréhension du fait à l’étude. Par exemple, l’élève est amené à explorer les multiples façons d’envisager le divin, parmi lesquelles le dieu chrétien figure au même titre que les diverses formes de déités propres aux autres religions. Cette perspective thématique n’est pourtant pas sans éveiller les soupçons des détracteurs du programme qui avancent que cette dernière présente une vision réductrice du phénomène religieux puisque n’octroyant que des connaissances partielles, elle ne permettrait pas de saisir la cohérence interne de chaque tradition religieuse. Guy Durand, l’un des principaux adversaires du programme d’ÉCR, abonde dans ce sens et entrevoit les dangers reliés à ses fondements relativistes. Il nomme à tout le moins trois principaux enjeux philosophiques relatifs à la place du cours d’ÉCR dans le cheminement scolaire des élèves québécois, à savoir le risque de polythéisme, la mise en œuvre d’une orientation relativiste et l’adoption d’une vision étriquée de l’éthique139.

En ce qui a trait d’abord au premier enjeu philosophique, Durand craint qu’adopter une posture impartiale face au fait religieux contraigne les enseignants à présenter, voire à mettre en valeur, une vision polythéiste de la déité au détriment de la représentation du divin caractérisée par l’unicité à laquelle une majorité d’élèves catholiques sont accoutumés. Plus précisément, l’auteur appréhende le fait qu’incorporé à un assortiment spirituel polythéisé, le dieu catholique soit dévalorisé puisque soumis à un mécanisme de généralisation et d’intégration à un ensemble d’éléments communs comparés. En conséquence, il y aurait un risque qu’au contact de la diversité quant aux représentations possibles du divin, l’élève se détache du dieu qui était traditionnellement sien, ce qui aurait pour conséquence d’altérer la sphère spirituelle chez ce dernier. Cette critique pose de fait la question plus globale du changement de cap majeur accompli sur le plan paradigmatique dont il a été question en introduction : du discours croyant sur lequel était basé l’ancien

programme d’enseignement moral et religieux confessionnel (EMRC), nous avons migré vers une approche socioculturelle à l’aune de laquelle la religion apparaît désormais comme un objet d’étude scientifique. Comme l’indique Estivalèzes, la quête de sens qui était l’un des objectifs du cours EMRC n’est plus désormais visée par le cours ÉCR. Il n’est donc plus question que l’élève découvre ou consolide sa foi, pas plus que ce dernier n’est appelé à développer les comportements propres à la communauté religieuse (ex. : gestes ou prières). De ce fait, le cours d’ÉCR s’inscrit résolument dans le champ non confessionnel en proposant une perspective extérieure plutôt qu’intérieure vis-à-vis la chose religieuse. La dimension spirituelle est de fait évacuée et relayée aux structures d’intervention spirituelle et communautaire mises sur pied dans la plupart des écoles primaires et secondaires du Québec.

À la crainte formulée par Durand quant à la mise en opération de cette perspective dite polythéiste, il appert nécessaire de rappeler qu’en pratique, le patrimoine chrétien occupe encore un espace privilégié dans le corpus des thèmes abordés du primaire au secondaire dans les écoles. Il est en effet prescrit de traiter des sujets relatifs au protestantisme, au christianisme orthodoxe et au catholicisme dans une plus large proportion que les autres traditions religieuses (le judaïsme, l’islam, les spiritualités autochtones et les traditions religieuses orientales, par exemple). En somme, on peut affirmer que l’on n’observe pas de dichotomie réelle entre les programmes EMRC et ÉCR quant à la place des traditions chrétiennes dans les apprentissages des élèves, sauf sur le plan de l’initiation à la foi. Durand appréhende ensuite le triomphe de la pensée relativiste qui est selon lui intrinsèque au programme quant à ses structures et à ses conséquences (quoique non pas dans ses visées avouées)140. Il croit que le programme favorise d’emblée le relativisme et que cette posture porte en son sein le risque que l’élève « comprenne que tous les interlocuteurs ont raison, que toutes les religions et croyances sont légitimes141 ». L’éducation faite dans une perspective anthropologique basée sur la connaissance et la compréhension des cultures, dans laquelle s’inscrit à juste titre le cours d’ÉCR, implique selon Marie McAndrew le rejet des jugements de valeur et la glorification de la différence.

140 Guy Durand op. cit., p. 15 141 Ibid., p. 10

Ce type d’éducation serait exactement basé, donc, sur le relativisme culturel142. C’est aussi cette idée que soutient Durand en parlant d’une vision étriquée de l’éthique. Reliée à la relativité des valeurs, l’adoption de cette posture serait lourde de sens et de conséquences puisque le cours d’ÉCR est largement articulé autour du questionnement éthique. En effet, penser le questionnement dans la perspective de la relativité des valeurs apparait comme une solution inféconde puisqu’à partir du moment où l’on accepte que l’incarnation de toutes les valeurs est acceptable, le questionnement n’a plus lieu d’exister.

Employons-nous maintenant à reconnaître l’essence universaliste de la poursuite du bien commun, seconde finalité officielle du programme d’ÉCR.