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Sur le plan de la définition d’un socle de valeurs partagées, nous proposons la constitution d’un schème normatif basé sur la dignité humaine et le civisme, qui se rejoignent dans la valeur de réciprocité (que l’on pourrait aussi appeler le respect réciproque). À l’instar d’Audigier, nous sommes d’avis que la citoyenneté devrait agir comme moteur de l’édification d’un corpus de valeurs, de normes et de principes

170 Jocelyn Maclure et Charles Taylor op. cit., p. 127

171 Jocelyn Maclure dans « Contribuer à la construction d’une culture publique commune qui tient compte de

la diversité » dans le cadre des Journées provinciales de formation continue en éthique et culture religieuse, 2013

fondamentaux puisqu’elle est créatrice du lien social172. Ces valeurs partagées permettraient

aussi à chacun de prendre part à la vie démocratique de l’État et de développer une dimension identitaire proprement citoyenne lui intimant d’« intervenir sur le commun de la société, sur la culture publique commune173 ».

En ce qui a trait d’abord à la valeur de la dignité humaine, elle renvoie globalement à l’idée de reconnaissance et de préservation de l’intégrité physique et psychologique de tous les individus. Pour Kant, la dignité humaine est une valeur absolue et non relative174. Le choix de la proclamer valeur clé repose sur le fait qu’elle est apte à restreindre les comportements qui sont susceptibles de porter atteinte à autrui. Les chartes et codes de lois recèlent déjà d’une série de dispositions visant à assurer la dignité humaine, aussi Maalouf affirme-t-il qu’aucun des droits fondamentaux « ne peut être dénié à nos semblables, sous prétexte de préserver une croyance, une pratique ancestrale ou une tradition175 ». L’auteur soutient également, et il pourrait s’agir là d’un principe extrêmement facilitant dans le contexte de l’éducation au pluralisme, que « les traditions ne méritent d’être respectées que dans la mesure où elles sont respectables, c’est-à-dire dans l’exacte mesure où elles respectent les droits fondamentaux des hommes et des femmes176 ». Ainsi, il deviendrait aisé pour l’enseignant d’ÉCR de condamner des pratiques comme l’excision ou le mariage forcé, par exemple, sans avoir à jongler avec le respect de la diversité et la loyauté envers les valeurs démocratiques de sa société. Maclure soutient à ce propos que les droits, bien que fondamentaux, ne sont pas pour autant absolus. Ainsi, il est possible, raisonnable et souhaitable que les droits d’un individu ou d’un groupe d’individus soient restreints si le respect des droits d’autrui est menacé ou encore si le bien commun est compromis. Les droits fondamentaux constituant un système en soi et n’étant pas des absolus, c’est un

172 François Audigier. (2001). « Les contenus d’enseignement plus que jamais en question ». Dans C. Gohier

et S. Laurin (dir.), Entre culture, compétence et contenu : la formation fondamentale, un espace à redéfinir (pp. 141-192), 2001

173 Leroux dans Mireille Estivalèzes et Solange Lefebvre (dir.) op. cit., p. 138 174 Emmanuel Kant op. cit., p. 45

175 Amin Maalouf. Les identités meurtrières, Paris : Éditions Grasset, 1998, p. 124-125 176 Ibid., p. 124

exercice d’équilibrage et de pondération qui doit s’effectuer, et non une hiérarchisation des droits à proprement parler177.

La seconde valeur que nous croyons opérante et fondamentale pour la société démocratique québécoise est le civisme. Cette dernière, pour Milot, renvoie à la distance réflexive et à la modération dans l’expression publique de ses convictions178. En d’autres mots, elle charge chaque citoyen d’être ouvert aux convictions adverses sans pour autant abandonner les siennes. Le civisme est donc basé sur l’idée que les convictions ne sont pas

a priori des barrières. Pour Milot et Daniel Weinstock, c’est ce principe qui permettrait aux

élèves de dialoguer entre eux malgré leurs différentes affiliations. Il constituerait de surcroît le socle de réalisation de l’idéal dialogique souhaité pour la société québécoise et promu dans le cours d’ÉCR. Pour Jeffrey, le civisme (qu’il appelle « civilité ») est un élément clé des « postures ou des stratégies individuelles qui facilitent les rapports à autrui179 ». Pour

l’auteur, cette aptitude à la modération et à la préservation de l’espace de dialogue renvoie à la tolérance et relève de la capacité d’un individu à « réserver son jugement sur les convictions d’une personne afin d’éviter de brimer sa dignité et de briser le lien social180 ».

Dans une classe, faire appel au civisme pourrait ainsi s’avérer extrêmement fertile et devenir, même, un outil pédagogique utile pour un enseignant qui se retrouve devant des élèves qui alimentent des croyances ou des opinions basées sur des préjugés et qui brandissent la liberté d’expression comme prétexte à l’énonciation de tout jugement, aussi intenable soit-il. D’ailleurs, nous invitons les enseignants d’ÉCR à être particulièrement vigilants lors du traitement de la liberté d’expression. Elle est une liberté fondamentale et un droit acquis, mais elle ne suffit pas à légitimer toute prise de position. Ainsi, en classe, il est primordial que cette notion constitutionnelle soit nuancée et que l’affirmation de sa primauté soit faite avec circonspection.

177 Jocelyn Maclure dans « Contribuer à la construction d’une culture publique commune qui tient compte de

la diversité », op. cit.

178 Milot dans Fernand Ouellet (dir.) Quelle formation pour l’éducation à la religion? Québec : Les Presses

de l’Université Laval, 2005, p. 97

179 Jeffrey dans Robert Mager (dir.) op. cit. 180 Ibid.

Les deux valeurs nommées, la dignité et le civisme, se recoupent dans celle plus transcendante de la réciprocité, que l’on pourrait aussi appeler l’égalité de respect et qui est assise sur la confiance mutuelle. Nous sommes d’avis que la réciprocité est apte à générer des échanges empreints de respect et à tisser un lien social durable. Dans la classe, la mise en application de cette valeur est susceptible d’engager les élèves et l’enseignant dans un espace propice au dialogue. Spécifiquement dans le cadre du cours d’ÉCR, la mise en application du principe de réciprocité promet de préparer le terrain pour le traitement des différences éthiques et religieuses en classe avec aplomb et assurance. Luc Guay et France Jutras affirment eux aussi l’importance de ces valeurs, dans Quelle formation pour

l’éducation à la religion?, en les citant même comme des finalités souhaitables de

l’éducation scolaire. Ainsi parlent-ils du principe de réciprocité : il s’agit « d’accorder à autrui ce qu’il [l’enfant] désire se voir accorder à lui-même181 ». Ils soulignent finalement qu’aucune disposition constitutionnelle ou contrainte normative visant la reconnaissance de l’identité d’autrui ou de la réciprocité n’est actuellement instituée.

2.2 LA RÉFLEXIVITÉ

La seconde clé pour l’enseignement de la différence est l’usage et la mise en valeur de la capacité réflexive de l’humain. Établissons d’abord la réflexivité comme étant une disposition cognitive permettant une affirmation identitaire éclairée. Elle est à la fois la cible d’une éducation pluraliste et un moyen de son accomplissement. Quel meilleur endroit que l’école pour aider l’individu à apprivoiser cette facette de sa propre personne, pour l’initier une faculté intellectuelle et morale qui est prometteuse sur le plan de l’affirmation de soi? Aider le jeune à objectiver son identité par la réflexion intérieure, c’est le respecter dans sa capacité à s’approprier son identité citoyenne. La réflexivité, en somme, est une condition de l’éducation civique : elle est le fait d’initier les élèves à leur aptitude au jugement, à les responsabiliser face à leur place dans la collectivité et à les orienter vers la découverte de principes éthiques fondamentaux. Aussi faut-il souligner que s’exercer à la réflexivité ne doit pas systématiquement occasionner un déracinement face à

ses affiliations éthiques et religieuses initiales : il s’agit plutôt d’un apprentissage visant l’appropriation d’une disposition intellectuelle propre à engendrer un positionnement éclairé. Vigneault indique simplement à cet effet que « la distance par rapport à ses propres convictions ne signifie pas le déni de celles-ci182 ». L’enseignant doit donc favoriser chez l’élève l’émergence d’une lucidité au sujet de ses propres opinions et le courage de les affirmer.

Toutefois, l’un des pièges qui guettent l’enseignant d’ÉCR à cet égard est celui de la gestion du point de vue de ses élèves. La liberté d’expression, comme nous l’avons mentionné précédemment, apporte de l’eau au moulin de ceux qui considèrent que l’affirmation de leur opinion est un droit sine qua non. Ce qui est effectivement le cas, sauf si tel positionnement entrave le dialogue (cela fait référence au principe de réciprocité évoqué précédemment). L’opinion des élèves, qu’il s’agisse de leur perspective éthique ou de leur allégeance religieuse, n’importe pas réellement et n’a pas de poids pédagogique. Ce qui est capital, c’est que nonobstant son affiliation, chaque élève soit en mesure de prendre connaissance d’une diversité de repères afin d’édifier un positionnement réfléchi et justifié. C’est cette posture d’ouverture intellectuelle que nous avons précédemment nommée « civisme » et qui est la substance du processus cognitif global que nous définissons ici par la réflexivité. Or, la circonspection intellectuelle souhaitée peut avoir une variété de résultantes : elle peut s’ouvrir sur une modification du point de vue, sur un renforcement de la position initiale ou encore sur la nuance de cette dernière. Cela n’a au final pas d’impact réel. Ainsi, des formules telles que « Selon toi… » ou « Que penses-tu de… » réclament selon nous d’être utilisées avec vigilance puisque si leur caractère pédagogique ne nous apparaît pas garanti, elles peuvent même mener les enseignants à se projeter dans une situation pénible de laquelle ils peineront à s’extraire. De la même façon, l’exécution d’un débat en classe doit être faite avec prudence. S’il est entendu que le but de l’exercice est d’amener les élèves à découvrir et présenter une multitude de points de vue à propos d’un questionnement éthique, le débat peut être un instrument didactique approprié. Si les élèves sont appelés à convaincre leurs interlocuteurs de la pertinence de leur point de vue initial, toutefois, la cible pédagogique est ratée.