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Chapitre 3. Langage et communication du jeune enfant neuro- neuro-typique et avec autisme: l’acquisition de la référence à soi

3.1 La référence à soi dans le langage et la communication de l’enfant neuro-typique

3.1.2 Acquisition de la référence à soi chez l’enfant neuro-typique .1 Remarques générales

3.1.2.6 La référence à soi chez l’enf ant neuro-typique

Au début de ce chapitre, nous avons souligné la différence entre l’acquisition des pronoms personnels (surtout du pronom de la 1ère personne) et l’acquisition de la référence à soi.

Généralement, les études de spécialité ont tout simplement réduite la référence à soi à l’usage des pronoms personnels.

Par ailleurs, le rôle principal de l’usage du pronom personnel « je » est de faire référence à soi-même. Mais dans le développement de la référence à soi, plusieurs étapes ont été décelées qui mettent en jeu plusieurs formes pronominales ou nominales. Ce qui revient à dire que les formes classiques de référence à soi (« je » ou « moi ») ne sont pas les seules formes de référence. Les théories sémantiques classiques définissent le pronom « je » comme étant par excellence le pronom qui fait référence à soi. Mais, dans ces acceptions, d’autres usages temporaires ou persistants sont laissés de côté.

Si de nombreuses études (en français et anglais) se sont penchées sur la production et la compréhension des pronoms de 1ère, 2e, 3e personnes, peu d’études ont étudié le développement de

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la référence à soi: l’importance de l’acquisition du pronom de 1ère personne mais aussi le rapport avec les autres pronoms, l’existence d’autres formes dites « incorrectes », l’intention référentielle de l’enfant. Comme nous venons de dire, il existe encore moins d’études en français qu’en anglais qui pourraient rendre compte de tous ces aspects à travers des corpus longitudinaux.

Les nombreuses études de corpus d’interactions spontanées de Morgenstern (1995, 1996, 2003a, 2003b, 2004, 2006a, 2006b, 2007, 2008, 2009, 2010, 2011), ont cet avantage de mettre en évidence la fonction du pronom « je » mais surtout d’analyser la référence à soi comme un phénomène plus général au sein du processus d’acquisition du langage du jeune enfant, en analysant ainsi les différentes formes de référence à soi à travers les différentes étapes d’acquisition. D’autre part, les travaux de Caët (2011, 2013) ont développé cette analyse en se centrant également sur l’input et son influence dans le développement de la référence à soi.

Selon Morgenstern (2003b), l’enfant est confronté à plusieurs difficultés lorsqu’il s’auto-désigne, notamment celle de se désigner et de s’identifier autrement que par son prénom, de marquer qu’il est à la fois sujet de l’énoncé et sujet énonciateur, de conjoindre ces deux rôles dans une seule forme, de marquer qu’il est aussi objet du discours, enfin de marquer tous ces aspects par la forme sujet « je ». Cette auteure attire l’attention sur la superposition du niveau référentiel avec le niveau énonciatif et le niveau morphosyntaxique.

Adoptant une perspective énonciative, Morgenstern met l’accent sur la façon dont les différents marqueurs des formes de référence à soi produites par les enfants sont des traces d’opérations énonciatives (Morgenstern, 2006a). Elle a souligné l’importance d’intégrer la référence à soi, à l’aide de « je » mais aussi d’autres formes, dans le développement du langage et de l’enfant et de le corréler à d’autres phénomènes (pointage, prosodie, imitation, gestes). La multimodalité marque ainsi la construction par l’enfant de son rôle d’énonciateur. Ainsi, faire référence à soi est complexe. Les différents marqueurs linguistiques produits par les enfants, dont des formes « non-adultes » (Morgenstern, 2003a, b, 2006a), en témoignent.

Plusieurs formes de référence à soi sont relevées par Morgenstern: les formes nulles, ou l’absence de sujet là où la présence du verbe la demanderait ; l’usage du prénom en référence à soi qui n’est pas un usage typique de référence à soi (sauf dans de rares exceptions), quand une personnalité publique parle de soi-même –un roi, etc): « Le prénom n’est donc pas une auto-désignation dans la mesure où il n’y a pas de marque de référence à soi (Morgenstern, 2006a :13) ».

D’autres formes sont les formes à l’accusatif (moi) en français et génitif (my en anglais) et tu et il.

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L’enfant semble utiliser ces formes soit lorsqu’il adopte la perspective de l’interlocuteur, soit lorsqu’il parle de lui à la troisième personne, ce qui semble être un problème d’ordre énonciatif et non-référentiel. À ces formes s’ajoutent les voyelles préverbales ou les fillers105 qui sont des formes de « transition», qui ne sont pas des formes « erronées » mais plutôt des formes pas encore

« mûres » dans le passage du langage enfantin au langage adulte.

La période de mise en place de la référence à soi chez l’enfant peut être différente selon les enfants, mais les études de corpus suggèrent qu’elle se situe entre 18 mois et 3 ans (Morgenstern, 2006a).

Grâce à l’analyse de plusieurs corpus d’enfants (Léonard, Guillaume et Juliette, en français) et de Peter en anglais, Morgenstern (Morgenstern, 2006a, 2006b) a montré que lors de l’acquisition du pronom de 1ère personne, l’enfant travaille sur deux plans: le plan référentiel et le plan énonciatif.

Sur le plan référentiel, l’enfant dit que c’est lui le sujet. Le prénom et le « moi », ont une fonction contrastive « c’est moi, et pas toi, qui fait ». Ensuite, sur le plan énonciatif, le marquage du point de vue de l’enfant dans ses projets est une expression de sa volonté. La plupart des énoncés de l’enfant exprime la modalité et les formes par lesquelles cela se met en place sont les formes préverbales, les formes nulles (ex: « veux jouer à la pâte à modèleer » à 2;01 pour qu’à l’âge de 3 ans, l’enfant soit capable d’utiliser le « je » comme dans « j’entends pas, maman, tu peux mettre plus fort »). Les articles de Budwig (1995, 1996, cités par Caët, 2011: 2) ont montré que la construction me+verbe utilisée par les enfants est utilisée afin de marquer l’agentivité plus que la construction I+verbe qui marque une agentivité moins forte comme celle manifestée par les usages des parents.

Sur les quatre enfants étudiés, (Léonard, Guillaume, Juliette, Peter) trois périodes de référence à soi ont été identifiées (Morgenstern, 2006b: 3). Pendant la période I (de 1;07 à 2;03), l’enfant emploie des formes non-standard. Pendant la période II (de 2;03 à 2;07), l’enfant emploie toutes les formes. Pendant la période III (après 2;07), l’enfant emploie principalement des formes adultes. Une synthèse des formes de référence à soi suivant ces trois périodes est donnée dans le tableau suivant (Brigaudiot et al., 1994: 126).

105 Le filler et un morphème sans statut phonologique ni syntaxique, censé d’être un déterminant, pronom personnel, ou auxiliaire (Peters, 1997) et qui pourrait favoriser la transition entre les énoncés à un mot et ceux à deux mots (Veneziano & Sinclair, 2000). Exemple de filer: [e], [ge] pour „je“.

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Table 1. Synthèse des marqueurs d’auto-désignation dans les travaux de Morgenstern et Brigaudiot

Selon Morgenstern (1995 ; référence au corpus de Peter), l’enfant utilise le « je » tant pour l’autre que pour soi-même. La manière selon laquelle le pronom sujet s’intègre dans le discours de l’enfant est mise en évidence par le schéma suivant (Brigaudiot et al., 1994: 129).

Table 2. Synthèse des verbalisations du pronom de la première personne

En effet, le contexte avec « quoi » permet à l’enfant de se centrer sur ses actions, pendant que le contexte avec « qui » marque le sujet en opposition avec les autres.

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Dans l’analyse des corpus, une attention particulière est portée sur l’intention de l’enfant et l’input offert par la mère. La façon dont l’enfant se désigne témoigne d’une imbrication étroite entre l’input et les intentions communicatives de l’enfant (Caët, 2011: 20). L’intention référentielle de l’enfant se situe précisément au croisement de ces deux plans référentiel et énonciatif et est marquée par l’oscillation entre les formes non-standard et les formes adultes de référence à soi.

La façon dont les mères emploient les pronoms et les noms propres avec leur enfant varie en fonction des différents points de vue qu’elles adoptent quand elles parlent. En effet la mère désigne l’enfant par son prénom quand elle parle de son point de vue à lui. Par contre, elle utilise d’autres pronoms (« je », « tu », « il », « nous », « on ») quand elle parle de sa propre perspective (Rabain-Jamin &Sabeau-Jouannet, 1984, 1989, cités par Brigaudiot et al., 1994 :15). Le rôle du langage de la mère s’entrevoit dans la construction de la référence par des questions, rectifications ou mises sous silence qui permettent à l’enfant d’utiliser certaines formes (non-adultes) de se corriger ou de se questionner en l’absence d’une rectification ou d’une question extérieure, afin d’arriver vers 3 ans à l’expression de la référence à soi par les formes adultes.

À travers les corpus étudiés de Guillaume et Léonard, (Morgenstern, 1995, 2006a) deux types d’inversions pronominales (que j’appelle « inversions et substitutions ») ont été saisies: par exemple le « tu » pour « je » utilisé par Guillaume, le « il » pour « je » utilisé par Guillaume et Léonard. L’analyse des inversions pronominales dans des différents corpus a été réalisée dans différentes études de Brigaudiot et al., 1994; Morgenstern, 1996, 2003 a,b, 2004, 2006, 2007 ; Caët, 2011, 2013. Les deux tableaux suivants résument les différentes formes de référence à soi, ainsi que les contextes correspondants des analyses des corpus de Morgenstern (1995, 2006a)

Table 3.Contextes d’usage de la référence à soi

I (je) Expression des désirs de l’enfant, états cognitifs, subjectivité, soi social Prénom Identification, présentation d’un

personnage dans une histoire, objectivité Me (moi) Sujet affecté par l’action, mais aussi

position contrastive

My Conflits sur les activités et les objets

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Table 4.Substitutions et inversions pronominales

Tu pour je -langage entendu, repris -rôle conversationnel de l’autre (contexte de bêtise ou situations extraordinaires ou récit).

Il pour je Bêtise, récit

Guillaume utilise beaucoup le « tu », dans des énoncés qui semblent être de l’écho du langage entendu (Corpus Guillaume à 2;03: « Tu traverses pas » (Morgenstern, 2006: 33)). Entre 2;03 et 2;07, il utilise « tu » dans 12% de ses énoncés afin de se désigner et simultanément avec d’autres formes (« je », « moi », (Morgenstern & Brigaudiot, 2004). Mais parmi les exemples de ce « tu » repris comme il a été entendu avant, certaines formes semblent plutôt marquer le rôle de l’interlocuteur, empruntant le rôle de sa mère: « Bravo, tu marches !» (Morgenstern & Brigaudiot, 2004: 131). La mère comprend ce « tu » comme un « je », mais en réalité c’est un « tu » entre « tu » et « je », pour marquer à la fois le rôle d’énonciateur et la pensée de l’autre. À part ces formes de langage repris, Guillaume utilise le « tu », un peu plus tard, comme un jeu métalinguistique, une sorte de discours rapporté (Morgenstern, 2006a: 34).

Ces façons de « parler à la place de l’autre » se rencontrent aussi dans les corpus d’Anaé (Paris Corpus, Morgenstern & Parisse, 2007) et dans le corpus de Naima (Providence Corpus, Demuth et al., 2006) conjointement avec l’usage de son prénom dans le même sens. Ces usages sont analysés dans le travail de Caët (2013).

Je voudrais faire ici une distinction sur laquelle je vais revenir par la suite aussi dans le cadre de mes analyses. Pour moi, cet usage de « je », ou « tu » ou « il » avec le rôle conversationnel de l’autre, n’est pas un usage non-standard de référence à soi, mais plutôt un autre type d’usage, avec l’aide de ces pronoms, grâce auxquels l’enfant fait indirectement référence à soi, mais tout simplement parce qu’il joue le rôle de son interlocuteur, et parfois, il peut lui arriver de continuer son discours. Dans mon propre schéma référentiel, l’usage du rôle conversationnel de l’autre entre dans la catégorie d’autres types d’usages du « je » et du prénom, comme l’imitation, les jeux de rôles et l’écholalie. L’écholalie et le rôle conversationnel de l’autre sont un autre type de référence à l’aide des pronoms « je , « tu » et « il », des modalités de reprise soit de la forme (écholalie), soit de l’idée de l’adulte (rôle conversationnel). Par ces deux modalités, l’enfant réfère indirectement

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en lui comme interlocuteur, selon la perspective de l’adulte qu’il reprend.

C’est la perspective qui fait ce démarquage entre des formes de référence à soi non-standard et autres types de référence : exprimer sa perspective avec des marqueurs différents pour référer à soi en tant que locuteur versus reprendre la perspective de l’autre pour référer indirectement à soi comme interlocuteur.

L’usage de « il » pour « je » dans des contextes de récits ou bêtises est rencontré surtout dans le corpus de Léonard (Morgenstern, 1994, Morgenstern, 2003 a, 2003 b, Morgenstern, 2006a, Caët 2012).

Nous venons de mentionner la distinction que Morgenstern fait entre deux plans: le plan référentiel et le plan énonciatif. Je voudrais ajouter ici un troisième plan: le plan mental, qui est peut-être implicite dans la distinction antérieure. Rendons-le explicite. C’est en effet ce troisième plan qui justifie d’une part le fait que l’enfant n’arrive pas à marquer à la fois le sujet énonciateur et grammatical et d’autre part qui justifie l’usage des différentes formes à travers les différentes étapes d’acquisition de la référence à soi. La référence est la relation entre des objets linguistiques (les expressions) et extralinguistiques (des objets dans un sens large), mais un troisième élément est indispensable: la manière de présenter l’objet (ou de penser à l’objet qu’on appelle le sens) de telle sorte que la relation de référence est plus complexe qu’elle peut le sembler. Il s’agit d’un rapport entre nos pensées – terme frégéen (ou représentations, selon le terme psychologiques) – le monde et le langage. Le petit enfant, qui est en train de développer sa propre cognition dans le monde qui l’entoure, est à la fois beaucoup dans son monde mental et englouti dans le bain de paroles qui nomment les objets et les faits autour de lui. Faire le lien entre son monde mental (ses désirs, sa volonté) et l’extérieur, savoir quelle forme linguistique il doit choisir afin d’exprimer ses désirs et être compris, c’est bien là tout le travail de l’enfant en tant qu’apprenti énonciateur (Morgenstern, 1995, 1996a). En plus, son modèle mental de référence va se construire à partir de l’input mais à travers sa manière spécifique de traiter l’input à partir de ses capacités et son monde mental.

Afin de mieux expliciter la façon dont nous considérons que l’enfant exprime la référence à soi, nous ferons un rappel emprunté au premier chapitre de ce travail, concernant les théories sémantiques sur « je ».

Nous avions mentionné dans ce chapitre comment on fait référence à soi, selon plusieurs théories. Selon la théorie de la référence à soi (Kaplan, 1977), aucune remédiation cognitive n’est

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requise: la valeur sémantique et la valeur cognitive sont comprises ensemble dans la règle sémantique. Par contre, pour la théorie néo-frégéenne (Evans, 1980, 1982), il faudrait avoir des modes d’appréhension de soi-même. Enfin, selon la théorie mentaliste d’Evans, chacun se perçoit d’une façon épistémique spécifique, à travers les dispositions cognitives qu’il a dans son cadre spatio-temporel. Si l’on admet la prémisse contextualiste selon laquelle la référence dépend de l’intention de référer, cela signifie que la référence à soi dans une perspective néo-frégéenne passe par ce mode de présentation mentale. C’est ainsi que les petits enfants font référence à eux-mêmes à l’aide de différentes formes.

Nous posons ici une hypothèse sur la référence à soi chez les enfants neuro-typiques, en mettant ensemble les perspectives sémantiques (présentées dans le premier chapitre) et les théories énonciatives de l’acquisition de la référence à soi, à travers l’analyse des corpus que nous venons de mentionner. La référence à soi chez les jeunes enfants est déterminée par l’intention de référence de l’enfant mais également par l’input des autres. Selon la théorie néo-fregéenne, chacun se présente à soi-même selon un mode de présentation spécifique. C’est ce mode de présentation spécifique conjointement avec l’intention référentielle et l’interprétation de l’input de la mère, qui justifie l’usage par l’enfant de différentes formes d’auto-désignation afin de faire référence à soi.

Les petits enfants sont les meilleurs contextualistes du monde, puisque c’est dans le contexte qu’ils arrivent à comprendre et à se faire comprendre.

Nous sommes donc amenés à conclure les aspects suivants sur la référence à soi :

– La référence à soi se développe par étapes (entre 1;08 et 3 ans) et s’exprime à travers différentes formes dans des différents contextes (récits, projets et modalité, discours entendu).

– Les pronoms personnels (« je », « tu », « il », « elle »), le prénom, les voyelles préverbales sont différentes formes d’expression de la référence à soi.

– Les enfants ont différentes stratégies d’acquisition des pronoms (name hypothesis, role hypothesis, person hypothesis) qui justifient également la présence des inversions pronominales (« je » pour « tu », « tu » pour « je », « il » pour « je », et la substitution du « je » par le prénom ou différents pronoms (tu et il).

–Les inversions pronominales sont variées, elles peuvent être produites en même temps que les formes adultes et sont présentes dans différentes situations que l’on ne peut déterminer que dans le contexte de conversation, soit situation de récit et bêtises dans le cas de « il », soit discours entendu, discours avec la perspective de l’autre (« tu ») et suite à une difficulté de changement de

171 référence dans le contexte.

–Les formes non-standard peuvent disparaître « brusquement » du langage de l’enfant après 3 ans, laissant la place aux formes adultes de référence à soi.

–La manière avec laquelle la mère se désigne elle-même et la façon dont elle désigne l’enfant peut influencer celui-ci.

–L’input de la mère et l’intention référentielle de l’enfant déterminent l’expression de la référence à soi mais à travers ses propres capacités cognitives de modèler le mixage entre les deux.

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3.2 La référence à soi dans le langage et la communication de