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Chapitre 4 : Analyse ethnographique; simuler et stimuler les sens

4.4.3 La proprioception : bouger au sein du virtuel

La possibilité de bouger, bien que restreinte, au sein de la cellule de la prison a été un élément apprécié par les participants. Les paramètres du jeu permettent de se promener pour explorer sa cellule et de voir par les barreaux. Bien qu’il soit possible de bouger et d’utiliser son corps, les mains sont les parties les plus utilisées par les utilisateurs puisque celles-ci servent à la fabrication d’objets illicites. Toutefois, la remarque la plus discutée est le fait que ce n’est pas l’ensemble du corps virtuel qui est visible par l’utilisateur. La sensation d’incarnation ou encore d’embodiment, c’est-à-dire l’impression de posséder et de contrôler son corps virtuel, n’est donc pas achevée pour certains utilisateurs. Les participants voyaient leurs mains, mais il manquait plusieurs parties du corps. La raison de cette problématique est que la technologie de la réalité virtuelle repères seulement les capteurs incluent dans le casque de RV ainsi que les manettes. Vincent soulignait cette problématique en évoquant que puisque le reste du corps ne possède aucun capteur, ce sont simplement les mains et la tête qui sont reconnues par le système de capteurs de la RV. Un des exemples de cette problématique au sein des jeux de RV sont les jeux de boxe, les jeux de tirs et PRISON BOSS VR. À l’intérieur de ces jeux, seulement les mains sont mises de l’avant. C’est-à-dire que le joueur ne verra que ses mains, il ne tiendra aucunement compte du reste de son corps. Toutefois, certains jeux axés sur l’aventure vont utiliser le corps puisque celui-ci possède des équipements nécessaires au développement de l’aventure. Par exemple, le jeu Vanishing Realms22 utilise l’entièreté du corps puisque le joueur doit éviter des pièges, rouler par terre pour éviter des coups et doit utiliser son bouclier et son arc à flèche. Mais même si le corps est utilisé, Vanishing Realms ne permet pas aux joueurs de voir l’entièreté de leur corps. L’imagination des utilisateurs est mise de l’avant, le grand nombre d’informations qui leur est transmis leur permet de 22 Vanishing Realms est un jeu de réalité virtuelle qui a été produit en 2019 par la compagnie Indimo Labs LLC.

s’imaginer le reste de leur corps. Vanishing Realms est un exemple concret de « colonisation de l’imaginaire » puisque les utilisateurs devront utiliser leur corps pour éviter des pièges fictifs qui menacent leur corps virtuel.

Cette problématique technique liée aux capteurs est venue briser l’incarnation virtuelle chez certains utilisateurs. Anna* a d’ailleurs expliqué que dans son expérience à elle, le corps se définissait que par les mains reliées aux manettes : « Bien les mains un peu. Le corps non, j’ai l’impression c’est vraiment juste des mains ». Dans le même sens, Rémi* a mentionné que : « j’avais plus l’impression de manipuler des manettes, en fait que mon corps manipulait des manettes, je n’avais pas eu l’impression d’être immergé dans le jeu ». Pourtant, cette expérience négative en lien avec le corps virtuel est loin d’être unanime. Isabelle* a bien senti la présence de son corps et de l’importance de celui-ci à l’intérieur de PRISON BOSS VR. Pour elle, elle possédait bel et bien un corps virtuel, et ce, principalement lorsqu’elle devait interagir avec les éléments du jeu tels que les objets et le vendeur :

[...] tu es quand même dans un espace puis tu as l’armoire qui est là, le bureau qui est là et puis il faut que tu te déplaces, que tu roules et que tu ranges. Puis après ça, il faut que tu avances un peu pour la personne. Donc je dirais que tu as quand même un espace dans lequel il faut que tu évolues, que tu bouges alors oui quand même.

Isabelle* n’a donc pas été dérangée par la présence seule des mains, pour elle, l’entièreté du corps, autant physique que virtuel, avait un rôle à jouer au sein de l’univers carcéral. Pour Mickael*, son expérience est semblable à celle d’Isabelle*, mais il rajoute toutefois que le corps virtuel est un élément central aux jeux de RV puisqu’il permet de devenir l’avatar créé ou choisi par l’utilisateur :

Une fois que tu mets le masque tu es rendu cette personne-là [...] dans le jeu (Sairento23) je tirais des flèches et je me suis dit : « Wow, c’est donc bien plaisant,

j’ai l’impression d’être un ninja, ce que j’ai toujours voulu être ». Ça m’a vraiment procuré un sentiment de plaisir que je n’ai jamais été capable de retrouver dans d’autres consoles. Tu embarques dans cet univers-là.

Le témoignage de Mickael* vient souligner un concept clé entourant la technologie de la RV; celle-ci se transcrit dans une volonté d’unir l’homme et la machine afin d’atteindre une certaine utopie au sein de la RV. Elle s’inscrit dans l’objectif du dépassement des limites corporelles humaines: « […] the human capacities of sensory imagination and calculation do not simply constrain what we can do but allow us to extend technologically some of these corporeal limits. » (Shilling, 2005: 176). Au sein du discours post-humaniste, le matériel informatique est utilisé pour parvenir à recréer non seulement un corps virtuel, mais également des perceptions et des repères virtuels permettant de se libérer des limites corporelles : « […] a fundamental understanding of technology as the materialization of mankind’s tendency to overcome its physical, perceptual and communicative limitations dimension […] » (Gualeni, 2013: 178). La RV, en redéfinissant les actions possibles du corps, fait partie des « new technologies of corporeality » (Balsamo, 1995), et représente bien « […] the contempory cultural conjuncture in which the body and technology are co-joined in a «redesigned through the use of new technologies of corporeality » (Balsamo, 1995: 215). Le corps, constamment redéfini par l’évolution technologique, porte des marques de l’impact des technologies, mais repousse également les limites qui lui étaient attribuées. Cette conception des « new technologies of corporeality » vient s’inscrire dans l’approche du Sense of Embodiment (Kilteni et al. 2012) et du rôle du corps au travers des technologies dans le cadre de l’expérience immersive sensorielle. Le corps fait partie de l’expérience, mais celle- ci est possible grâce au corps puisqu’il travaille avec la technologie (Haraway 1994, Shilling 2005). L’expérience de PRISON BOSS VR démontre que le fait de posséder un corps de prisonnier influence l’expérience immersive puisque ce corps se retrouve à avoir des contraintes dans son environnement virtuel qu’est la cellule de prison. Le corps est également lié à la technologie, sans lui, l’expérience PRISON BOSS VR ne pourrait avoir lieu.