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Chapitre 3 : La création d’un univers virtuel ludique, le cas de PRISON BOSS VR

3.2 L’expérience virtuelle immersive

3.2.1 L’expérience quotidienne

Au quotidien, l’expérience est comprise comme étant la manière dont l’on discute de ce que l’on a vécu ou encore du processus qui consiste à acquérir des connaissances ou des compétences en faisant, en voyant ou en ressentant des choses (Valinnini et al. 2011). Dans le champ d’étude des sciences sociales, et principalement en anthropologie, l’expérience est un concept beaucoup plus complexe puisqu’elle est unique à chaque individu et donc, il n’existe pas une expérience « typique » (Bruner 1991). Plusieurs anthropologues se sont intéressés à la notion de l’expérience et leur définition change selon le contexte dans lequel celle-ci est étudiée (Desjarlais 1997, Mattingly 1998, Scott 1992). Dans le cadre de ma recherche sur l’expérience sensorielle au sein de la RV j’ai décidé de choisir une approche spécifique de l’expérience axée sur la phénoménologie des sens, basée sur l’expérience personnelle. Si nous comprenons notre réalité grâce aux expériences que nous vivons, l’expérience proposée par la RV tente également de créer des univers virtuels au sein desquels l’expérience personnelle est liée à notre compréhension de ce qu’est la « réalité virtuelle » proposée par les créateurs de ces univers. Puisque l’expérience personnelle est également un sujet qui a été étudié par plusieurs anthropologues, comprendre quelques approches fondatrices proposées par ceux-ci aidera à concevoir les notions principales en lien avec ce concept.

Le philosophe Wilhelm Dilthey (1976) propose que la « réalité » se présente à nous par les faits traités par notre conscience et conséquemment, produit notre expérience personnelle :

We create the units of experience and meaning from the continuity of life. Every telling is an arbitrary imposition of meaning on the flow of memory, in that we highlight some causes and discount others; that is, every telling is interpretive. The concept of an experience, then, has an explicit temporal dimension in that. We go through or live through an experience, which then becomes self-referential in the telling. (1976: 161)

L’expérience doit être mise en relation avec notre réalité puisqu’elle est l’expression de cette dernière. Notre quotidien et nos réactions suite à certains évènements se basent sur nos expériences précédentes. Dilthey (1976) suggère que l’expérience constante de notre environnement représente notre réalité. Chaque expérience se présente à notre conscience et détermine comment nous vivons notre réalité. Finalement, l’expression est la façon dont l'expérience individuelle est encadrée et articulée. Il devient possible de mieux saisir le concept d’expérience en liant la réalité (comment la vie est vécue), l’expérience (comment la vie est expérimentée) et l’expression (comment la vie est racontée) pour comprendre celui- ci (Bruner 1991:6). L’expérience de la réalité quotidienne est donc unique à chacun, selon sa culture, son statut socioéconomique et divers autres facteurs.

L’anthropologie de l’expérience présentée par Victor W. Turner et Edward M. Bruner (1986) propose d’étudier comment les individus expérience leur quotidien, et plus spécifiquement leur culture. Les auteurs proposent que l'expérience soit « la façon dont les événements sont reçus par la conscience » (traduction libre, 1986 : 4). Pour comprendre l’expérience, il faut donc comprendre l’impact de la culture dans le quotidien des gens, c’est-à-dire comment celle-ci va influencer les individus et structurer leurs expériences. Ces expériences sont ensuite relatées par les individus les vivant sous forme d’expressions. L’expression permet de comprendre l’expérience vécue par la personne. Elle vient façonner l’individu et est représentative des influences culturelles. L’approche de Turner et Bruner s’inscrit dans la lignée de pensée de Dilthey, et a fortement été influencée par ce dernier. Cette conception de l’expérience vient souligner le rôle de la culture du jeu vidéo lors de l’expérience immersive ludique. Turner et Bruner offrent des pistes de réflexion permettant de réfléchir sur l’influence de la culture du jeu vidéo dans le processus de création de l’immersion sensorielle virtuelle ainsi que de l’expérience de celle-ci.

De son côté, l’anthropologue Clifford Geertz (1973) a présenté une approche axée sur l’herméneutique pour comprendre le concept de l’expérience. Selon lui, l’expérience est un processus culturel: « […] the assumption that culture is both public and social leads

cite dans Throop 2003). De ce fait, « sans le support de symboles significatifs culturellement, l’expérience serait reléguée à l'incohérence et à l'impénétrabilité des comportements et des sensations reliées à celle-ci » (traduction libre de Throop 2003 :225). L’expérience est donc influencée par la culture. Cette conception vient rejoindre sur plusieurs points la vision de Turner et Bruner et vient consolider l’impact culturel sur le vécu de l’expérience quotidienne. L’anthropologue Jason C. Throop (2003) s’est intéressé aux discussions entourant la définition et la compréhension de l’expérience en lien avec les approches de Turner, Dilthey et Geertz. Pour lui, plusieurs anthropologues semblent avoir remis en question, au début des années 2000, la notion de l’expérience puisque chacune de ces définitions offre des compréhensions spécifiques de certains aspects de l’expérience. Throop propose que les années 1990-2000 représentent un changement dans la compréhension anthropologique de l’expérience. Si l’expérience est un concept clé, celui-ci change selon les champs de recherche anthropologique tels que l’anthropologie médicale (Cjorad et Harwood 1994, Lock 1984), l’anthropologie économique (Sahlins 1972), l’anthropologie politique (Das 1990) ainsi que bien d’autres branches. Dans son article Articulating Experience (2003), Throop suggère de redéfinir le concept de l’expérience en prenant en considération l’ensemble des définitions de l’expérience : « il existe des différences significatives entre la manière dont le monde apparaît à notre conscience lorsque nous sommes pleinement engagés dans une activité et la manière dont il nous apparaît lorsque nous le soumettons à une réflexion et à une analyse rétrospective » (traduction libre de Throop 2003 : 235). C’est pour cette raison que selon lui :

[…] by paying careful attention to the temporal orientation of our informants when engaged in, recollecting, or anticipating social action, it may be possible to gain some insight into how these different orientations engender differing varieties of experience that are to a greater or lesser extent aligned with such descriptors as ‘fragmented’, ‘coherent’, ‘disjunctive’ and ‘conjunctive (2003 : 235).

L’expérience est donc un concept aux bordures floues. Elle se présente comme étant subjective, liée à l’environnement, à la culture, à la réalité quotidienne, à l’état psychologique, à la capacité d’analyse ainsi qu’aux sentiments et au vécu de chaque

personne. Conséquemment, une même situation vécue par deux personnes peut créer deux expériences très différentes. Dans le cadre de cette recherche axée sur la compréhension de l’expérience sensorielle virtuelle, l’approche suggérée par Throop permet de prendre en considération une multitude d’approches anthropologiques de l’expérience afin de mieux saisir l’expérience immersive sensorielle virtuelle, mais également celles vécues par les participants qui auront essayé PRISON BOSS VR. De ce fait, il devient pertinent de s’intéresser aux compréhensions de la notion d’expérience qu’ont les créateurs d’environnements virtuels afin d’analyser comment ces derniers perçoivent l’expérience et comme cette définition s’inscrit ou non dans l’approche anthropologique de l’expérience choisie pour cette recherche.