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La propriété, une notion à géométrie variable

Dans le document Les libéralités à trois personnes (Page 179-183)

SECTION I : L ES TYPES DE PREROGATIVES DE L ’ INTERMEDIAIRE

§ 2 L’ ANALYSE DE LA DISTINCTION ENTRE DROIT SUBJECTIF ET POUVOIR

A. La définition de la propriété

3. La propriété, une notion à géométrie variable

191. L’exclusivité : élément fédérateur de la propriété-droit subjectif et de la propriété- pouvoir. Ŕ Est-ce à dire que nous assistons à une dénaturation du concept de propriété ? Sans doute l’admission de la notion de propriété-pouvoir a-t-elle remis en question la conception unitaire de la propriété fondée sur l’émolument. Elle confirme néanmoins l’idée que l’exclusivité est la caractéristique essentielle de la propriété. Sur sa chose, on le sait, le propriétaire est en situation de monopole. Or, cette exclusivité se retrouve tant dans la propriété-droit subjectif que dans la propriété-pouvoir. Là gît l’élément commun à ces deux types de propriété3.

Ce constat est évident s’agissant de la clause de réserve de propriété. En effet, un seul élément rapproche cette propriété singulière de la propriété tel que l’entend l’article 544 du Code civil : c’est que le vendeur conserve l’exclusivité sur la chose. A la suite des réflexions de M. Grimaldi relatives à l’avant-projet de loi sur la fiducie4, M. Malaurie a ainsi pu conclure que « ce ne sont point

les utilités de la chose, qu’ils [les créanciers] n’auront pas ; ce n’est pas la valeur de la chose, qui ne saurait leur revenir en sus de celle de leur créance ; ce n’est pas la perpétuité, dont ils ne bénéficieront pas ; c’est l’exclusivité, le tour de faveur, bref le privilège de premier rang. Mais, du même coup, la propriété réservée comme la propriété

1 Le législateur québécois a fait, en effet, le choix d’un patrimoine dépourvu de titulaire en attente d’une

attribution à l’issue de l’opération fiduciaire. De sorte que le fiduciaire n’est pas propriétaire des biens qui lui sont remis, il est seulement un détenteur précaire ayant reçu mandat de gérer les biens.

2 Sur l’opportunité de la reconnaissance de la propriété-pouvoir, voir supra n°187 et s.

3 Sans doute rejoignons-nous ici les tenants d’une conception unitaire de la propriété, lesquels voient dans la

propriété un rapport d’exclusivité avec la chose. Mais il nous est apparu que les singularités de la propriété-pouvoir par rapport à la propriété-droit subjectif étaient top accusées pour refuser toute assimilation de l’une à l’autre. Autrement dit, si elles diffèrent dans leur esprit, elles se distinguent également quant à leur régime juridique. Le propriétaire ordinaire peut faire tout ce qui ne lui est pas interdit et les limitations qu’il subit sont essentiellement temporaires, de sorte qu’il a toujours vocation à jouir de la plénitude des utilités de la chose, tandis que le titulaire d’une propriété-pouvoir ne peut faire que ce que lui commande sa mission, laquelle, une fois accomplie, entraîne la perte de la propriété.

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fiduciaire apparaissent comme des sûretés plus que comme des propriétés, pour autant, naturellement, que l’on veuille bien prendre ces deux mots dans leurs acceptions traditionnelles »1.

L’analyse conserve également sa validité en présence de relations fiduciaires. Certes, d’aucuns pourraient objecter que l’exclusivité du fiduciaire est malmenée2. L’objection, cependant, pourrait

bien être prise à revers. D’une part, bien qu’obligé de rendre compte de l’accomplissement de sa mission, le fiduciaire conserve l’exclusivité des pouvoirs d’action sur la chose : l’exclusivité de la gestion dans le cadre d’une fiducie-gestion, l’exclusivité sur la valeur de la chose dans la cadre d’une fiducie-sûreté. Ainsi exerce-t-il les actions qui relèvent de la propriété. Il peut faire respecter son droit de propriété en exerçant l’action en revendication, les actions possessoires, mais aussi l’action négatoire de servitude. D’autre part, le transfert fiduciaire entraîne une déperdition de prérogatives pour le constituant. Les prérogatives refusées au fiduciaire sont, en effet, des prérogatives perdues pour le constituant. Par où l’on voit que la propriété fiduciaire confère au fiduciaire une exclusivité sur la chose.

192. Nécessité de distinguer la propriété-droit subjectif et la propriété-pouvoir. Ŕ De l’existence d’un élément fédérateur entre la propriété-droit subjectif et la propriété-pouvoir, il ne faut pas cependant conclure à une identité entre ces deux types de propriété3. Sous de nombreux

points, ces deux propriétés s’opposent. Conférant la vocation à la plénitude des prérogatives, la propriété ordinaire se singularise par deux traits principaux : la liberté et la richesse. A l’inverse, la propriété-pouvoir n’est source ni de liberté ni de richesse pour son titulaire.

Ici sans doute se dresse une difficulté. L’objection ne manquera pas d’être soulevée que l’article 544 du Code civil ne définit qu’un seul type de propriété. Dans cette logique, si l’on admet que le titulaire d’une propriété-pouvoir est un propriétaire véritable, il faut convenir que celle-ci est parfaitement compatible avec les caractères de la propriété ordinaire. A ce titre, on a fait valoir que l’absolutisme du droit de propriété énoncé à l’article 544 du Code civil implique la possibilité pour le propriétaire de restreindre volontairement ses prérogatives sur la chose4. Aussi,

en affectant sa propriété à la réalisation d’un but, le propriétaire ferait-il usage de sa liberté de limiter volontairement ses prérogatives, signe de l’exercice de l’absolutisme de son droit. De

1 Ph. Malaurie, « Rapport de synthèse », in Faut-il retarder le transfert de la propriété ?, JCP Cahiers de l’entreprise, suppl.

5/1995, p. 46 et s., spéc. p. 49.

2 Voir supra n°189.

3 Telle est du reste l’approche sociologique de la propriété. Voir en ce sens J. Carbonnier, Flexible droit, préc.,

spéc. p. 267 : « C’est une erreur pour la sociologie que d’étudier le droit de propriété en général. Sociologiquement la propriété n’existe

pas : il n’existe que des propriétés diverses, autant que de catégories de choses et de personnes Ŕ sans préjudice des dimensions Ŕ toutes ces variables devant être combinées. La remarque n’a pas seulement une portée scientifique, mais politique : à traiter la propriété comme un bloc Ŕ celle des fabriques de souliers et celle des mes souliers Ŕ on rend toute conclusion législative impossible ».

4 P. Crocq, Propriété et garantie, préc., spéc., n°94 et s., p. 77 et s. ; M. Bouteille, « La propriété fiduciaire : une

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même, on a fait remarquer que le caractère temporaire des propriétés-pouvoirs demeure compatible avec le caractère perpétuel de la propriété ordinaire, en ce sens qu’elle n’est pas un obstacle à l’imprescriptibilité du droit propriété dans la mesure où cette limite temporelle procède de la volonté du propriétaire1, d’une part, et qu’elle n’empêche pas le droit de propriété de durer

autant que son objet puisque, une fois terminée la mission du propriétaire, le droit de propriété ne disparaît pas mais se transmet au bénéficiaire, d’autre part2. Il est permis, néanmoins, de ne pas

être pleinement convaincu par ces arguments. Il est accordé, en effet, une grande importance à la volonté du propriétaire pour justifier la compatibilité de la propriété finalisée avec la propriété ordinaire. Or, on l’a vu, ces restrictions ne sont pas l’expression d’une volonté libre du propriétaire, mais s’imposent à celui-ci en raison de la structure même des propriétés-pouvoirs. Au demeurant, ne faut-il pas reconnaître que la propriété du fiduciaire, du vendeur avec clause de réserve de propriété, ou encore de la fondation n’est qu’une illusion, si ce n’est le rapport d’exclusivité qu’elle lui confère ? Sous cet aspect, admettre que l’exclusivité suffit à faire la propriété, c’est, nous semble-t-il, sauver la conception unitaire de la propriété en la comprimant.

Aussi apparaît-il préférable de ne pas assimiler la propriété-pouvoir à la propriété ordinaire. A cet égard, qu’il nous soit permis de nous approprier les analyses de Saleilles, lequel a montré de manière pénétrante, et guère remise en cause, en quoi la propriété fiduciaire devait être distinguée de la propriété ordinaire : « Notre droit moderne a sans doute beaucoup trop simplifié la série des relations

juridiques ; dans un désir de clarification à la romaine, nous avons supprimé toute la riche floraison des institutions coutumières et féodales, même celles qui nous venaient d’institutions purement romaines, comme la propriété fiduciaire. On ne supprime pas les réalités qui s’imposent. Et je reconnais qu’il y a des cas, où, en fait, la propriété ne se présente et n’existe que comme un droit confié à autrui, un trust à la façon anglaise. Il faut faire leur part aux relations de cette nature. On aura beau les nier, elles n’en existeront pas moins ; et en les niant on ne fera que fausser le caractère et dénaturer toute la théorie de la propriété. Que de legs sub modo en effet, lorsque le modus absorbe tous les revenus du legs, qui ne peuvent plus être traités comme des propriétés ordinaires et qui se présentent, selon les cas, comme des propriétés d’affectation, soit comme des propriétés fiduciaires. Que l’on suppose le cas, si fréquent, non plus d’une fondation directe constituée immédiatement par disposition de dernière volonté, mais d’une fondation indirecte confiée à un légataire universel, à un exécuteur testamentaire, pour qu’il la réalise suivant certaines directions que le testament lui impose, mais sous sa libre et pleine appréciation. Et que dire de ces fidéicommissaires, je ne dit pas qui ne soient que des personnes interposées aux lieu et place de personnes incapables, mais chargés de ne remettre les biens à leur bénéficiaire qu’à un moment donné, fixé par le testateur, et sous certaines conditions fixées par lui, à sa majorité par exemple, à son mariage et autres conditions de ce genre ? Ce ne

1 P. Crocq, Propriété et garantie, préc., spéc. n°112 et s., p. 89 et s. 2 Ibid. n°114 et s., p. 92 et s.

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sont plus des personnes interposées chargées de tourner la loi et de passer outre à certaines incapacités : ce sont de véritables propriétaires fiduciaires, n’ayant qu’une propriété conférée, ou déposée, en faveur de bénéficiaires éventuels parfaitement capables. Vouloir ramener toutes ces hypothèses à nos catégories légales, si pauvres, et les coucher dans le lit de Procuste de la propriété de droit commun, même entendue d’une propriété conditionnelle, c’est défigurer la réalité... Nous avons à recréer de toutes pièces la propriété fiduciaire dans notre droit »1.

Au demeurant, telle fut la démarche récemment empruntée par le Parlement lorsqu’il adopta un amendement à la proposition de loi tendant à favoriser l’accès au crédit des petites entreprises, lequel devint l’article 16 de la loi 2009-589 du 19 octobre 2009. Si les dispositions de cet article ont été déclarées contraires à la Constitution dans une décision du 14 octobre 2009, elles n’en demeurent pas moins intéressantes dans leur teneur, et ce d’autant plus que la raison de leur inconstitutionnalité est purement technique2. Cet amendement se proposait de modifier le régime

de la fiducie afin de permettre son utilisation dans le cadre de la finance islamique et, par là, offrir

« la possibilité aux établissements financiers français de développer l’émission d’instruments financiers, tels que les “sukuk” »3. Pour cela, il complétait l’article 2011 du Code civil par l’alinéa suivant : « Le fiduciaire

exerce la propriété fiduciaire des actifs figurant dans le patrimoine fiduciaire, au profit du ou des bénéficiaires, selon les stipulations du contrat de fiducie »4. Bien que la rédaction ne fût pas d’une grande rigueur, son

esprit, lui, n’était pas douteux : « Inspiré du dispositif anglo-saxon le présent article propose d’expliciter ce qui

est déjà en germe dans l’article 2011 du Code civil. Il s’agit de préciser que le fiduciaire acquiert la propriété fiduciaire des biens, c’est-à-dire qu’il acquiert non la propriété de l’article 544 du Code civil (usus, fructus, abusus), mais une propriété d’un nouveau type, une propriété avec charge. Le fiduciaire dispose certes des attributs juridiques de la propriété, mais ne peut exercer ce droit que dans les limites et sous les conditions posées par le contrat de fiducie en faveur du ou des bénéficiaires. Pour résumer, le fiduciaire bénéficierait de la propriété juridique des biens alors que le bénéficiaire bénéficierait de la propriété économique des mêmes biens »5. Qui ne voit pas ici la

1 R. Saleilles, De la personnalité juridique, Histoire et théories, Vingt cinq leçons d’introduction à un cours de droit civil comparé sur les personnes juridiques, Rousseau, 1922, 2ème éd, préf. H. Capitant, p. 496 et s. Voir également le constat précurseur

de Batiffol : « The future lies perhaps in the development of the idea that specific rights are granted in view of a specific object and this

seem to be the ultimate meaning of the trust. If the trustee has rights, theses rights are granted to him for the fulfilment of his duty »

(« L’avenir réside peut être dans le développement de l’idée que des droits spécifiques sont attribués en vue d’un objet spécifique et ceci semble être la signification ultime du trust. Si le trustee a des droits, ces droits lui sont accordés pour remplir son devoir »), in The Trust problem as seen by a French Lawyer, (1951) 33 JCL 18, p. 25.

2 DC n°2009-589, D. 2009 Act. lég. 2412, obs. A. Lienhard : « que ces dispositions, qui ne présentent aucun lien, même indirect, avec celles qui figuraient dans la proposition de loi tendant à favoriser l’accès au crédit des petites et moyennes entreprises, ont été adoptées selon une procédure contraire à la Constitution que, dès lors, il y a lieu de les déclarer contraires à la Constitution ».

3 Ph. Marini, Rapport n°442 fait au nom de la commission des Finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation, spéc. p. 8.

4 (nous soulignons). 5 Rapport précité, p. 82-83.

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consécration d’une distinction entre la propriété-ordinaire, la propriété-droit-subjectif, et la propriété fiduciaire, la propriété-pouvoir1 ?

193. Conclusion. Ŕ La propriété, tel que l’entend l’article 544 du Code civil, confère à son titulaire la vocation à la plena in re potestas. Archétype du droit subjectif, la propriété est ce faisant un élément de richesse pour son titulaire. A l’opposé, émergent des situations juridiques dans lesquelles la propriété est conférée à un individu afin d’accomplir une mission. Telle est la situation créée par la fiducie, la clause de réserve de propriété, ou encore les libéralités consenties en propriété aux fondations et aux fonds de dotation. Dans ces occurrences, la propriété devient un simple instrument au service d’une finalité, en sorte que son titulaire ne tire pas profit de la valeur économique du bien2. S’opère ainsi une dissociation entre le titre et le profit de la

propriété. Sans doute l’émergence des propriétés dites pouvoirs a provoqué une « mutilation »3 de

la conception traditionnelle de la propriété. Elles nous présentent l’image d’une propriété surtout conçue comme un instrument de pouvoir, par opposition à une autre, essentiellement vue sous l’angle des avantages patrimoniaux qu’elle est susceptible de procurer à son titulaire. Il reste que la reconnaissance, par le législateur français, de la qualité de propriétaire au fiduciaire et au créancier réservataire a rendu vaine toute discussion. Il faut dès lors admettre qu’à côté de la propriété ordinaire, c’est-à-dire la propriété-droit subjectif, existe des propriétés finalisées, autrement dit des propriétés-pouvoirs. Simplement, si ces deux types de propriété se séparent quant à l’émolument susceptible d’être conféré à leur titulaire, un élément les fédère néanmoins : l’exclusivité.

De ce qu’il existe deux types de propriétés, il faut désormais déterminer dans quelles hypothèses l’intermédiaire d’une libéralité à trois personnes peut avoir la qualité de propriétaire.

B. La détermination des hypothèses dans lesquelles l’intermédiaire est propriétaire

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