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SOUS-TITRE 1 : LES TONTINES

§2- L ES LIMITES DU SYSTEME DE TONTINE

2- La prévoyance sociale dans les tontines du Sud

Ces sociétés d’entraide, que l’on retrouve dans toute l’Europe à partir du 18e siècle, connurent un immense essor en Grande-Bretagne. L’étude de Nicolas MARQUES révèle que, dès le début du 19e siècle, les 7.200 sociétés enregistrées par la Couronne comptabilisaient 650.000 adhérents. En outre, il existait une multitude de « friendly societies » non enregistrées regroupant probablement autant de membres que les structures déclarées. « Au début des années 1890, l’ensemble des sociétés de secours britanniques fédéraient entre 6 et 7 millions de mutualistes, soit plus de 50% des hommes adultes »117. En 1910, à la veille de l’adoption du National Insurance Act marquant la première vague d’étatisation du système social britannique, les « friendly societies » regroupaient 12 millions d’adhérents, dont les trois quarts étaient assurés contre la maladie118.

En France, certains auteurs119 reconnaissent que des associations de ce genre se développèrent sur les mêmes bases que les « friendly societies » britanniques. Néanmoins, on y observe un important retard puisque certains auteurs, notamment ROCHETIN recensent moins de cinquante sociétés de secours mutuels en 1800120. Pour autant, comme le précise MARQUES, les sociétés de secours mutuels françaises jouèrent un rôle moteur dans la prise en charge des dépenses de santé121.

Outre ces associations mutuelles, une large panoplie d’offres prévoyantes s’est développée en dépit d’un cadre réglementaire fort peu accommodant. Des mécanismes d’indemnisation des périodes de chômage ou d’aide au placement et la mobilité furent créés par les syndicats et des officines spécialisées. De même, des dispositifs d’aide aux familles nombreuses furent mis en place à l’instigation des patrons catholiques sociaux122. Enfin, les assureurs investirent le champ de la prévoyance sociale. Ils commercialisèrent des assurances collectives accidents du travail, formule révolutionnaire inventée par Hippolyte MARESTAING au début des années 1860. Ensuite, les assureurs concurrencèrent les sociétés de secours mutuels dans la première moitié du 20e siècle, en proposant des couvertures maladie intégrant les dépenses chirurgicales en plein essor123.

Qu’en est-il des tontines actuelles, telles qu’elles se développent dans le contexte des pays du Sud ? En quoi s’apparentent-elles à des systèmes de prévoyance sociale et en quoi pourraient-elles influencer la construction de nouveaux systèmes de prévoyance sociale adaptés dans ce contexte?

2- La prévoyance sociale dans les tontines du Sud

117 GREEN D., « Welfare State : For Rich or For Poor ? », IEA Occasional paper, N°63, Londres, 1982, pp. 17-18.

118 MARQUES Nicolas, « Le monopole de la sécurité sociale face à l’histoire des premières protections sociales », p. 7.

119 BRABROOK E., « Friendly Societies », in Palgrave 1, Dictionary of Political Economy, Mcmillan & Co, volume 2, p. 164.

LAURENT E., “Les friendly societies anglaises”, Journal des Economistes, novembre 1864, pp. 198 à 199.

120 ROCHETIN E.., « Troisième congrès national des sociétés de secours mutuels », Journal des Economistes, novembre 1889, p. 239.

121 MARQUES Nicolas, « Le monopole de la sécurité sociale face à l’histoire des premières protections sociales », p. 7.

122 MARQUES Nicolas, « Sécurité sociale ou protection sociale : une analyse économique institutionnelle », Thèse de Doctorat de l’Université d’Aix-Marseille 3, 2000, pp. 93 à 108.

123 MARQUES Nicolas, « Le monopole de la sécurité sociale face à l’histoire des premières protections sociales », p. 8.

89 De prime abord, il est difficile de déceler dans les systèmes de tontine du sud, un apparentement direct au système de sécurité sociale. En effet, les tontines ne couvrent aucune des neuf branches principales dans lesquelles la protection sociale est garantie, selon la Convention N°102 concernant la norme minimum de la sécurité sociale de 1952. Pourquoi alors les étudier dans le cadre de la sécurité sociale ?

Notre principale motivation pour leur étude réside tout d’abord dans l’idée de faire ressortir l’esprit de solidarité ancré dans les tontines et qui constitue, à l’origine, le fondement même de ce type d’organisation. En effet, considérée comme une « pratique symbolisant bien l’esprit de solidarité, la tontine répond à la fois à des motivations sociales et à des motivations financières indissociables »124. Ensuite, il s’agira de faire le lien avec la sécurité sociale moderne, considérée comme étant la traduction en actes juridiques imposables aux assujettis, de la solidarité entre les catégories d’une population.

2.1 De la solidarité à l’idée de prévoyance dans les tontines sud

Certains auteurs, à l’instar d’Henri DESROCHE, ont essayé d’établir le lien entre la sécurité sociale et la tontine. En effet, cet auteur part du principe selon lequel, dans la tontine,

« il se passe du « mutuel » et selon deux filières disjointes ou conjointes : du Crédit Mutuel d’une part, et d’autre part de la Prévoyance Mutuelle, chacune de ces organisations étant susceptible de proposer son greffage à l’organisme tontinier, et celui-ci étant de nature à admettre ou rejeter la greffe »125. La filière crédit mutuel ne cadrant pas avec notre étude, nous nous en tiendrons à la filière prévoyance mutuelle dans les tontines.

Dans son analyse, DESROCHE établit une grille à plusieurs paliers des formes de prévoyance dans les sociétés du Sud :

• Au ras du sol, le système de « prévoyances familiales », généralement dans le cadre des familles étendues : ce que I. SANOU nomme des « tontines tribales », modulées soit en « tontines de voisinage » soit en « tontines de corporations »126.

• Les tontines de prévoyance proprement dites, ou plutôt la fonction de prévoyance dans les tontines d’épargne-crédit, ce que I. SANOU nomme « la fonction d’assurance des tontines ». Cet auteur précise que « cette recherche d’assurance dans sa forme actuelle embryonnaire incarne tant bien que mal des formes de la sécurité sociale »127. Ainsi, elle capte une portion, trop mince, de l’épargne pour assurer la couverture des risques : seulement, le plafond des risques couverts reste très limité. L’enjeu fondamental serait de créer des formules d’extension du plafond des risques couverts, sans que cela ne nuise à l’efficacité des tontines. Toujours dans la tontine, d’autres systèmes de prévoyance viennent compléter le principal : il en est ainsi des « banques de

124 Cf. « Le guide pratique de vos affaires au Cameroun », www.izf.net/IZF/Guide/Cameroun, Consulté le 27/03/2007, p. 2.

125 DESROCHE Henri, « Nous avons dit « tontines ». Des tontines Nord aux tontines Sud. Allers et retours », p.

18.

126 SANOU I, « Les circuits informels de crédit au Burkina-Faso : analyses et évolutions », Thèse, Université d’Orléans, 1985, repris par DESROCHE Henri in « Nous avons dit « tontines ». Des tontines Nord aux tontines Sud. Aller et retour », p. 20.

127 Idem, p. 92.

90 céréales »128, forme d’assurance contre la disette ou les « pharmacies villageoises », forme d’assurance contre la maladie129. DESROCHE relève tout de même de nombreuses carences dans ce système et invite à postuler son relais par d’autres solutions.

• L’auteur se demande si ce relais de la fonction prévoyance dans les tontines pourrait

« être offert par les sociétés de secours mutuel ?»130. Pour y répondre, il part du principe d’une étude comparative avec les sociétés de crédit mutuel bien présentes dans les tontines, dont l’expérience africaine, certes encore limitée, fait tout de même état d’une élaboration bien avancée. « Les budgets familiaux étant ce qu’ils sont et si le crédit mutuel mobilise déjà une épargne virtuellement mobilisable, existe-t-il une autre épargne à capter par et pour un secours mutuel ? Et par ailleurs, (…) si les tontines coutumières combinent parfois les deux fonctions - assurance et crédit – cette double fonction peut-elle s’ajuster sur un même organe mutualiste : soit de crédit avec fonction assurance, soit d’assurance avec fonction de crédit ? Ou bien deux organes, un pour chaque fonction ? »131 : autant de pistes pour établir une véritable fonction d’assurance dans les tontines, à travers des sociétés de secours mutuel formalisées.

Dans le fonctionnement tontinier, la fonction crédit et la fonction prévoyance peuvent être disjointes ou conjointes. A ce stade embryonnaire, on retrouve déjà et non sans paradoxe ce qui se passe à un stade évolué lorsque soit les banques se mettent « à faire » de l’assurance, soit des assurances se mettent « à faire » de la banque. De toute manière, ces deux fonctions obéissent à des régulations spécifiques. Dans la fonction crédit : à chacun selon sa transaction et sa mise en jeu ; dans la fonction prévoyance : à chacun selon ses besoins et ses risques couverts. Donc présence de différentiels et de différenciations dans le régime des collectes comme dans celui des affectations132.

• Dans le cas conjoint, c’est généralement la fonction de prévoyance qui, tontinièrement, s’adjoint à la fonction crédit antérieure et/ou dominante. Un exemple viendrait de la tontine de prévoyance béninoise (ressortissants d’Agbodrenfo à Cotonou) dans laquelle il était exigé au départ 600 FCFA de cotisation mensuelle dont 500 en crédit et 100 à la « caisse mutuelle » pour la couverture des « risques sociaux ».

Apport depuis lors multiplié par cinq et la mutualité s’étendant à l’éducation et à l’emploi des associés133.

• Dans le cas disjoint ou tendant à se disjoindre, on peut se référer à « l’enquête assez exemplaire de I. SANOU sur l’observation de 60 tontines burkinabés et la douzaine de cas où une « fonction d’assurance des tontines » préforme embryonnairement et tant bien que mal les fonctions d’une sécurité sociale »134.

128 DESROCHE Henri, « Nous avons dit « tontines ». Des tontines Nord aux tontines Sud. Allers et retours », p.

20.

129 Idem, p. 20.

130 Idem, p.20.

131 Idem, p. 20 à 21.

132 Idem, p. 22.

133 BALIQUE H., PAIRAULT Cl.., TOURNE Fl., « Evaluation socio-économique d’un programme SSP (Soins de santé primaires) dans la région sud du Mali. Essai qualitatif sur la santé de douze agglomérations villageoises », Institut « Santé et développement », 1986, extrait in : ASSCOD 79, 1987, p. 68 à 76.

134 DESROCHE Henri, « Nous avons dit « tontines ». Des tontines Nord aux tontines Sud : Allers et retours, p.

22.

91 En définitive, une telle approche serait sans doute utile pour le développement d’une sécurité sociale adaptée aux usages et coutumes africaines, et la solidarité entretenue dans les tontines y jouerait un rôle très important. Nous l’avons vu plus haut, les tontines ont joué un rôle indéniable dans l’histoire nord de la sécurité sociale : elles pourraient, si les efforts sont bien canalisés, être une source d’inspiration pour la construction d’une sécurité sociale adaptée aux pays du sud. En ce sens, DESROCHE développe une analyse assez prometteuse : il part de l’idée que « des sondages l’assurent : après l’autosuffisance alimentaire, le besoin fondamental prioritaire est celui de cette couverture. Les mêmes sondages suggèrent même qu’un quota d’épargne familial pourrait se libérer à cet effet. Par ailleurs, s’agissant d’une généralisation – fût-elle relative – d’une sécurité sociale, le pire serait d’adopter pour stratégie les stratégies étatiques et fonctionnaristes qui se sont avérées désastreuses pour les développements coopératifs. C’est pourquoi conclut-il, des stratégies mutualistes sont prometteuses d’atouts. A elles d’entrer en jeu »135.

2.2- Regard du Cameroun et de la communauté internationale sur le développement des mutualités issues des tontines

Au Cameroun, des efforts sont consentis pour mettre en exergue la solidarité familiale et communautaire développée au sein des tontines. En effet, le rapport du forum sur la solidarité nationale montre que l’histoire de toutes les aires socioculturelles du Cameroun révèle l’existence des valeurs traditionnelles fortement empreintes du souci de préserver les pauvres du dénuement total : « A l’heure des mutations dues à l’ouverture du pays à un monde globalisé, il est question de capitaliser ces expériences du passé pour lutter contre la marginalisation et l’exclusion sociale »136. En plus de la description des fondements et du fonctionnement du système de solidarité dans chaque grand groupe de peuplement du Cameroun, ce thème devra esquisser les causes qui ont conduit à la restriction ou à l’arrêt de ces bonnes pratiques d’autrefois. L’on devra enfin évaluer les possibilités de rentabiliser la pratique de la solidarité et de l’adapter aux réalités modernes. Un accent particulier sera, de ce fait, mis sur la dimension institutionnelle de gestion de cette solidarité, le mode de décision et d’affectation des ressources allouées par les individus, les ménages et les groupes à la pratique de la solidarité.

L’entraide a pris souvent forme dans les tontines que l’on trouve partout en Afrique et la communauté internationale semble être d’avis qu’elles constituent un terrain fertile pour le développement des mutualités. Ainsi, y faisant référence, le Bureau International du Travail estime que « l’une des forces motrices de l’activité informelle en Afrique est la volonté de se prémunir contre le risque. En effet, le secteur informel lui offre certaines formes d’assurance-vie et des possibilités d’épargne contractuelle qui semblent avoir plus d’attrait aux yeux des populations que la perspective d’une rémunération, généralement faible, offerte par les institutions financières informelles »137.

C’est en réponse à cet intérêt incontestable pour les solutions de type mutualiste, souligne Christian VAN ROMPAEY, « qu’est né le programme d’appui aux mouvements

135 Idem, p. 21.

136 Cf. Rapport du « Forum sur la solidarité nationale au Cameroun », Yaoundé, 21 au 24 juin 2005.

137 Voir étude de VAN ROMPAEY Christian, « Mutualités africaines. Une alternative prometteuse », « En marche », Le journal de la mutualité chrétienne, www.enmarche.be, consulté le 15 03 2007, p. 2.

92 mutualistes africains, mené par les Mutualités Chrétiennes en partenariat avec Solidarité Mondiale et le Bureau International du Travail. L’approche de ce programme, basé sur la complémentarité entre les intervenants, repose sur quatre axes : la recherche sur les initiatives mutualistes existant en Afrique, la formation des promoteurs, initiateurs et gestionnaires des mutuelles de santé, les services de conseils sur mesure selon l’évolution de chaque mutualité, la mise en œuvre des diverses initiatives locales pour favoriser les échanges d’expériences »138.

Ces réseaux informels qui solidarisent la famille, les travailleurs, le clan et la tribu sont un terreau fertile pour le développement de systèmes de sécurité sociale. Ceux-ci ne sont pas sans rappeler la manière dont se sont développées les mutualités en Europe, il y a plus d’un siècle. Comme nous l’avons montré plus haut, bien avant la création de la sécurité sociale, en pleine révolution industrielle, ce sont en effet les caisses de secours mutuels, constituées par l’épargne de chacun, qui octroyaient des indemnités à ceux qui se retrouvaient dans l’impossibilité de travailler. La création de systèmes associatifs de type mutualiste, combinant l’entraide africaine traditionnelle et les principes nouveaux de l’assurance et de solidarité, paraît être la meilleure solution pour sortir de la crise actuelle.

138 Idem, p. 2.

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