• Aucun résultat trouvé

Nous allons dans cette section, présenter nos résultats à l’aide du cadre d’analyse RCOV. Ainsi, les sous-sections suivantes présenteront les évolutions en termes de ressources et compétences, d’organisation puis de proposition de valeur mises en place (ou souhaitées mais difficiles à mettre en place) par les acteurs lors de la transformation vers un BM omni- canal.

Sous-section 2.1. La dynamique des ressources et compétences pour s’ajuster aux besoins de l’omni-canal

Nous verrons dans cette sous-section la nécessité pour les distributeurs traditionnels investigués de repenser l’ensemble de leurs ressources et compétences lors de la mise en place d’un BM omni-canal. Dans cette perspective, les distributeurs investigués doivent encore travailler sur leurs différents outils informatiques pour à la fois être réellement

« customer centric » et pour développer de nouvelles compétences nécessaires à

l’intégration des canaux physiques et digitaux.

Le client, une ressource pour les distributeurs traditionnels. Vraiment ?

Les distributeurs traditionnels étudiés soulignent l’importance grandissante d’être « customer centric » pour mieux comprendre les clients et répondre à leurs besoins. Les distributeurs étudiés reconnaissent leurs limites lorsqu’il s’agit d’attriber aux clients une place concrète dans l’organisation pour réellement les considérer comme une ressource créatrice de valeur. Pourtant, le contexte de la digitalisation est censé faciliter le processus de co-création de valeur et la prise en compte du client comme une ressource operant23. En effet, la transformation vers une distribution omni-canal entraîne une évolution de la relation distributeur-consommateur. Dans ce nouvel écosystème de distribution omni-canal, les consommateurs peuvent en effet se construire une expérience de consommation sur-mesure. Les consommateurs sont actifs et créatifs lors des processus d’achat. Ils développent des connaissances et des compétences grâce à leurs expériences de shopping hybrides (physique et digitale). De ce fait, la relation distributeur-consommateur, historiquement verticale doit être repensée de manière horizontale (Cova et Herbert, 2014). Il ne s’agit plus seulement de faire travailler le consommateur quand le distributeur le souhaite (Cadenat et al., 2013) mais de considérer systématiquement tous les clients comme des partenaires, détenteurs de ressources operant (c’est-à-dire dotés de compétences et savoir-faire) et pas seulement

operand (cibles passives d’une offre). En effet, la SDL met en avant le fait que « le consommateur est essentiellement une ressource operant, agissant seulement occasionnellement comme une ressource operand » (Vargo et Lusch, 2004, p 7).

En outre, les distributeurs plutôt que de mettre en avant la capacité du client à être une ressource créatrice de valeur pour l’organisation soulignent plutôt le potentiel de destruction de valeur que celui-ci détient désormais, notamment par les avis qu’il va pouvoir donner lorsqu’il est mécontent.

« Ce qui est sûr, c’est que le client est plus écouté qu’avant, on le voit bien par l’impact que les clients peuvent avoir sur les réseaux sociaux qu’ils ont un pouvoir. Un client mécontent ça se sait fortement, ça remonte très vite, très haut, très large »

(Chef de marché, cas D).

Si les managers des distributeurs interrogés reconnaissent une montée en compétence du consommateur, les distributeurs ne disposent pas encore de suffisamment d’informations et d’interactions avec ce dernier pour mettre en place une organisation qui permette de réellement le prendre en compte comme une ressource operant. Nos données soulignent un décalage entre ce que les distributeurs souhaiteraient mettre en place et leurs pratiques concrètes. Ils ont encore certaines difficultés à considérer le consommateur comme un partenaire capable de co-créer de la valeur. C’est plutôt son potentiel de destruction de valeur qui est mis en avant. De plus, nous avons pu constater lors de nos différentes observations en magasin (ces observations avaient notamment pour objectif d’enrichir la discussion avec les managers interrogés ou encore pour vérifier des informations que les outils digitaux mis en place par les distributeurs n’améliorent pas forcément la valeur d’usage. Certaines enseignes étudiées possèdent par exemple plusieurs applications digitales qui compliquent le parcours d’achat. La multiplicité de ces points de contact ne facilite pas la fluidité du parcours omni-canal. En effet, si la mutation vers l’omni-canal devrait théoriquement se traduire par une expérience de consommation mêlant les avantages du magasin physique et la richesse de la donnée du digital la réalité est souvent encore éloignée de la théorie.

« On n’exploite pas encore assez les données, et je pense qu’exploiter les données ça permet de personnaliser un parcours client, et de répondre avec une justesse incroyable à un besoin client. Aujourd’hui on en est aux balbutiements. On a un site qui n’est pas personnalisé (c’est toujours le cas en 2019) par exemple, parce qu’on ne

sait pas encore le faire. Et j’ai hâte qu’on le fasse en fait » (Chef de projet web, cas

B).

Les distributeurs ne disposent pas à l’heure actuelle des outils permettant de créer des synergies entre les données clients collectées par les canaux physiques et digitaux. L’organisation marketing des distributeurs est en effet rendue plus complexe par la multitude des points de contact qui permettent aux consommateurs d’interagir avec le distributeur.

« Les distributeurs doivent reconstruire une nouvelle collaboration avec le client. C’est dire est-ce que vous acceptez de nous ouvrir l’accès à vos données et nous ça nous permettra de mieux cibler…alors ce n’est pas la tendance, pour l’instant c’est on va essayer de récupérer le plus de données qu’on peut, une collecte un peu sauvage »

(Expert indépendant 1).

« Ce n’est pas simple comme sujet, il ne faut pas que ce soit intrusif et qu’on puisse exploiter les données. Mais c’est un objectif, comment mesurer une action qu’on fait sur le site quand on sait que 97% du trafic sur le site se termine en magasin et on ne sait absolument pas suivre le comportement de notre client en magasin après sa visite sur le site » (Directeur e-commerce, cas C).

Cette problématique de données constitue l’un des principaux freins à la création d’une interaction avec les consommateurs notamment du fait que les distributeus investigués ne disposent pas encore de réelles compétences omni-canal. Après avoir analysé la complexité à considérer le client comme une ressource, nous allons nous pencher sur la problématique des compétences omni-canal souvent difficiles à construire.

La problématique des compétences omni-canal

Pour concevoir et mettre en œuvre un BM omni-canal, les distributeurs ont besoin de compétences spécifiques. Or, tous les distributeurs traditionnels interrogés soulignent que s’il est assez facile de trouver des experts de la distribution physique ou des experts de la distribution en ligne, la recherche se complique lorsqu’il s’agit de trouver des profils hybrides. Pour pallier cette absence de compétences omni-canal, les distributeurs étudiés sont amenés à développer ces compétences en interne ou à recruter en externe.

« C’est très complexe de mettre dans une même équipe, des gens qui connaissent les magasins et d’autres qui connaissent vachement bien le web et qui se ne connaissent pas, qui ne connaissent pas bien les métiers respectifs des uns des autres » (Chef de

projet web, cas A).

« Pour aller plus loin dans la relation clients on a besoin de nouvelles compétences…On a des vrais professionnels du retail, des vrais professionnels du numérique mais on n’a pas encore des vrais professionnels avec les deux casquettes »

(Responsable de l’expérience numérique, cas E).

Les distributeurs traditionnels qui souhaitent proposer une expérience sans couture à leurs clients sont, en effet, pour l’instant dépourvus de réel modèle existant. Ils doivent combiner les compétences des deux modèles de distribution aux cultures très différentes.

« Ça peut arriver chez XX (incohérence prix entre magasins et site internet) mais chez tout le monde, parce qu’on n’est pas encore rompu à gérer ça…souvent ce qui arrive c’est que le suivi des prix n’est pas aussi temps réel en magasin que sur Internet…il y a tout un écosystème autour des distributeurs qui doit travailler avec nous pour nous apporter des réelles solutions omni-canal, pour l’instant ça n’existe pas ou très peu. »

(Directeur du digital, cas A).

Pour mieux comprendre leur écosystème et envisager des partenariats pour développer de nouvelles compétences, les distributeurs traditionnels s’inspirent d’acteurs pure-players ou de start-up et visitent de nombreux salons pour développer les nouvelles compétences qui leur permettront de revoir leur proposition de valeur (powerpoint interne, cas E). Ainsi, les distributeurs traditionnels étudiés sont à l’affût d’éventuelles innovations provenant d’autres acteurs qui pourraient les accompagner dans la mise en place de leur BM omni-canal. Malgré ces nombreuses initiatives tournées vers l’externe, les distributeurs traditionnels doivent aussi développer en interne des compétences omni-canal qui sont en adéquation avec les particularités de leur organisation.

« Et bien en fait, pour appeler un chat, un chat on les crée. Comme ça n’existe pas, on les crée. Et après, je vais vous donner ma vision qui est un peu déformée après 18 ans de X mais il est plus facile, alors ça prend du temps, mais il est plus facile d’apprendre le web à quelqu’un qui est X que d’apprendre X à quelqu’un qui est un

hyper expert du web et qui a vécu des années à l’extérieur » (Directeur du digital, cas

D).

Ainsi, les distributeurs traditionnels sont amenés à créer des compétences particulières qui vont être en cohérence à la fois avec les caractéristiques d’une distribution hybride mais aussi avec les facteurs de contingence propres à leur organisation, leur culture ou encore leur positionnement sur le marché.

Comme le souligne un autre des managers interrogés, il ne s’agit pas d’être le meilleur en termes de distribution physique ou en termes de distribution digitale, il s’agit d’apporter la meilleure combinaison des deux manières de penser et de mettre en pratique la distribution des produits et/services.

« Donc je suis allé voir la personne responsable de ce développement, je lui dis pourquoi tu as fait ça ? (à propos d’une nouvelle manière de présenter l’offre sur le site internet) Parce que les pays me l’ont demandé. Mais qui te l’a demandé ? Un tel, un tel oui mais c’est un e-commerçant. Il a prouvé qu’en conversion ça marchait beaucoup mieux si on l’enlevait. Je lui dis oui, c’est sûrement vrai. En conversion, ça marche beaucoup mieux si on l’enlève mais ce qu’il n’a pas en tête, c’est que 90% des gens qui vont voir son site, ils vont le voir pour finir en magasin…Et là typiquement, pour moi c’est un réflexe de e-commerce qui nous a fait prendre cette mauvaise décision. C’est mon rôle et c’est le rôle de ces personnes qui sont rares à trouver de dire attends, on est là pour faire un site omni-commerçant. Souvent quand je commence à faire une présentation et que je dois présenter la solution à un pays qui m’accueille, je leur dis attention si vous attendez le meilleur site e-commerce, on peut s’arrêter tout de suite. Par contre, je suis là pour essayer de vous apporter la meilleure expérience omni-commerçante et souvent en tour de table on demande qui ici représente le magasin et dans les 30 personnes qui sont autour de moi, il y a une ou deux mains qui se lèvent. Ça reflète bien votre question, c’est compliqué de trouver ces profils. On nomme une personne, cette personne-là en plus on a du mal à la trouver. En termes de profil, c’est quelque chose de compliqué à trouver » (Chef de

projet omni-canal, cas C).

Ce long verbatim illustre parfaitement les difficultés rencontrées par l’ensemble des distributeurs traditionnels étudiés dans notre recherche lorsqu’il s’agit de revoir leurs compétences pour mettre en place un BM omni-canal. Ils sont ainsi amenés à devoir lutter

sur plusieurs fronts et à développer en parallèle différentes compétences très spécifiques sur la distribution physique et la distribution digitale tout en garantissant une logique omni- canal. De plus, il est à noter que les managers interrogés ont intériorisé cette difficulté et ce manque de compétences hybrides. Ils n’ont ainsi pas spécialement conscience de se retrouver face à un manque de compétence sur le marché.

« On a besoin de nouveaux profils effectivement. Au début j’allais vous répondre non mais en y réfléchissant bien…. Finalement, les profils les plus compliqués à trouver ce sont ceux qui arrivent à parler aux deux et à comprendre les problématiques des deux » (Chef de projet omni-canal, cas C).

De ce fait, il a fallu creuser et se baser sur les entretiens précédemment menés et les premières analyses pour avoir accès aux informations, citées plus haut. Cet élément atteste de l’importance de l’immersion du chercheur sur son terrain et de sa capacité à collecter des informations que d’autres chercheurs ne collecteraient pas. En restant au niveau conceptuel des ressources et compétences, l’informant aurait simplement répondu non à la question. Ce manque de compétence omni-canal peut notamment s’expliquer par le fait qu’historiquement, le secteur de la distribution se base sur une forte promotion interne, il n’est pas rare dans les enseignes de distribution traditionnelle d’avoir un directeur général qui a commencé en tant que chef de rayon (nous ne pouvons pas citer de noms pour des raisons de confidentialité). Les distributeurs ont toutefois maintenant besoin d’aller chercher certaines compétences en externe ou de promouvoir certains jeunes avec une affinité particulière avec le digital et qui connaissent bien le magasin pour chalenger la culture purement magasin encore existante.

Toutefois, en insistant sur l’aspect de la création/acquisition de nouvelles compétences pour mieux gérer la mutation vers l’omni-canal, les distributeurs traditionnels ne doivent pas oublier de consolider leurs compétences fondamentales inhérentes à la gestion d’un parc magasin avec le respect du traditionnel tryptique des 3P : un magasin plein, propre avec les prix bien affichés.

« On a visité un magasin qui venait d’être refait qui était magnifique. Mais, arrivés à 20h près des produits frais j’ai dû faire comme tous les clients avant moi, j’ai enjambé une pauvre truite que personne n’a ramassé et la vendeuse faisait le tour, elle servait et laisser la truite au sol. Il ne faut pas s’éloigner des basiques, et après une fois que c’est fait tu peux réfléchir à d’autres projets commerciaux, sociaux, tu peux faire plein

de choses mais n’oublions pas les basiques » (Responsable du contrôle de gestion, cas

B).

Ainsi, la mise en œuvre d’un BM omni-canal, ne doit pas faire oublier aux distributeurs traditionnels leurs compétences fondamentales. Les distributeurs doivent conserver des compétences et indicateurs spécifiques à chaque canal pour éviter que tout (et au final rien du tout) ne soit omni-canal.

« Si demain j’arrête d’évaluer mes collaborateurs sur la fiabilité des prix en magasin, parce que ce n’est pas un indicateur omni-canal, assez rapidement imaginez l’expérience client que vont avoir les clients qui sont en magasin » (Directeur du

digital, cas B).

Là réside toute la difficulté du défi à relever : conserver et développer les compétences inhérentes au BM historique qui crée encore de la valeur tout en acquérant (en interne ou en externe) les compétences nécessaires au développement du nouveau BM omni-canal.

Il est ainsi nécessaire de préserver certains indicateurs et compétences traditionnels tout en développant de nouvelles manières de penser la distribution. Ceci est rendu difficile par le degré d’exigence des clients avec un niveau de ressources disponibles pas forcément adéquat.

« L’omni-canal, ça demande un niveau d’exigence en magasin qui est bien plus important, donc il faudrait créer des postes en magasin, pour les gestions des stocks, pour qu’il n’y ait plus d’écarts entre ce qu’on dit sur le site, et ce qu’il y a exactement en magasin par exemple, pour qu’il y ait le moins d’attente possible à l’arrière des magasins, quand la commande vient du web, qu’on fait une annonce de retrait en 2h, potentiellement, le client il vient, puis il attend une demi-heure, donc la promesse c’est plus deux heures, mais deux heures et demi, donc finalement il y a tout un tas d’éléments comme ça, pour le respect d’une promesse sur le site qui doit se concrétiser en magasin, et forcément ça demande des ressources supplémentaires »

(Chef de projet data, cas A).

Ce degré d’exigence est notamment imposé par la concurrence des pure-players qui viennent créer des nouvelles attentes pour les clients et qui rendent le client plus exigeant face aux

incohérences dans le mix marketing et dans les délais de livraison des distributeurs traditionnels.

« La rapidité et le lieu de livraison - adaptés aux exigences du consommateur - sont désormais la norme et lui font gagner un temps précieux. Le client-roi, acheteur à portée de clic dans la plus grande confiance, est plus que jamais au goût du jour »

(Donnée secondaire, article LSA24 publiée en avril 2017).

Pour correspondre à ce degré d’exigence de plus en plus élevé, l’enseigne de bricolage étudiée (cas A) a par exemple créé des groupes sous forme de « task-force » pour aller infuser et aider la transformation omni-canal en magasin et ainsi diffuser les bonnes pratiques à travers toute l’organisation.

« On a une équipe au niveau de la direction magasin qui déploie toutes les bonnes pratiques et donc cette équipe-là il y a deux ou trois ans avait été mobilisée pour développer cette acculturation digitale dans les magasins…et on continue toujours, il y a des formations en ligne sur le digital qui ont été travaillées pour s’assurer que l’ancrage des nouveaux gestes métiers, des nouveaux réflexes omni-canaux étaient bien là. Et ça va au-delà des magasins, moi au niveau des services internes et dans la centrale d’achat je suis exactement dans les mêmes sujets. Pas plus tard que dans 10 jours, on fait un kick off sur les bons réflexes pour créer une offre omni-canal, en fait là d’ailleurs j’en ai reparlé il y a 6 mois à notre DG, je lui ai dit écoute ne considère pas que notre transformation est terminée, on est encore dedans » (Directrice de

l’organisation, cas C).

Ainsi, ce qui rend complexe la transformation de BM, c’est que cette transformation vers un modèle de distribution omni-canal nécessite une remise en question permanente de la part des distributeurs traditionnels. Elle les entraîne à devoir sans cesse adapter leurs ressources et compétences pour satisfaire les attentes croissantes des consommateurs et continuer à assurer une viabilité économique face à une concurrence de plus en plus rude.

Pour créer de la valeur pour le client mais aussi être à même de capter une partie de la valeur, la littérature souligne que les distributeurs traditionnels devraient pouvoir proposer une expérience de consommation sans couture. Pour être à même de proposer cette expérience sans couture, les distributeurs traditionnels doivent ainsi revoir la manière dont

ils gèrent leurs ressources et compétences mais aussi la manière dont ils sont organisés. Nous allons maintenant étudier plus en détail, un deuxième point clés apparu dans l’analyse de nos données : la manière dont les distributeurs tentent de « désiloter leur organisation » pour mettre en place un BM omni-canal.

Sous-section 2.2. « Désiloter » l’organisation pour mieux satisfaire le client

La nécessité de casser les silos préalablement créés par l’organisation constitue l’une des caractéristiques principales de la mutation vers une distribution omni-canal (Cao, 2014).