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CHAPITRE 4 AUTO-ETHNOGRAPHIE : LA LONGUE MARCHE DU TEMPS

4.2 U N QUEBEC EN TRANSFORMATION

4.2.4 La grande rencontre de deux êtres singuliers

Le seul pays réel est celui constitué d’hommes et de femmes qui se tiennent debout.

Denise LeBlanc-Bantey Peuple, debout !

Edward Bantey (sur l’air de Minuit chrétien)

Je suis fille d’une époque particulière, celle de la fin des années 70. Comme nous l’avons vu, le Québec sortait à ce moment de la Révolution tranquille et de la « Révolution des mœurs » (Piotte, 2016) : les portes s’étaient ouvertes sur de nouvelles façons de penser le monde, les baby-boomers sortaient peu à peu de l’épistémè judéo-chrétienne. Ils prenaient d’assaut le marché du travail, avec un grand sentiment de liberté et d’ouverture aux possibles. Ainsi, lorsque mes parents se rencontrent, mon père est propriétaire d’un restaurant dans le Vieux Montréal tandis que ma mère vient de terminer une mineure en politique et commence des études en droit à Montréal. Tous deux épousent des valeurs de social-démocratie et de justice et rêvent d’indépendance. C’est une rencontre improbable, puisqu’ils ont vingt-cinq ans de différence. Mon père sort de son premier mariage et a déjà trois enfants, dont la plus vieille a l’âge de ma mère. Mais l’amour a ses raisons et tous deux dépassent les « qu’en- dira-t-on ». Mes parents sont marginaux à leur façon et ouverts d’esprit, bien porteurs de cette vague de liberté de l’époque.

Supportée par mon père, ma mère se présente en 1976, dans la circonscription des Îles- de-la-Madeleine, comme députée pour le Parti Québécois. Élue avec une forte majorité, ce n’est pas seulement la première femme à être élue aux Iles mais aussi la première native des Iles à être élue sur son propre territoire !

Et voilà ! La piqûre fait son effet et Denise se retrouve en pleine campagne électorale pour le Parti québécois où elle est élue députée des Îles-de-la-Madeleine. Petit bout de femme « de sur les Caps », elle défait Louis-Philippe Lacroix lors des élections de 1976. Elle devient donc la première femme députée des iles, l’une des premières

députées originaires de notre coin de pays et plus tard, la première personne des iles à occuper un poste de ministre. (Extrait du texte de présentation pour le prix Maria Patton, La Sentin’Elle, 1997)

Malgré le fait que René Lévesque soit réticent à sa candidature, la jugeant trop jeune et inexpérimentée pour renverser la grosse pointure que constitue le député en place, elle réussira le défi : « Tel un David qui affronte Goliath, elle renverse l’invincible “whip” du Parti libéral, Louis-Philippe Lacroix » (Lapointe, 2005, p.202).

Figure 5 - Journal Le Radar, élections de 1976 et 1982.

Lors de son mandat, elle occupera les fonctions d’adjointe parlementaire responsable des pêcheries auprès de deux ministres, de 1976 à 1981 et deviendra ministre de la Fonction publique de 1981 à 1984. Lors de son passage à la Fonction publique, elle tentera d’alléger la « machine bureaucratique, immense, lourde, prisonnière de ses habitudes, jalouse de ses prérogatives qui, plus souvent qu’à son tour, ne semble pas capable de faire face à la musique » (Lapointe, 2015, p. 204), souhaitant créer « une véritable révolution » (p.204) qui n’aura malheureusement jamais lieu et qui ne lui vaudra pas une grande popularité auprès des fonctionnaires ! Elle deviendra également ministre déléguée à la Condition féminine de 1983 à 1984. Ainsi, de par son engagement politique comme femme dans un milieu d’hommes et de par ses préoccupations, ma mère prend le relais de la fibre féministe de la

famille, avec deux de ses sœurs qui deviendront plus tard gestionnaires et/ou s’impliqueront en politique.

Petite histoire du féminisme québécois

Le féminisme est au cœur de l’histoire politique et de la transformation de la société québécoise. Dès le début du 20e siècle, un mouvement de « droits de la femme » se crée, propagé par des journalistes féministes. Léonise Valois écrira alors : « le vent est au féminisme » (Dumont, M. et Toupin, L., 2003, p. 19). Vu leurs différents politiques et religieux, les Canadiennes françaises prendront leur distance de leur premier regroupement aux idées féministes, le Conseil national des femmes, qui est anglophone protestant. Elles fonderont la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste avec Marie Gérin-Lajoie, une militante féministe importante de notre histoire. Gérin-Lajoie fondera plusieurs syndicats et associations de travailleuses et c’est aussi grâce à elle que les filles auront accès à l’éducation supérieure religieuse, en 1908. Une université laïque, fondée par Circé-Côté et de Montreuil durera deux ans mais s’attirera les foudres du clergé. C’est que le clergé règne encore en maître, à cette époque.

Avec la virulente opposition de l’élite intellectuelle, politique et journalistique masculine au mouvement des suffragettes, qui réclament le droit de vote, le féminisme subira un recul par la suite. Le cercle des fermières aurait même été créé par le gouvernement de l’époque pour diluer le féminisme (Dumont, 2008, Cohen, 1990) ; ceci dit, ce cercle permettra à plusieurs femmes de la ruralité d’acquérir une autonomie financière grâce à leur artisanat. Les Montréalaises voteront pour la première fois aux élections fédérales de 1921, ce qui déclenche beaucoup d’opposition : le recteur de l’université Laval déclarera « que le féminisme est un mouvement pervers, qui menace les bases de la famille et de la société » (Dumont, 2008, p.62).

Malgré plusieurs échecs, les féministes continuent leur lutte et grâce à des émissions de radio, des chroniques dans des revues et journaux, des conférences et des pétitions, elles sensibilisent les femmes. Ces dernières obtiennent le droit de vote au provincial en 1940 et leur premier chèque d’allocation familiale en 1945, après encore une fois, bien des batailles et des négociations. Pendant la guerre, les femmes des villes travailleront massivement dans des conditions pénibles, à salaire moindre que celui des hommes pour le même travail… sans que les syndicats s’en mêlent ! En 1964, la ministre Kirkland, première femme élue au Parlement de Québec, propose une loi qui supprime la subordination légale des épouses, loi que les féministes attendent depuis plus de 60 ans, une victoire historique.

Les années soixante seront l’époque de ce que le Collectif Clio appelait « le féminisme tranquille » (Dumont et al, 1982, p.433) : plusieurs religieuses quittent les rangs, l’éducation se laïcise, plus de femmes entrent sur le marché du travail et plusieurs associations naissent. La Fédération des femmes du Québec (FFQ) – laïque et multiethnique – naîtra en 1966, portant de nombreuses revendications, en même temps que l’Association féminine d’éducation et d’action sociale (AFÉAS), au membership majoritairement rural constitué de femmes au foyer. Dans les années 70, le féminisme québécois vit un nouvel essor, à la fois nourri par le nationalisme et par les luttes sociales qui bouillonnent dans tout l’Occident. Naît alors le Front de libération des femmes du Québec (FLFQ), qui clamera : « Pas de libération des femmes sans libération du Québec. Pas de libération du Québec sans libération des femmes » (Dumont, 2008, p.123). Ces féministes radicales se démarquent de celles qui les ont précédées de par leur âge et leur type de féminisme et donneront naissance à plusieurs groupes de femmes. Elles feront une série d’actions choc qui porteront pour la plupart fruit au niveau légal, politique et social. Plusieurs publications féministes radicales naîtront à cette époque : Québécoises, deboutte ! Tête de pioche et La vie en rose.

Parallèlement à ces groupes, le féminisme réformiste progressera, donnant naissance au Conseil du Statut de la Femme (CSF). De plus en plus de femmes entrent dans la vie politique. Avec les militantes et les élues du Parti québécois, le Québec devient le chef de file de la féminisation : Lise Payette sera la première à se faire appeler Mme LA ministre60. Des comités femmes naissent dans les

grandes centrales syndicales. Des femmes qui ne se retrouvent pas dans les positions de Lévesque face à l’avortement et la condition de la femme, créeront le Regroupement des femmes québécoises. À la fin des années 70 et début 80, la recherche féministe débute dans les universités du Québec. De nombreux regroupements voient le jour au niveau provincial. Les immigrantes, les chrétiennes et les femmes autochtones créent leurs propres groupes féministes ou joignent de plus en plus les groupes existants, pour ajouter leur contribution essentielle au mouvement féministe.

Même si je ne retrouve que génériquement le nom de ma mère dans les ouvrages qui font état du féminisme québécois, elle a contribué à l’instauration du congé de maternité et de l’égalité en emploi, mis sur pied le centre de femmes des Iles de la Madeleine – s’impliquant dans la lutte contre la violence conjugale, travaillé pour la mise en place de garderies et offert un exemple d’une mère-femme de carrière. Si elle était de type féministe réformiste, elle n’en demeurait pas moins féministe : je le sais de par l’éducation qu’elle m’a donnée. De plus, elle a certainement offert un exemple d’un féminisme « accessible » aux femmes québécoises. Elle souffrira amèrement de la compétition entre les femmes en politique : « Il faut surtout briser la muraille de solitude qui isole les femmes de pouvoir, (…) victimes d’une concurrence malsaine » et dira à quel point la solidarité féminine est importante pour elle : « La réussite de l’une d’entre nous est une victoire collective ! » (Lapointe, 2015, p.205).

Dévouée, humaine, vaillante, « femme de droiture, de cœur et de parole » (2015, p.199), Denise LeBlanc devient une députée protectrice des Madelinots et contribue à leur donner un sentiment de fierté. C’est la première fois que les Iles, « la plus petite circonscription rurale et la plus éloignée » (Ricard, 1997, p.3) sont représentées par quelqu’un qui y est né et qui y tient. C’est réellement un passage historique pour elles. Lorsqu’on passe un peu de temps à fouiller les fonds d’archives de ma mère (Lapointe, 2015, Ricard, 1997), l’on se rend compte assez rapidement à quel point les Iles et ses habitant-e-s lui tenaient à cœur.

Figure 6 - Communications avec les électeurs et électrices

Mon père, bien aguerri dans les relations publiques, sera à ses côtés tout au long de sa carrière politique, en la conseillant et en écrivant ses discours61, tout en commençant une carrière de diplomate. Mais leur relation est intense comme peuvent l’être les relations de passion. Lorsque ma mère tombe enceinte en 1978, leur couple est fragile. Pourtant, ils se marient. Leur faire-part de mariage démontre bien le monde dans lequel ils s’inscrivaient : « Leur “bon gouvernement” ayant duré presque cinq ans, Denise LeBlanc et Edward Bantey, ont décidé par voie de référendum, de procéder à l’étape de la souveraineté-association en concluant les accords nécessaires à “une vraie Confédération” ». À noter que, même si ma

mère est ministre, le port de la cravate est interdit ! Voilà qui exprime bien le vent de liberté qui soufflait à l’époque et qui susciterait des débats aujourd’hui à l’Assemblée nationale…62

Figure 7 - Faire-part de mariage d'Edward Bantey et Denise LeBlanc