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CHAPITRE 4 AUTO-ETHNOGRAPHIE : LA LONGUE MARCHE DU TEMPS

4.3 J E SUIS CELLE QUI SAIT PARLER AU VENT

4.3.5 Les Iles, mon refuge sacré

Si je passe mon temps entre Québec et les Iles de la Madeleine de ma naissance à mes cinq ans, je passerai tous mes étés aux Iles par la suite. C’est dans ce lieu particulier que se tissent, depuis toujours, mes liens avec la nature et l’invisible. Je passe des heures dans les champs à me coucher par terre, me cacher dans les longues herbes, observer les nuages, contempler les insectes, les fleurs et graminées qui se balancent au vent, humer les odeurs, cueillir les fraises des champs.

Je suis celle qui sait parler au vent.

Le vent, je l’entends siffler de par-dessus la mer et agiter les herbes. Le vent, je le vois onduler dans les mosaïques des graminées,

Les marguerites, les trèfles rouges, les achillées. J’ai trois ans et je sais parler au vent.

Je joue à cache-cache avec lui, mon meilleur ami, Dans les herbes hautes, je cours, je trébuche et je ris…. Oui, je joue à cache-cache avec lui

Jusqu’à ce que je sois fatiguée et alors, Je me couche au milieu du champ de fleurs, Tachant de petites fraises ma salopette. J’ai trois ans et pourtant je connais déjà tant Ces odeurs d’herbes chauffées au soleil, D’embrumes salines et de fruits sauvages.

Figure 11 - Sarah-Maria à deux ans dans un champ des Iles

Notre grande maison ancestrale, peinte en bleu gris, est sur le bord des falaises du Gros Cap sur l’ile de Cap-aux-Meules, entourée de champs de fleurs sauvages où pousse une abondance de petites fraises des champs. À droite, une zone marécageuse remplie d’Iris versicolores et un boisé de conifères rabougris, aujourd’hui disparus. À gauche, juste avant une zone remplie de carcasses de voitures et autres objets insolites (anciennement, les gens se servaient des champs et forêts comme dépotoirs), poussent des bleuets et des camarines noires, appelées goules noires par ma mère. J’obtiens assez rapidement la permission de mes parents de traverser les champs et descendre seule des falaises de terre rouge sur la plage. Là, sur le sable blanc particulier des Iles, je marche pendant des heures sur le bord de l’eau, à cueillir les coquillages et les roches. Ou j’explore les « grottes » formées par l’eau dans les rochers. Ou je fais des constructions dans le sable.

Figure 12 - Rocher de Gros Cap + Sarah-Maria au milieu des épilobes

Après le visionnement du film « La grenouille et la baleine 67», je prends ma flûte à

bec et je m’installe sur un rocher dans la mer, jouant la mélodie du film pour communiquer avec les baleines. Je suis si bien, seule dans cet univers poétique, mystérieux et spirituel. Je perçois des visages dans les falaises, je sens bien la présence de quelque chose d’autre de plus grand et plus profond dans la majesté de la nature.

Je suis cette petite fille couchée sur le dos Au milieu des broussailles.

Le ciel bleu et les nuages aux mille formes Me bercent alors de leurs rêves insaisissables, Pendant que du haut de leur brin d’herbe,

L’araignée ou la coccinelle m’observent et me veillent. Et moi, petite sauvageonne,

Moi la princesse sauvage, je m’endors en paix, Au creux de mon berceau le plus précieux, De ma vraie patrie, ma matrie que dis-je, cette Terre qui m’émerveille déjà tant… Je suis celle qui sait parler au vent.

(Je suis celle qui sait parler au vent, Écrits poétiques, août 2018)

67 Film québécois pour enfants de Roch Demers, un cinéaste qui a produit des films marquants pour toute ma

génération. La grenouille et la baleine met en scène une jeune fille (Fanny Lauzier) qui sent un lien très fort avec les baleines.

Parfois, j’ai envie de partager ce trésor intime et j’invite des amies de Montréal dans mon monde pour quelques semaines, je les initie à mes habitudes contemplatives et à mes jeux. Ici, c’est mon monde, mon territoire et c’est dans celui-là que je les invite. Si je n’en suis pas consciente à ce moment-là, je peux proposer aujourd’hui que c’est plus sécuritaire pour moi ainsi. Dans ce cadre, je connais les repères, j’ai mes habitudes, mes jeux. J’y vis cependant de la solitude et je me fais donc une joie de partager avec mes proches ce trésor.

Comme je le mentionnerai ultérieurement, j’ai reçu tout au long de cette recherche des boîtes de souvenirs. Lorsque j’étais aux Iles pour ma semaine d’écriture, quelqu’un a envoyé chez ma tante Lucienne, qui a été ma deuxième mère, un album de photos que j’ai fait. Ce sont des photos que j’ai prises lorsque j’avais douze ans, de paysages des Iles. Au fil des pages, l’on retrouve aussi des plumes et des feuilles séchées de plantes, comme si l’album photo était aussi un herbier, tout à fait en phase avec l’herboriste que je deviendrai. Ainsi, en relisant et corrigeant ce passage sur les Iles, m’étaient données des images illustrant ce passage. Ce sont elles qui se retrouvent ici.

Figure 13 - Maison de Gros Cap vue de derrière (la plage) et de devant (le champ)

Ces étés aux Iles jusqu’à mon adolescence ont été des racines de stabilité, de sécurité et d’intériorité qui sont encore des piliers pour ma vie d’aujourd’hui. C’est en relisant successivement ce passage que je prends la mesure de l’importance de ce territoire dans ma vie. Il ne fait aucun doute pour moi que les Iles de la Madeleine sont mon territoire d’appartenance, que mes esprits protecteurs y vivent. Cela me fait penser à l’entretien que

j’ai eu avec Joséphine Bacon68 : lorsque je lui demandais si son territoire lui manquait, elle me répondait qu’elle n’avait qu’à y aller en pensée ou en rêve. Je crois que je vis la même chose avec les Iles.

Nous venons de voir comment la nature a été fondamentale pour moi dans mon enfance et comment le territoire des Iles a été mon refuge. Dans le prochain chapitre, nous entrerons dans un tout autre monde, celui de mon adolescence.