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CHAPITRE 4 AUTO-ETHNOGRAPHIE : LA LONGUE MARCHE DU TEMPS

4.2 U N QUEBEC EN TRANSFORMATION

4.2.2 Denise LeBlanc avant la politique

Ma mère, Denise, est née en 1949, treizième d’une famille de vingt enfants, dix filles et dix garçons, dont certains décèderont en bas-âge. Elle grandira avec quatorze frères et sœurs. C’est la grande famille des Leblanc « de sur les Caps », à l’Étang-du-Nord. Les Leblanc faisaient partie des familles pauvres des Iles, comme toutes celles de sur les Caps. On m’a raconté une anecdote de comment se voyait le rang social à l’école :

 À la 4e année, à Lavernière, nous (de Fatima, sur les Caps) on était avec le monde

de Gros cap et Lavernière. On était enseignés par les Montigny, ça c’était du monde “important”. Ces familles-là, les riches, ils étaient assis confortablement

devant la classe. Nous, on était assis sur le bord des châssis ou derrière la classe. Il y en avait une (…), elle était toujours en dessous de la fenêtre qui se fermait pas, il lui pleuvait dessus, c’était trop triste.55 

Ma mère, enfant, s’est toujours sentie à part des autres de sa famille, ce qui n’est pas sans me rappeler l’expérience que j’ai souvent vécue. Selon ce qu’elle m’a raconté, ma grand- mère n’était pas très affectueuse, ce qui fait qu’elle a longtemps pensé qu’elle ne l’aimait pas. Pourtant, m’a confié sa sœur Aurélie ma mère adoptive, elle l’exemptait souvent des tâches ménagères pour aller lire « parce qu’elle était intelligente56 », ce qui ne faisait pas plaisir à

tous ! On raconte que ma mère avait toujours un livre à la main.

Dès sa petite enfance, Denise montre un intérêt et un talent inouï pour l’écriture, entre autres par la composition de prières que ses parents prenaient plaisir à lire et plus tard, par les premiers prix qu’elle raflait lors de nombreux concours littéraires. (Extrait du texte de présentation pour le prix Maria Patton, La Sentin’Elle, 1997)

Ma mère a quitté les Iles à seize ans pour étudier en littérature au Collège de Gaspé. Poétesse, sensible et très intelligente, elle était animée de convictions sociales et politiques très fortes. Elle étudiera au Collège de l’Assomption, au Collège de Gaspé puis à l’Université Laval. En 1972, elle obtiendra son baccalauréat en lettres et journalisme. Elle travaillera ensuite aux Iles comme enseignante à la polyvalente des Iles pendant deux ans et à l’éducation aux adultes du Collège de la Gaspésie, puis deviendra journaliste pour le journal Le Radar, dont elle deviendra éventuellement la directrice. Elle retournera aux études en 1974 : elle fera une mineure en sciences politiques et s’inscrira à la faculté de droit.

Lorsque ma mère part des Iles, la Révolution tranquille a fait son œuvre et les Québécois ont trouvé leur fierté et un fort sentiment d’appartenance. Je peux imaginer qu’elle arrive sur un continent en pleine effervescence, quelques années après la publication du Rapport Parent qui a révolutionné l’éducation et a inspiré la création des Cégeps, deux ans plus tard, en 1967

55 Entretien avec Francine et Gabrielle LeBlanc, 2018, Iles de la Madeleine. 56 Entretiens avec Aurélie LeBlanc, 2014-2018

La Révolution tranquille, la Révolution des mœurs et les années 70 au Québec

La Révolution tranquille est une période de l’histoire québécoise contemporaine, comprise entre les années 1959 et 1970. On la relie souvent au gouvernement de Jean Lesage : ce dernier, porté au pouvoir en 1960, séparera les pouvoirs de l’État des pouvoirs de l’Église, nationalisera l’électricité en créant Hydro- Québec et instaurera l’État-providence, assurant plus de services à ses citoyens. Coupant avec les précédents gouvernements libéraux, ce gouvernement donnera une large place aux Québécois francophones et au nationalisme québécois. L’éducation et la fonction publique se laïciseront, affaiblissant de ce fait l’influence qu’avait l’Église sur les Québécois. C’est là que le Ministère de l’Éducation sera créé, suite aux recommandations du rapport Parent. Les familles seront de moins en moins nombreuses, les femmes commençant à utiliser plus largement la contraception. C’est aussi pendant cette période que sera élaboré le projet de loi sur l’avortement, rendu public en 1968, peu de temps avant que les étudiant-e-s de France prennent les rues lors du fameux Mai 68. Aux États-Unis commencent en 1964 les manifestations pacifiques contre la guerre du Viêt Nam entamée quelques années plus tôt, manifestations qui dureront pendant plusieurs années. (Dickson, 2009, Ferretti, 1999, Robitaille, 2010).

Avec les revues Cité libre et Liberté, la culture participera à la création d’une nouvelle identité québécoise, en quête d’assumance, plus en phase avec son époque. La littérature québécoise sera dans un mouvement d’affirmation. On peut le voir avec Parti Pris, une revue indépendantiste, socialiste et laïque (Piotte, 2016, p.18), dans la mouvance du RIN 57qui donnera naissance au PQ en 1968. C’est aussi à cette époque qu’aura lieu l’Exposition universelle de 1967, « passage initiatique collectif » qui a permis au Québec de savoir que le reste du

monde existait et qui a permis au reste du monde de rencontrer le Québec (Curien, 2003). C’est d’ailleurs après l’expo que l’expression canadienne- française changera pour québécoise, ce qui n’est pas rien pour un peuple en quête de son identité.

La Révolution tranquille est vue par certains comme la genèse de la modernité québécoise et d’autres comme la continuité naturelle de l’évolution du Québec. Si Ferretti (1999), en parle comme du « bref moment pendant lequel, fort d’un large consensus social l’État québécois, son personnage principal, a été à la fois intensément réformiste et intensément nationaliste » pour sa part Curien (2003, p.2) dit qu’« au cours des années soixante, le Québec a vu s’accélérer l’évolution des représentations au point que l’image dominante du « Canada français catholique » a cédé le pas au « grand récit collectif du Québec moderne ». Balthazar, Bélanger et Mace (1993, p.13-14) affirment même « qu’à l’échelle de la planète, aucune autre société n’a subi de changements aussi profonds en un laps de temps si court ».

Piotte (2016), dans son éclairant ouvrage La Révolution des Mœurs, offre un regard différent sur cette période. Il sépare la Révolution tranquille, spécifique au Québec et qui s’effectue au sein du mouvement catholique réformiste, de la Révolution des mœurs, emboîtant le pas à une révolution mondiale ou du moins occidentale, très influencée par les idées féministes, le marxisme et l’existentialisme. Cette période pavera la voie à la montée du nationalisme québécois, à la crise d’octobre de 1970, à la libération des idées et des mœurs des années « peace and love » et à l’élection du Parti Québécois en 1976. Dès son arrivée au pouvoir, ce dernier supprime d’ailleurs l’heure de la prière par un temps de recueillement. En 1970 naît la revue Mainmise, « organe international du rock international, de la pensée magique et du gay sçavoir 58», phare

important de la contre-culture québécoise qui publiera soixante-dix-huit numéros en huit ans. Dans les années 1970, les Québécois, comme plusieurs Occidentaux font un retour à la terre, expérimentent la vie en commune, les drogues enthéogènes et l’ouverture sexuelle. La poésie québécoise abonde, la gauche fleurit. Selon Piotte (2016, p.18), « à la société de l’entre-deux-guerres » fondée sur la famille, le travail, le respect des contraintes et la subordination à l’autorité, succèdera une société qui, « pour la première fois de son histoire », se libère du sentiment de pauvreté. Elle devient consommatrice, recherche le plaisir, valorise la liberté individuelle et refuse toutes les formes d’autorité.

Beaucoup a été dit et écrit sur ces années dont les baby-boomers ont été les acteurs- trices. Ce qui me semble évident, c’est qu’elles ont contribué à enraciner des mouvements qui avaient pris naissance dans la décennie précédente, soit les mouvements écologistes, féministes, étudiants, syndicalistes et humanistes. Tout n’était pas rose et les baby-boomers ont fait beaucoup d’essais-erreurs mais on peut constater que la passion, la quête de soi et la création d’un monde meilleur ont été au cœur des années 70 ; des caractéristiques qui me semblent être, en général, douloureusement absentes de notre société actuelle.

Il m’apparaît particulier que les termes « hippie » et « peace and love » soient devenus à ce point péjoratifs dans notre monde. Même dans plusieurs milieux de la contre-culture actuelle, ces termes désignent des gens irréalistes, sûrement drogués et perdus, alors que ces années, inspirées par ces mouvements de la contre-culture, ont été si fertiles au point de vue du changement de conscience et de la liberté d’être pour les Québécois et Québécoises. Ces derniers et dernières se sont libéré-e-s d’années d’asservissement sous le joug des curés et des élites, ont retrouvé la fierté de leur langue et de leur culture et se sont permis de rêver grand. Ce qu’ils et elles en ont fait par la suite est une autre histoire et peut porter à plusieurs critiques. Mais il me semble important de reconnaître leur contribution dans notre histoire québécoise et mondiale.