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CHAPITRE 4 AUTO-ETHNOGRAPHIE : LA LONGUE MARCHE DU TEMPS

4.3 J E SUIS CELLE QUI SAIT PARLER AU VENT

4.3.1 Le député Leblanc accouche d’une fille

« Pressens-tu déjà pour quel destin nos égoïsmes te donneront la vie ? Dans tes jours heureux, nous pardonneras-tu d’avoir décidé pour ton corps et ton âme ? Quelle sorte d’humain seras-tu ? Quelle sorte d’humains sommes-nous ? »

Extrait de notes de Denise LeBlanc, Déborde-moi la mer (2002)

62 Référence à l’habillement de Catherine Dorion, la députée de Québec solidaire, à l’Assemblée nationale,

Mes parents se marieront au civil en 1978 et ma mère me mettra au monde l’année suivante. Le fait d’accoucher en cours de mandat crée un précédent historique en Amérique du Nord :

Elle devient, en Amérique du Nord, la première femme députée à accoucher en cours de mandat, amendant ainsi la loi de l’Assemblée nationale qui reconnaît, à partir de ce jour, les absences à l’Assemblée pour cause de maternité. (Extrait du texte de présentation pour le prix Maria Patton, La Sentin’Elle, 1997)

La loi sur le congé de maternité

Avant 1979, la femme québécoise enceinte était dépendante de l’assurance- emploi fédérale de quinze semaines, précédée d’un délai de carence de deux semaines et payant 60 % du salaire de la femme (Lepage et Lavigne, 1979). Cela la rendait financièrement précaire pendant les débuts de sa maternité et incertaine de retrouver son poste. L’ordonnance de l’instauration du premier congé de maternité québécois aura lieu le 1er janvier 1979, sous le gouvernement du Parti Québécois, dans sa Loi sur les Normes du Travail. Ce congé de dix-huit semaines garantissait à la travailleuse la protection de son poste au retour au travail, en plus d’ordonner aux employeurs qu’ils paient 93 % du salaire de leur employée durant son absence.63

Lorsque l’on cherche maternité ou congé de maternité dans les livres d’histoire féministe du Québec, l’on ne trouve rien. Pourtant, le congé de maternité, signe d’un changement de paradigme, a certainement dû faciliter la vie des Québécoises. Ce vide académique témoigne peut-être de l’ambiguïté des féministes québécoises de la deuxième vague en lien avec la maternité.

Je nais le 15 avril 1979, quelques mois après l’instauration du congé de maternité par le Parti Québécois. Mon père, qui a 55 ans lors de ma venue au monde, appelle un taxi pour conduire ma mère, accompagnée de ma grand-mère à l’hôpital lors de son accouchement…

sans lui. Mentalité de l’époque peut-être : un homme ne voit pas sa femme accoucher ? Nous ne le saurons jamais. Ce qui est certain, c’est qu’il ne voulait pas d’autre enfant. Il a vécu cette grossesse à contrecœur, au grand désarroi de ma mère, divisée entre le rejet de son mari et la joie de porter un enfant tant désiré. Ceci dit, selon ses dires, il « tombera en amour » avec ma frimousse de bébé qu’il verra lorsqu’il ira rejoindre ma mère à l’hôpital.

Une enfant à aimer de toutes ses forces À lui apprendre la rosée du matin Les longues rivières mystérieuses Le secret d’une musique avalée Le bonheur d’être trois

À redécouvrir ensemble le monde

Denise LeBlanc, Déborde-moi la mer, 2002

Vu le précédent historique, à quelques heures de vie, le photographe de La Presse me prend en photo dans les bras de ma mère (voir figure 5). Ce fait n’est pas anodin, il signifie le changement à l’œuvre dans notre société québécoise : non seulement ma mère est l’une des premières femmes à siéger à l’Assemblée nationale, mais elle affirme également sa capacité de pouvoir mener une carrière importante en même temps que sa maternité. En ce sens, elle est l’une de celles qui ont contribué à changer le visage de la maternité et ainsi pavé la voie à de nombreuses femmes depuis.

QUÉBEC- Le député des Iles de la Madeleine à l’Assemblée nationale a inscrit une première dans les annales du Canada et probablement dans celles de toute l’histoire du Nord en donnant naissance à un enfant alors qu’elle siège dans un parlement. Mme Denise Leblanc-Bantey a donné naissance à une fille vers 14 heures dimanche à l’hôpital Saint-François d’Assise à Québec. (…) leur fillette portera les prénoms de Sarah Maria. (Extrait du journal La Presse, 17 avril 1979 )

À noter dans ce texte, les mots « le député » utilisés pour désigner la députée. Cette utilisation de la langue française fait bien état d’une époque pas si lointaine où l’on ne féminisait pas encore les fonctions traditionnellement masculines.

Figure 8 - Gros plan de l'article en question

Figure 9 - Photo de la première page de La Presse du 17 avril 1979

Bébé et jeune enfant, ma mère m’amène partout avec elle, y compris à l’Assemblée nationale, où j’ai longtemps eu ma chaise haute en bois.

Mes parents racontaient en riant qu’on entendait parfois un bébé pleurer en fond sonore lors des sessions parlementaires. Ma mère m’amenait partout où elle allait et

je ne sais combien j’ai eu de « mères » : amies, tantes, collègues… qui prenaient soin de moi, me nourrissant, me catinant, me berçant, me bordant. ( Ma petite enfance dans la politique, Journal de chercheure, 2017)

Mon enfance se passe dans un cadre très particulier où je deviens vite la mascotte, le bébé de tous, incarnant peut-être l’espoir d’un monde nouveau dans lequel le Québec serait un pays. En effet, à ce moment, une bonne partie de la population du Québec est portée par un vent d’espoir : que notre peuple opprimé à la culture francophone fragile puisse enfin se réapproprier son territoire et en faire un pays qui lui ressemble. Une fièvre parcourt la plupart des régions du Québec, la fièvre indépendantiste. Mais elle ne sera pas assez grande pour gagner le référendum déclenché par le Parti québécois.

Le référendum de 1980

Ce référendum est le premier de deux référendums sur l’indépendance qui ont eu lieu au Québec. Cette province est la seule du Canada ayant gardé sa majorité francophone, après des années de lutte pour la conservation de sa culture et de sa langue. Le Parti québécois, qui fait la promesse de tenir un référendum lors d’un premier mandat, est porté au pouvoir en 1976 suite à la vague de nationalisme qu’a provoquée la Révolution tranquille. Lévesque, le chef du PQ, veut négocier la souveraineté avec le Canada, en parlant de souveraineté- association. Il annonce en juin 1979 la tenue d’un référendum pour l’année qui suit. La question à poser et la procédure suscitent des débats au cœur du parti, et finalement, la (longue) question posée est la suivante :

Le Gouvernement du Québec a fait connaître sa proposition d’en arriver, avec le reste du Canada, à une nouvelle entente fondée sur le principe de l’égalité des peuples ; cette entente permettrait au Québec d’acquérir le pouvoir exclusif de faire ses lois, de percevoir ses impôts et d’établir ses relations extérieures, ce qui est la souveraineté, et, en même temps, de maintenir avec le Canada une association économique comportant l’utilisation de la même monnaie ; aucun changement de statut politique résultant de ces négociations ne sera réalisé sans l’accord de la population lors d’un autre référendum ; en conséquence, accordez-vous au Gouvernement du Québec le mandat de négocier l’entente proposée entre le Québec et le Canada ?

Le référendum aura lieu le 20 mai 1980 et le Non gagnera : la réponse des Québécois sera non à 59,56 % et oui à 40,44 %. C’est là que René Lévesque énoncera sa célèbre réplique : « Si je vous ai bien compris, vous êtes en train de

nous dire à la prochaine fois ! ». Un autre référendum, porté par Jacques

Parizeau, qui aura lieu en 1995, sera aussi perdu de justesse par les indépendantistes, cette fois-ci à 50,58 % pour le non contre 49,42 % pour le oui. (Lévesque, M. et Pelletier, M., 2005, Marsolais, C.V., 1995.)

Je vis sur les épaules de ma tante Lucienne, qui est comme ma deuxième mère dans mon enfance, le triste rassemblement historique de la défaite du référendum de 1980… j’avais un an et je peux presque sentir encore dans ma chair l’impact de cette profonde déception, suivie d’une lente désillusion, pour plusieurs Québécois et surtout, en ce qui me concerne, mes parents et leurs proches. J’ai d’ailleurs parfois l’impression de devoir dialoguer avec deux co-identités : l’une gonflée d’espoir en lien avec une situation donnée, et l’autre certaine que le projet avortera, situation qui se répète dans mes quêtes d’appartenance.