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CHAPITRE 4 AUTO-ETHNOGRAPHIE : LA LONGUE MARCHE DU TEMPS

4.3 J E SUIS CELLE QUI SAIT PARLER AU VENT

4.3.4 Apprivoiser les autres enfants

Nous déménageons à Montréal en 1985. À cette époque, je me sens encore très proche de mes parents, je ne remarque pas leurs différends ou problèmes. Même s’ils en parlent, je suis loin de prendre conscience d’à quel point une rupture importante vient de se produire dans la vie de mes parents. Je me sens particulièrement proche de ma mère, c’est ma confidente, mon alliée. Je la trouve belle, attentionnée, drôle, empathique, vive, sensible. Je vis des beaux moments de proximité, de rires et de complicité avec mon père, pour qui j’ai beaucoup de respect. Mais sa sévérité, son côté intempestif et colérique par moments et les quelques tapes sur les fesses de mon enfance, ancienne façon d’éduquer les enfants, ne favorisent pas un lien d’attachement sécuritaire stable avec lui à ce moment-là. Cela me prendra longtemps pour cesser d’avoir peur de lui.

Fille unique, je suis complètement fusionnée à notre trio familial. J’ai quelques amies proches, mais je ne connais pas la vie de groupe, à part dans les fêtes de famille. Par contre, je me sens très bien avec les adultes. En effet, on apprécie ma présence et on me le démontre

beaucoup. Je suis encore une sorte de petite vedette… en vieillissant, je participe aux soupers de mes parents, faisant des spectacles pour les adultes, tentant de m’insérer dans les discussions. Je comprends rapidement que d’être articulée et intelligente impressionne mes parents et leurs proches et constitue une façon d’être aimée. Mon sentiment d’attachement (Winnicott, 1962) se crée donc en lien avec mes parents, ma famille, leurs proches et quelques amies ou cousines.

J’entre à l’école Notre Dame de Grâce pour ma première année, et c’est le choc. N’ayant jamais connu de frère ou de sœur, ne sachant pas trop ce que c’est que de tisser des relations de groupe avec des êtres de son âge, je quitte la bulle fusionnelle familiale pour rencontrer la réalité parfois cruelle des enfants. Pour Glassey (2014, p.18), « l’entrée à l’école est une transition qui modifie le statut de l’enfant en l’amenant à être élève ». Pour ce dernier, le début de la scolarité se fait en trois phases : il y a « un espace de rupture, de construction de sens, d’apprentissage et d’affirmation de soi » (2014, p.19). Il souligne que la rupture et la construction de sens peuvent s’effectuer sur le moyen terme et s’avérer souffrantes pour l’enfant et pour la famille.

Ainsi, cette transition me sera plus ou moins facile : alors que je suis valorisée depuis ma tendre enfance pour mon originalité, ma différence et mon intelligence parmi les adultes, tout ça me semble être un handicap avec les enfants. Je me découvre aussi une timidité, je découvre que je ne sais pas socialiser dans la cour d’école. De mon point de vue de petite fille, elle est si grande, les enfants se mettent en bande et jouent au ballon, tout cela m’intimide beaucoup. J’ai envie d’appartenir, mais je me sens différente. J’ai l’impression de ne pas avoir accès aux codes culturels et de ne pas savoir comment tisser des liens. Je me sens plus proche des lilas en haut des buttes de l’école que de mes collègues de classe ! Si je réussis à construire des liens individuels avec des amies qui vivent dans des mondes proches du mien, il arrive que je m’en sente humiliée par la suite :

Je me souviens de Julie66, au début du primaire, à Notre Dame de Grâce. Elle me disait qu’elle volait. Elle me demandait si moi aussi, je volais et me disait que c’était possible. Ça adonnait que moi aussi, je me pratiquais à voler, en sautant de mon lit au plancher. J’étais certaine que des fois, j’y arrivais ! Alors on s’est mises à se pratiquer ensemble, dans ma chambre et sur une des buttes en entrant dans la cour d’école, à la gauche de l’entrée. On sautait et on se pratiquait à voler en s’observant l’une, l’autre et en s’encourageant. Ce jour-là, j’étais en haut de la butte, je crois que je l’attendais. Elle est passée avec sa gang d’amies, elles étaient peut-être trois ou quatre. Elle leur a dit : « c’est elle, qui croyait qu’on pouvait voler ! Je lui ai fait croire qu’on pouvait voler et elle me croyait ! » Et les filles de rire ou de me regarder bizarrement. Et moi de ressentir la panique à l’intérieur, le plexus se fermer, et de répondre, ayant l’air détachée : « ben non, moi aussi je faisais semblant ! » Mais à l’intérieur de moi, je me sentais humiliée, trahie et vraiment surprise. (Tombée en plein vol, Récits phénoménologiques, 2018)

On voit dans ce récit à quel point ma naïveté d’enfant me joue des tours, quand elle est confrontée aux codes sociaux des enfants du primaire. J’ai par la suite, mis une sorte de carapace apparente pour protéger ma sensibilité et mon imaginaire du jugement des gens. C’est ce qui me jouera des tours dans mon désir de me relier à l’autre ou aux groupes, cette apparente démonstration « d’être au-dessus de tout cela », dans les moments où quelque chose en moi aimerait pourtant se relier.

Cependant, mes parents entretiennent un discours positif face à l’école et font confiance à mes enseignant-e-s, ce qui est facilitant selon Glassey (2014). De mon côté, j’aime apprendre et je suis fière d’aller à l’école. Je tisse des liens d’attachement positifs avec l’ensemble de mes professeurs et je peux me reposer sur ces liens. Ces derniers ne sont pas étrangers à mes bons résultats scolaire car lorsque je ne me sens pas reliée à eux, je déprime et mes notes s’en ressentent.

Si je ne suis pas à l’aise dans les groupes scolaires, j’ai des relations en duo, de « meilleures amies ». Tout au long du primaire j’ai deux « meilleures amies » : Aurélie et Valérie, en plus de plusieurs amies d’autres cultures, grâce à mon école. Cela contribuera certainement à m’ouvrir l’esprit aux autres réalités et à me donner le goût de voyager. J’ai

quand même l’élan d’appartenir à un groupe : à partir de ma quatrième année, je regarde ce que je considère comme la « gang des populaires » et je suis jalouse. Je ne sais pas comment faire pour y entrer : je sens que je suis d’une certaine façon respectée, mais qu’on me trouve trop étrange. Je suis à la fois trop timide pour faire des pas clairs dans la cour d’école et en même temps très extravertie dans le cadre protecteur des cours, ce qui me donne une aura de mystère, alors que c’est loin d’être mon intention. Je me tiens parfois avec quelques personnes qui sont en périphérie de ces groupes, je butine sans être véritablement satisfaite, car je sens que ma place est avec « la gang ».

Il m’apparaît ici un choc entre la petite fille dans l’avion, aimée de tous, presque adulée, celle qui faisait des spectacles pour les adultes et brillait de par ses commentaires et celle qui doit apprendre à faire son chemin dans la cour d’école. Cette dernière doit construire des nouveaux liens avec des gens de son âge qui ont différents codes et elle ne sait vraiment pas comment. Cette petite fille proche de la nature, qui vit dans son monde imaginaire, veut sincèrement sortir du cocon familial et appartenir au « clan des enfants », mais découvre l’univers parfois cruel de ces derniers. J’ai vécu cette dynamique décrite depuis le début de ce sous-chapitre à plusieurs reprises dans ma vie. Il résume bien mon enjeu d’appartenance et son paradoxe : je suis consciente de ma singularité et de mes talents et je souhaite rester telle que je suis. Pourtant, je veux tant appartenir à la gang, au clan, au monde. J’ai alors l’impression de devoir observer et analyser comment sont les codes des mondes auxquels je veux appartenir- et de m’y conformer si je veux réussir, au lieu d’agir naturellement à partir de qui je suis vraiment, ce qui me met en déséquilibre et crée de l’anxiété.

Nous avons vu dans ce passage, comment se sont créés mes liens avec les autres enfants lors de l’entrée scolaire, mettant en relief les débuts de ma quête d’appartenance aux groupes, qui se répercutent jusqu’à aujourd’hui. Nous verrons maintenant comment l’appartenance au territoire des Iles et à la nature a été importante dans la construction de ma personne.